![Eugeen Van Mieghem (1875-1930), Le Dimanche au port, vers 1912. Pastel, 56 x 70 cm. Collection privée. © DR](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/Unknown-25.jpeg)
Déployée au premier étage du musée d’Art et d’Histoire Pissarro – Pontoise (MAHPP), la première rétrospective française consacrée à l’Anversois Eugeen Van Mieghem (1875-1930) prend un sens particulier sur les rives de l’Oise, tant l’artiste partage une communauté d’esprit avec Camille Pissarro (1830-1903). Il ne l’a certes jamais rencontré, mais il a pu admirer ses œuvres en Belgique, à l’occasion de grandes expositions internationales. Leurs œuvres se rapprochent en raison d’un intérêt commun pour le peuple, pour la foule modeste des anonymes dont ils immortalisent le dur labeur, sans jamais glisser dans la condescendance ou le pittoresque. Attirés par l’anarchisme, les deux hommes partagent aussi des idéaux politiques et rencontrent les mêmes difficultés pour vivre de leur art. Cette remarquable exposition, qui réunit 80 peintures et dessins, replace en pleine lumière cet artiste belge demeuré dans l’ombre de James Ensor, George Morren ou Théo Van Rysselberghe.
Eugeen Van Mieghem voit le jour dans le port d’Anvers en 1874, une année marquée en France par la tenue de la première exposition impressionniste à laquelle Pissarro prend part aux côtés d’Edgar Degas, Alfred Sisley, Paul Cézanne ou Claude Monet ; une année plus sombrement marquée par la disparition de Jean-François Millet pour lequel il nourrira une profonde admiration. Prenant très tôt le contre-pied de sa formation classique, Van Mieghem, exclu de l’académie d’Anvers dix ans après Van Gogh (et par le même professeur, Eugène Siberdt), s’est imposé comme un artiste prolifique, présent à toutes les grandes expositions belges et reconnu de son vivant. Il tombe toutefois dans l’oubli vers 1950 et il faudra attendre la création de la fondation (1982) et du musée (1993) qui portent son nom pour le voir enfin activement défendu et promu dans le monde entier. « La fondation a fait un travail formidable, insiste le directeur des lieux, Vincent Pruchnicki. Et l’entreprise Logistic Van Mieghem nous a apporté un indispensable soutien financier pour assurer le transport des œuvres. » Le parcours, articulé en cinq sections thématiques, révèle l’ampleur et la puissance de l’œuvre de Van Mieghem (avant tout des dessins car ses faibles moyens l’ont contraint à privilégier le pastel, le fusain ou le crayon). S’il a admiré Millet et volontiers regardé du côté de l’avant-garde (Henri de Toulouse-Lautrec, Théophile-Alexandre Steinlen, Edvard Munch) l’artiste belge n’en est pas moins resté, selon ses propres termes, un « oiseau libre ».
Un enfant du port
Van Mieghem n’a pratiquement jamais quitté la Belgique, et en particulier Anvers où il a grandi, au contact des travailleurs du port et d’une foule de personnages hauts en couleur. Il a côtoyé de près débardeurs, dockers et raccommodeuses de sacs dans l’auberge que tenait sa mère. Le troisième port d’Europe offre d’innombrables sujets à l’habile chroniqueur de son temps. S’il immortalise parfois la forêt des mâts de navires et les bâtiments de la ville, l’artiste préfère toutefois décrire sans misérabilisme et avec un naturalisme parfois quasi photographique le quotidien des travailleurs. En cette époque marquée par les mouvements sociaux, de tels sujets n’ont pas vraiment la faveur des amateurs qui préfèrent le pittoresque des paysages et vues urbaines.
![Eugeen Van Mieghem (1875-1930), La Rade d’Anvers, vers 1925. Huile sur toile, 60 x 100 cm. Anvers, Musée Eugeen Van Mieghem (donation Sus Muylle). © Musée Eugeen Van Mieghem](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/Unknown-29.jpeg)
Le rêve américain
La seconde section est consacrée à un sujet rare dans l’art de cette époque, unique même puisque Van Mieghem a été le seul à saisir le passage à Anvers de nombreux juifs d’Europe centrale fuyant les persécutions pour tenter leur chance de l’autre côté de l’Atlantique. Dès 1873 en effet, la compagnie Red Star Line ouvre une liaison régulière avec les États-Unis. Il faut dire que l’artiste n’a pas à aller bien loin pour saisir les longues files des migrants dans des centaines de croquis dont la qualité artistique égale la valeur documentaire, puisque l’estaminet familial est implanté juste en face des entrepôts de la compagnie maritime où ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants doivent subir des examens médicaux avant de pouvoir embarquer…
![Eugeen Van Mieghem (1875-1930), Émigrants juifs sur le quai du Rhin, daté 1899. Crayon noir et de couleur, 25,5 x 23,5 cm. Collection privée (ancienne collection Louis Franck jr.). © DR](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/Unknown-30.jpeg)
Dans le tumulte de la guerre
Antimilitariste convaincu, Van Mieghem va plus que jamais endosser le rôle du reporter durant la période tragique de la Première Guerre mondiale, au gré de son périple jusqu’aux Pays-Bas. C’est en effet là qu’il choisit de fuir avec sa famille, lorsque l’armée allemande envahit Anvers, le 10 octobre 1914. Il croque désormais les milliers de personnes qui prennent le chemin de l’exode, les files qui s’allongent devant les soupes populaires (qu’il contribue à distribuer), des scènes de combats puis les villes dévastées… Comptant assurément parmi les chefs-d’œuvre de Van Mieghem, ce grand dessin au crayon noir et au pastel réunit plusieurs caractéristiques de son style. Notons le cadrage permettant de saisir d’un seul coup d’œil le soldat silencieux et les ruines, l’habile exploitation du papier beige en réserve, les rehauts de blanc qui confèrent à la composition tout son relief, ainsi que l’utilisation d’une couleur vive détonant avec la palette relativement sobre, ici un jaune intense qui envahit audacieusement le ciel. On découvre enfin dans cette section une autre facette de l’œuvre de Van Mieghem à travers les croquis caricaturant les soldats allemands.
![Eugeen Van Mieghem (1875-1930), La Fin de la guerre, vers 1918. Crayon noir et pastel, 60 x 60 cm. Anvers, Musée Eugeen Van Mieghem.](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/Unknown-31.jpeg)
Anvers by night
L’artiste ne se contente pas de saisir le quotidien du peuple sur son lieu de travail, il le suit également dans ses moments de repos. Plus chatoyants et, sans surprise, plus appréciés des collectionneurs de la Belle Époque, ces dessins nous entraînent dans les soirées animées des ouvriers et des bourgeois d’Anvers. Il ne faut toutefois pas se fier aux apparences : ces sujets n’ont rien de léger ou de frivole, et sous le vernis de l’insouciance se devinent en filigrane bien des détresses. On croise dans ces lieux de mondanité et de vie nocturne l’épouse de Van Mieghem, Augustine, qui se sacrifie pour subvenir aux besoins du ménage et permettre à son époux de payer ses fournitures, lui qui est souvent contraint de recycler cartons d’invitation ou papiers d’emballage pour peindre.
![Eugeen Van Mieghem (1875-1930), Carnaval (avec Augustine), 1902. Crayons de couleur, 21 x 16 cm. Collection privée. © DR](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/Unknown-32.jpeg)
À la vie à la mort
C’est justement à Augustine qu’est consacrée l’ultime section de cette belle exposition. La jeune femme rencontrée en 1899 sur les bancs de l’Académie devient rapidement la muse puis la compagne de Van Mieghem. Il aime à représenter la belle jeune femme posant nue, déambulant dans les rues vêtue d’élégants vêtements, ou la saisir avec tendresse dans l’intimité de leur intérieur. On remarque notamment une feuille immortalisant Augustine enceinte. Mais à partir de 1904 la tuberculose la tue à petit feu, et l’artiste observe impuissant son terrible déclin. Inédite, une série de dessins poignants ausculte sans concession le corps souffrant d’Augustine. Cette rétrospective dévoile toutes les facettes de l’œuvre singulier de Van Mieghem ; une belle occasion de (re)découvrir également le musée d’Art et d’Histoire Pissarro – Pontoise, institution à taille humaine qui déploie une remarquable collection centrée sur l’impressionnisme et l’œuvre de Pissarro !
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Myriam Escard-Bugat
« Eugeen Van Mieghem (1875-1930). Entre Millet et Lautrec »
Jusqu’au 7 juillet 2024 au musée d’Art et d’Histoire Pissarro – Pontoise
13 rue du château, 95300 Pontoise
Tél. 01 30 73 90 77
www.ville-pontoise.fr
Catalogue, Pandora Publishers, 2024, 272 p.
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À lire :
L’Objet d’Art hors-série n° 174
Le musée d’Art et d’Histoire Pissarro – Pontoise
64 p., 11 €.
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