L’ archéologie de la peste et des épidémies (4/6). Quand l’archéologie funéraire entre en scène

Vue zénithale d’une des 14 sépultures multiples (23 individus) mise au jour sur le site d’Issoudun et datée du début du XVIIIe siècle.

Vue zénithale d’une des 14 sépultures multiples (23 individus) mise au jour sur le site d’Issoudun et datée du début du XVIIIe siècle. © Philippe Blanchard, Inrap

La récente crise sanitaire mondiale a ravivé les souvenirs de grandes épidémies historiques – qui ont marqué l’histoire de l’Antiquité romaine comme celle de notre monde médiéval et moderne. Si de nombreux témoignages littéraires en décrivent les ravages, comment l’archéologie permet-elle de caractériser ou d’identifier précisément la peste en des siècles où son bacille, découvert en 1894 seulement, était ignoré par les contemporains ? Grâce à de récentes et décisives études, ce jalon essentiel du passage de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, qu’a été la terrible peste justinienne, bénéficie d’un éclairage nouveau, tandis que l’archéologie continue d’apporter son lot de révélations. En exclusivité, Archéologia vous présente quelques-uns des extraordinaires apports de l’archéologie de la peste !

Les auteurs de ce dossier sont : Isabelle Catteddu, coordinatrice du dossier et archéologue, Inrap, spécialiste du premier Moyen Âge rural, UMR 6566 CReAAH, Rennes ; Valérie Delattre, coordinatrice du dossier et archéoanthropologue, Inrap, UMR 6298 ARTeHIS, université de Bourgogne ; Philippe Blanchard, Cyrille Le Forestier et Marie-Cécile Truc ; Philippe Charlier, Laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB), université Paris-Saclay (UVSQ), UFR des Sciences de la Santé, Fondation Anthropologie, Archéologie, Biologie (FAAB) – Institut de France ; Stéphane Frère, archéozoologue, Inrap, UMR 7209 Archéozoologie, archéobotanique, Sociétés, pratiques et environnements, Muséum national d’Histoire naturelle, CNRS ; Kyle Harper, professeur d’histoire ancienne à l’université de l’Oklahoma, Santa Fe Institute ; Mike McCormick, professeur d’histoire médiévale à l’université de Harvard, Science of the Human Past, Harvard University, Max Planck-Harvard Research Center for the Archaeoscience of the Ancient Mediterranean, avec le soutien de la Fondation Richard Lounsbery pour la collaboration scientifique franco-américaine ; Claude Raynaud, archéologue, directeur de recherche au CNRS, UMR 5140, Lattes ; Solenn Troadec, postdoctorante, Harvard University, Initiative for the Science of the Human Past at Harvard, chargée de la création de la base de données du projet « Peste Justinienne » et de la coordination des équipes ; Stéfan Tzortzis, conservateur du patrimoine, Drac SRA de PACA et UMR 7268 Anthropologie bioculturelle, Droit, Éthique, santé, ADES – Aix-Marseille Université, CNRS, EFS

Sépulture dite « atypique » du VIIIe siècle découverte à Montévrain, « 22 Arpents », en Seine‑et‑Marne.

Sépulture dite « atypique » du VIIIe siècle découverte à Montévrain, « 22 Arpents », en Seine‑et‑Marne. © Laure Pecqueur, Inrap

En France, le très grand nombre de fouilles préventives permet aujourd’hui d’analyser un élément décisif de la connaissance des pandémies et de la peste : l’archéologie funéraire qui révèle les comportements humains face au fléau et aux inhumations hors-normes qu’il provoque.

L’approche des pandémies et de leur propagation, notamment celle des épisodes de peste médiévale, participe de ces fils conducteurs inextinguibles de la recherche historique. À l’instar de nombreuses thématiques contemporaines, nourries des expériences du passé, y compris des plus lointaines, l’archéologie sociétale s’empare de sujets forts, comme les migrations, les inégalités sociales ou la violence. La lecture des soins et de la santé, et donc des pandémies anciennes, y contribue activement, sachant que leur connaissance bénéficie de ce nouvel éclairage stimulé par la récente crise sanitaire mondiale ; elle permet, en outre, de s’affranchir du seul « instant » en inscrivant la réflexion dans le temps long. Et de même qu’au fil d’une actualité brûlante, elle identifie des vagues, des variants et des pics de mortalité. Parfois même des confinements.

Un pathogène discret traqué au plus intime

Un pas décisif dans l’étude de cette pandémie a été franchi lorsque le bacille de Yersinia pestis (Yp) a été identifié grâce à l’analyse génomique de squelettes. Si les identifications du pathogène sont encore peu nombreuses en France, la machine est désormais en marche et des résultats nouveaux émergent dans le monde germanique et en Grande-Bretagne. C’est désormais au tour de l’archéologie funéraire française d’entrer massivement en scène grâce aux très nombreuses fouilles préventives réalisées sur l’ensemble de notre territoire. Elle permet de décrypter la grande variabilité des comportements funéraires, hâtifs ou mesurés, déployés par des communautés sidérées, contraintes d’affronter des phénomènes de maladie puis de mortalité aussi incompréhensibles qu’exceptionnels. Présente de 541 à 750, la peste – signalée d’abord à Péluse dans le delta du Nil – entame son parcours mortel vers l’Ouest, Alexandrie, la Palestine, Constantinople, l’Italie, Marseille… Elle revient à plusieurs reprises en Méditerranée et en Europe, à un rythme de 12 à 15 ans selon les historiens. Elle constitue donc une menace globale permanente, mais sourde, puisqu’elle ne frappe pas partout en même temps, ni au même rythme.

Sépulture double mise au jour dans une zone artisanale du Haut Moyen Âge à Chamigny, « Chemin de La Grande Maison », en Seine‑et‑Marne.

Sépulture double mise au jour dans une zone artisanale du Haut Moyen Âge à Chamigny, « Chemin de La Grande Maison », en Seine‑et‑Marne. © N. Mahé, Inrap

Quel comportement des vivants face au défunt ?

L’étude de l’état de santé des populations anciennes repose en partie sur l’examen de la matière osseuse (traumas, interventions chirurgicales…) et sur les analyses archéogénétiques identifiant des pathogènes (variole, peste, typhus… ne laissant pas de traces sur le squelette). Pour s’affranchir de l’anecdote et construire le récit de la peste justinienne, de ses retombées démographiques et sociales, pour en élaborer la cartographie et mesurer l’impact du fléau, une méthodologie argumentée a été élaborée. Il fallait d’abord se référer aux comportements humains, pétris de surprise et d’effroi, décrits par ailleurs, et supposer une possible relégation du malade, qui aurait pu être appliquée aux défunts. Comment se traduit, dans la composante funéraire, ce possible rejet ? Au regard des normes liturgiques en vigueur dans le monde mérovingien, que penser de l’apparente mise à l’écart topographique des uns, de l’agencement discordant de certains corps (position ventrale et hyperfléchie ?) ou du nombre élevé de défunts, anormalement entassés dans une même fosse ? La probabilité de pister Yersinia pestis apparaît très forte au sein de ces « défunts hors-normes ».  

Est-il concevable de se détacher du corps humain pour considérer la manière dont le fléau a pu affecter le système de peuplement et les paysages ?

Au cœur du squelette… et au‑delà de la tombe

Enfin, est-il concevable de se détacher du corps humain pour considérer la manière dont le fléau a pu affecter le système de peuplement et les paysages ? L’épidémie est-elle autrement lisible et notamment par les sciences paléo-environnementales ? Peut-on et comment analyser les témoins d’une crise démographique ? Quand elle sévit entre le VIe et le VIIIe siècle en Occident, le climat, au cœur de ce petit Âge glaciaire de l’Antiquité tardive, est globalement plus froid et humide. Les conséquences de ce changement sur les sociétés et les milieux s’ajoutent aux causalités humaines et biologiques, et aux nombreuses crises politiques et sociales. Dans un contexte aussi dense, les vagues d’épidémies ont-elles eu un impact sur les transformations des pratiques agropastorales mais aussi sur la morphologie du peuplement rural du début du Moyen Âge ? Pour sûr, les sociétés témoignent d’adaptabilité et de résilience. L’activité économique et des circulations dynamiques sur de longues distances demeurent, même si les échanges sont davantage régionalisés, et offrent l’opportunité de suivre les possibles routes de Yersinia pestis sur terre, sur mer ou sur les fleuves.