L’archéologie des fleuves et des rivières (3/6). Exploiter la force motrice de l’eau et les ressources
Les milliers de kilomètres de cours d’eau qui font partie de notre paysage quotidien recèlent des vestiges doublement enfouis, sous les sédiments et sous les eaux, qui préservent remarquablement bien les matières organiques et des matériaux comme le bronze. Ce patrimoine méconnu, objet d’un intérêt récent de l’archéologie, témoigne des relations parfois teintées de crainte ou de vénération qu’ont entretenues les hommes avec les rivières et de l’exploitation d’un milieu fluvial très riche en ressources. De l’âge du Bronze à l’époque moderne, Archéologia vous présente les découvertes récentes et passionnantes issues de différents cours d’eau. Bonne navigation !
Les auteurs du dossier sont : Annie Dumont (auteur et coordinatrice), ministère de la Culture, département des recherches archéologiques subaquatiques et sous‑marines (Drassm), ARTEHIS-UMR6298 ; Philippe Bonnin, groupe de recherches archéologiques subaquatiques (Gras) ; Bérenger Debrand, Inrap Grand Ouest ; Morgane Cayre, Éveha ; Axel Eeckman, Inrap Grand Ouest ; Denis Fillon, Inrap Grand Ouest ; Marion Foucher, ARTEHIS‑UMR6298 ; Anne Hoyau Berry, Inrap Grand Ouest ; Noureddine Kefi, contractuel ; Catherine Lavier, ministère de la Culture, C2RMF et UMR Temps ; Jonathan Letuppe, Éveha ; Philippe Moyat, ETSMC et ARTEHIS-UMR6298 ; Élise Nectoux, Service régional de l’archéologie, Auvergne-Rhône-Alpes, ArAr-UMR5138 ; Sébastien Nieloud-Muller, ArAr-UMR5138 ; Ronan Steinmann, Hadès, ARTEHIS-UMR6298 ; Yann Viau, Inrap Grand Ouest
Les cours d’eau ont constitué des milieux attractifs pour les sociétés anciennes qui n’ont pas hésité à y installer des constructions, malgré les difficultés que cela comportait. Les vestiges archéologiques sont souvent liés à l’exploitation de la force du courant pour faire tourner des moulins et à la capture des poissons.
Au Moyen Âge, les archives montrent que la rivière dans son ensemble est une ressource : les îles constituent des terres pour certaines cultures vivrières ou pour le pacage du bétail ; et les saulaies, roselières et ripisylves des berges, qui contribuent à les stabiliser, représentent aussi une réserve d’osier pour la vannerie et de bois utiles à la confection des clayonnages.
Un milieu nourricier
La meunerie et la pêche restent les activités qui ont laissé le plus grand nombre de vestiges. En effet, la consommation du poisson a été importante tout au long de l’époque médiévale, notamment en raison des interdits religieux de consommer de la viande un certain nombre de jours par an. La pêche en eaux douces représentait donc une source de revenus et, sous l’Ancien Régime, les droits appartenaient aux seigneurs laïques ou aux établissements religieux. Les baux allouant les lots de pêche apparaissent parfois dans les archives, avec la liste des poissons capturés. Les fouilles terrestres livrent des reliefs de cuisine : au monastère de La Charité‑sur‑Loire (Xe‑XVIIe siècle), de nombreux restes d’anguilles, de brochets, de truites et de lottes figurent parmi les découvertes. Dans les lits des cours d’eau, on retrouve des vestiges de pièges à poissons fixes, qui peuvent être associés à des moulins. Différents types de moulins ont été installés dans les rivières : pendants sous les ponts, sur piles maçonnées en plein chenal (Chalon‑sur‑Saône), sur pilotis en bois (La Charité‑sur‑Loire, où les vestiges de quatre d’entre eux ont été datés du XIIIe siècle), ou encore sur bateaux (qui permettaient de suivre les variations de débit et de niveau de l’eau). À Sermesse, les recherches ont permis de découvrir, à 4 m de profondeur, l’un d’entre eux, coulé dans le Doubs à la fin du XVIIe siècle. Il était constitué de deux coques de bateaux entre lesquelles était fixée la roue, et dont la plus grande supportait le mécanisme et les meules, abrités par une construction en bois. La cause du naufrage est l’une des questions à laquelle les archéologues tentent de répondre. Dans les bateaux, et tout autour, gisent de nombreux objets en bon état (vaisselle, outils) qui témoignent de l’impossibilité pour les occupants de récupérer les biens présents à bord au moment de la catastrophe. Cet événement a pu se produire lors d’une crue relativement exceptionnelle : l’arbre découvert contre l’arrière du petit bateau, charrié par un courant violent, a pu accrocher la roue et entraîner le moulin par le fond. Ce scénario reste une hypothèse – mais qui est confortée par la position du moulin, coulé exactement là où il fonctionnait. En amont immédiat des deux bateaux, on a retrouvé les restes de la digue dont les deux bras formaient un V. Servant à diriger l’eau sur la roue du moulin, surtout en période de basses eaux, elle était constituée de pieux plantés verticalement, entre lesquels on tressait des parois végétales formées de brins souples en saule. Des serpettes en fer, perdues par leur utilisateur, indiquent la nécessité de réparer et consolider ces structures après chaque crue importante. Les digues des moulins, appelées « bennes » en ancien français, étaient également utilisées comme piège à poissons. Le meunier pouvait y placer des nasses ou y jeter ses filets. Sur le moulin de Sermesse, ont aussi été retrouvées des balances avec leurs poids, afin probablement de peser le poisson.
Les objets découverts dans ce moulin permettent aussi de restituer le cadre de vie d’un meunier sur le Doubs au XVIIe siècle.
La vie à bord d’un moulin flottant au XVIIe siècle
Les objets découverts dans ce moulin permettent aussi de restituer le cadre de vie d’un meunier sur le Doubs. C’est un apport important pour l’histoire sociale, car les textes d’archives sont pauvres en détails sur la vie quotidienne dans les campagnes au XVIIe siècle. Une part conséquente des objets est liée à la charpenterie et au travail du bois. Les moulins sur bateaux étaient soumis aux aléas climatiques (crues et glaces) et les avaries fréquentes. Le meunier devait donc avoir à bord la panoplie nécessaire aux réparations et à l’entretien des bateaux et de la digue. Même s’il possédait une habitation sur la terre ferme, il passait une partie de l’année à bord et avait aménagé un espace de vie sur les bateaux, notamment une cuisine, dont subsiste de la vaisselle en céramique et en métal. La présence de quatre récipients en étain donne un bref aperçu de son statut social. La fouille minutieuse a livré des objets de petites dimensions : monnaies, fourneau de pipe en bois cerclé de métal, cadenas de coffre et série de couteaux pliants dont le manche en bois est parfois conservé. Les noms inscrits sur les lames ont permis de retrouver les artisans qui les ont forgées, des couteliers de la région de Saint‑Étienne à la fin du XVIIe siècle. À cette époque, toutes les communes de la basse vallée du Doubs avaient un, voire deux moulins sur bateaux. La plupart a cessé de fonctionner dans les années 1890, mais quelques‑uns ont perduré jusqu’au début du XXe siècle : en 1915 à Navilly et en 1923 à Pontoux, où se trouvait le dernier moulin flottant en activité sur une rivière française.
Les sites de meunerie et de pêcheries médiévales de l’île Poulas
Du 15 août au 18 novembre 2022, l’Inrap a mené une fouille préventive dans le lit de la Loire à Mauges-sur-Loire en Maine-et-Loire. Disposés tous les 200 m, quatre sites importants ont été mis au jour sur les grèves de l’île Poulas. Ces aménagements composés d’enrochements conséquents flanqués de centaines de pieux mêlés de fascines dessinent des digues linéaires ou en « V ». Ils matérialisent des lieux de pêche et de meunerie qui, au cours du XIIe siècle, ont connu une très forte activité en lien direct avec le fleuve. Ces structures ont été installées à cet endroit précis afin de profiter des ressources naturelles de la Loire, que ce soit pour la capture des poissons ou pour l’utilisation de la force hydraulique afin de faire tourner des roues à aubes de moulins bateaux. La conjugaison de ces activités sur un même site était une pratique courante. Elle répondait à des besoins conséquents et croissants, tout en compliquant la navigation importante de l’époque dans le lacis de chenaux qui composait la vallée ligérienne.
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Le patrimoine méconnu de l’archéologie des fleuves et des rivières