À la découverte des « maisons des dragons » de l’île d’Eubée

Vue aérienne du complexe de Palli Lakka.

Vue aérienne du complexe de Palli Lakka. © ESAG

À la fin du XVIIIe siècle, des voyageurs découvrent en parcourant les régions montagneuses de l’île d’Eubée, en Grèce, d’énigmatiques constructions faites de blocs monumentaux. Au cœur d’un paysage aujourd’hui déserté, ces « maisons des dragons » ou drakospita comme les désignent les habitants, n’ont cessé depuis lors d’attiser la curiosité. Les théories les plus diverses circulent pour expliquer la présence de ces édifices. De nouvelles recherches menées par une équipe d’archéologues suisses et grecs ont permis pour la première fois de les dater et de lever le voile sur leur utilisation.

Il faut bien compter deux heures de marche pour rejoindre le site de Palli Lakka depuis Styra, le village le plus proche, davantage si l’on s’égare parmi les chemins de bergers qui serpentent à flanc de montagne. Le paysage de cette région méridionale de l’île d’Eubée est désolé et spectaculaire, parsemé d’amoncellements de pierres, vestiges d’anciennes carrières de marbre exploitées à l’époque romaine.

Intrigant site de Palli Lakka

Au loin, les crêtes sont surplombées par un pic où l’on distingue encore les ruines d’une fortification érigée dans l’Antiquité, ainsi que quelques troupeaux de chèvres en train de paître. On atteint enfin le drakospito de Palli Lakka, perdu au milieu d’une forêt de chênes nains et de buissons, au creux d’un vallon. Au vu de ce paysage grandiose, il n’est pas étonnant que les légendes populaires racontent que ces maisons auraient été bâties par des géants, appelés dragons, desquels elles tirent leur nom grec de drakospita. Palli Lakka est la plus imposante des huit « maisons des dragons », avec ses trois bâtiments disposés autour d’une vaste cour centrale. Les murs sont soigneusement élevés en immenses blocs de pierres sèches, mais ce qui frappe, de prime abord, ce sont les gigantesques dalles de schiste ou de calcaire superposées qui forment la voûte en encorbellement et qui distinguent ces monuments des cabanes de bergers. On pénètre dans les pièces par une porte dont le seuil et le linteau sont faits de monolithes, donnant à l’ensemble un aspect monumental. L’intérieur est rudimentaire ; hormis quelques niches installées dans les parois et des tablettes de pierre disposées dans les angles, aucun aménagement n’est conservé. Un dallage plus ou moins bien agencé recouvre le sol des pièces. Le caractère grandiose de ces constructions isolées, à l’écart de tout village, est frappant dans cette région reculée. À quoi pouvait servir ce complexe architectural ? Les hypothèses pour répondre à cette question ne manquent pas : temples, tours de guet, observatoires, fermes, maisons de carriers, fortifications ou encore bergeries. La datation de leur construction est tout autant discutée : remonte-t-elle à l’époque mycénienne, comme le suggéraient certains archéologues au vu de l’architecture monumentale de leurs murs, ou plutôt à l’époque romaine, voire byzantine ? Faute de fouilles et d’études, rien ne permettait toutefois de trancher.

Palli Lakka en cours de fouille.

Palli Lakka en cours de fouille. © ESAG

Le caractère grandiose de ces constructions isolées est frappant dans cette région reculée. À quoi pouvait servir ce complexe architectural ? 

Une longue redécouverte

En 1797, le britannique John Hawkins gravit le mont Ochi, seconde plus haute montagne de l’île d’Eubée, et découvre au sommet la première des « maisons des dragons » : le drakospito du mont Ochi. Un premier compte-rendu de sa découverte paraît en 1820, mais c’est l’archéologue allemand Heinrich. N. Ulrichs qui publie plus en détail le monument en 1842. Dix ans plus tard, le savant français Jules-Augustin Girard attire l’attention sur un second bâtiment situé à Palli Lakka près de Styra. Entre 1980 et 1991, trois érudits grecs, Anna Lambraki, Nikolaos K. Moutsopoulos et Theodoros Skouras étudient une série d’autres bâtiments dans la région de Styra qu’ils appellent aussi « maisons des dragons ». Toutefois, les auteurs ne donnent pas d’informations détaillées sur la localisation exacte de ces constructions. Au début des années 2000, Karl Reber, alors directeur de l’École suisse d’archéologie en Grèce, entreprend de localiser et de documenter les drakospita du corpus de Theodoros Skouras. Après plusieurs semaines d’escalade et de prospections dans les montagnes, il ajuste le corpus et publie les résultats actualisés sur ces maisons. Vingt ans plus tard, chacun des monuments est désormais précisément localisé, documenté et même digitalisé avec des modèles 3D. 

Fouille dans la cour du drakospito de Palli Lakka par l’équipe de N. Moutsopoulos en 1959. Tiré de Moutsopoulos, 1982, pl. 43.

Fouille dans la cour du drakospito de Palli Lakka par l’équipe de N. Moutsopoulos en 1959. Tiré de Moutsopoulos, 1982, pl. 43. © ESAG

Un nouveau projet de fouilles

C’est pour tenter d’y voir plus clair que l’ancien directeur de l’École suisse d’archéologie en Grèce, Karl Reber, monte en 2020 un projet de recherche associant les archéologues de l’île et une équipe de jeunes chercheurs suisses. Premier objectif : localiser puis dresser le plan architectural précis des vestiges des huit maisons à l’aide d’un théodolite (instrument d’optique mesurant des angles dans les deux plans horizontal et vertical) et de la photogrammétrie. La deuxième étape consiste à réaliser des fouilles dans deux de ces maisons afin de dater leur construction et d’apporter des indices liés à leur fonction. Enfin, l’exploration de l’environnement alentour replace ces sites dans le paysage et interroge leurs liens avec les autres activités humaines.

Seuil monolithe à Palli Lakka.

Seuil monolithe à Palli Lakka. © ESAG

Une datation affinée du site de Palli Lakka

Ces fouilles ont révélé que la construction du complexe de Palli Lakka remonte probablement au IIIe ou IIe siècle avant notre ère, soit dans le courant de l’époque hellénistique. L’occupation se poursuit également à l’époque romaine, période durant laquelle la région est activement exploitée pour l’extraction du marbre cipollino, un marbre vert très réputé, alors exporté dans tout le bassin méditerranéen. De nombreuses carrières étaient déjà connues dans les environs, mais les alentours du drakospito n’avaient jamais fait l’objet de prospections systématiques. Celles que l’équipe gréco-suisse a menées durant les deux dernières années ont mis au jour de nombreux fronts de taille jusqu’alors inédits, des blocs abandonnés en cours de dégagement et même des colonnes en partie dégagées. Ces nouveaux témoignages de l’importance des activités d’extraction à proximité immédiate de Palli Lakka ainsi que la forte proportion de céramique romaine retrouvée dans le drakospito incitent à lier l’une des occupations du complexe avec l’exploitation de la pierre. Ces maisons ont pu servir d’habitat pour les carriers qui extrayaient le marbre. Ces artisans et ouvriers possédaient les connaissances techniques et l’habitude de travailler des blocs de dimensions importantes. Ils étaient certainement les plus à même de les agencer habilement, comme c’est le cas pour les toitures de Palli Lakka. 

Le cipollino, un produit de luxe eubéen

À l’époque romaine, les marbres polychromes deviennent particulièrement à la mode et prestigieux. Le plus célèbre d’entre eux est sans aucun doute le marmor carystium, désormais plus communément appelé cipollino, un marbre vert extrait au sud de l’île d’Eubée, près des villes de Styra et Carystos, de laquelle il tire son nom antique. Son succès fut tel que les auteurs anciens affirment que l’on en retrouve dans toutes les villes de l’Empire, de la villa de l’empereur Hadrien à Tivoli aux mosaïques d’Avenches, la capitale des Helvètes, en passant bien entendu par Rome. Fortement marquée par cette exploitation, la région abrite de nombreux vestiges de fronts de tailles, de routes, de blocs et de colonnes, tous témoins de l’intense activité économique d’antan. 

Colonnes en cipollino sur les pentes du mont Ochi à Carystos.

Colonnes en cipollino sur les pentes du mont Ochi à Carystos. © C. Chezeaux

La fonction du site d’Ilkizès précisée ?

Est-ce que tous les drakospita ont été construits par des carriers pour les besoins des activités d’extraction ? Cette proposition, satisfaisante pour Palli Lakka, ne convient en revanche pas aux autres édifices, éloignés de toute carrière. Pour découvrir la fonction de ces autres maisons, l’équipe d’archéologues a exploré un second drakospito, au lieu-dit Ilkizès. Ce dernier est bâti à flanc de coteau, dans un paysage de grandes plaques de schiste. Aux alentours, seuls des buissons épineux résistent au puissant vent de l’Égée qui bat continuellement ce versant du massif montagneux. Le plan du bâtiment, moins clair que celui de Palli Lakka, a été précisé grâce à un relevé architectural et des modèles 3D. Le toit des deux pièces rectangulaires s’est effondré et seuls subsistent les murs, plusieurs fois réparés. Les nouvelles fouilles menées par l’équipe datent la construction du drakospito au cours du IVe siècle avant notre ère. Dans les niveaux de dalles formant le sol, on a mis au jour de nombreux ossements ovins et caprins, les restes d’un foyer, ainsi que de la céramique, datée de la fin de l’époque hellénistique et des époques byzantine et moderne. Ces indices montrent que ces maisons ont été continuellement réoccupées durant de nombreux siècles. Quant à savoir quelle était la fonction de la maison d’Ilkizès, le mobilier qui y a été découvert ne permet pas de trancher. Pour y remédier, il faut considérer le drakospito dans son environnement naturel et anthropique. La proposition d’y voir un poste de surveillance ou une tour doit être abandonnée à coup sûr, car même si cette maison domine en partie les vallées avoisinantes, le site n’offre qu’un point de vue restreint sur les voies de communication et sur la mer. Un emplacement quelques dizaines de mètres plus haut, au sommet de la crête, aurait offert un panorama bien plus dégagé. Il en va de même pour la fonction de temple puisqu’à Ilkizès, comme dans tous les autres drakospita, ni le mobilier retrouvé ni l’architecture ne suggèrent une vocation religieuse. En revanche, plusieurs indices font penser que le bâtiment est lié à des activités agropastorales. Cette hypothèse semble à première vue étonnante pour un bâtiment construit en appareil monumental. Le choix de cette technique de construction répond de fait à des critères pratiques, en fonction de la disponibilité des matériaux sur place. Les grandes dalles de pierres abondent à Ilkizès, alors que des arbres assez grands pour fournir le bois nécessaire à une couverture font complètement défaut.

Vue du site d’Ilkizès.

Vue du site d’Ilkizès. © ESAG

Chaque construction est érigée en s’adaptant à la topographie et aux matériaux disponibles pour l’édifier, pour répondre à des besoins différents.

Des bergeries en pierre sèche

L’hypothèse d’édifice lié au monde agro-pastoral s’appuie sur plusieurs exemples similaires de constructions en pierre sèche, quelques fois en grand appareil, qui partagent la même fonction. La découverte lors des prospections de nombreuses structures – enclos, abris de bergers, stalles – dévolues à la pratique du pastoralisme rappelle le rôle important de cette activité, qui, de l’Antiquité au XXe siècle, était le principal moyen de subsistance dans cette région montagneuse. Si l’on sort d’Eubée, on peut établir un parallèle avec des bergeries saisonnières modernes de Crète, les mitàta. Ces constructions servent de logement pour le berger et son troupeau, mais également de lieu de fabrication et de stockage du fromage. Elles sont généralement constituées d’une ou deux pièces. À l’extérieur, ces structures sont complétées par une cour fortifiée servant d’enclos et de lieu de traite pour le bétail. D’autres constructions similaires se retrouvent également sous nos latitudes. En Suisse, les heidenhüttli, des chalets d’alpage en pierre sèche, ont été bâtis dès le début du Moyen Âge. La France est réputée pour ses multiples masures en pierre sèche que l’on appelle bories. Comme pour les drakospita, ces bâtisses offrent plusieurs possibilités d’interprétation selon leurs emplacements et leurs particularités régionales. Logement de cantonnier, de carrier, de vigneron, de berger, de cultivateur, ou étable pour les ovins, toutes ces fonctions sont envisageables sans pour autant s’exclure entre elles. C’est probablement ainsi qu’il faut voir les drakospita.  

Documentation au drone du site de Palli Lakka.

Documentation au drone du site de Palli Lakka. © ESAG

Une variété de sites, une variété de fonctions

Bergerie, maison de carriers, voire temple : ces emblématiques édifices du sud de l’Eubée répondent à des besoins différents. Au cours des quelque deux millénaires de leur histoire, chaque maison a été utilisée de diverses façons. Les nouvelles recherches sur ces monuments mettent en avant la singularité de chacun d’eux. Au-delà de caractéristiques communes, indices d’une probable tradition architecturale régionale, chaque construction est érigée en s’adaptant à la topographie et aux matériaux disponibles pour l’édifier, pour répondre à des besoins différents. Ces premiers résultats renouvellent radicalement nos connaissances des drakospita. Pourtant le travail ne s’arrête pas là ! Il reste encore à comparer en détail l’architecture de ces maisons, tandis que des analyses archéométriques devraient permettre de préciser la chronologie des occupations successives sur le temps long. Certains des ossements vont également être datés au carbone 14, lorsque la céramique fait défaut. Ces recherches éclaireront davantage la longue histoire de ces édifices, encore trop souvent qualifiés de mystérieux.

Le temple du mont Ochi

Le plus célèbre des drakospita est situé au sommet de la seconde plus haute montagne de l’île d’Eubée, le mont Ochi. Contrairement aux autres maisons, celle-ci était probablement consacrée aux dieux, peut-être à Zeus ou à Héra. Cette idée s’appuie surtout sur le mobilier mis au jour, semblable à celui des sanctuaires. On y trouve par exemple de nombreux vases miniatures et des ossements carbonisés, indices de rituels, voire de sacrifices. L’architecture elle aussi se distingue de celle des autres maisons du corpus par la taille encore plus importante des blocs utilisés et par le soin tout particulier avec lequel ils ont été taillés. Ainsi, contrairement aux autres maisons, il faut probablement interpréter le drakospito du mont Ochi comme un temple.

Le drakospito du mont Ochi.

Le drakospito du mont Ochi. © ESAG

Pour aller plus loin :
www.esag.swiss/regional-studies-surveys/drakospita/
MOUTSOPOULOS N. K., 1982, Τα « δρακόσπιτα » της ΝΔ Εύβοιας : συμβολή στην αρχιτεκτονική, τηντυπολογία και τη μορφολογία τους (Les « maisons-dragons » du sud-ouest de l’Eubée : contribution sur leur architecture, typologie et morphologie), Thessalonique.
REBER K. et al., 2020, « Pour une étude renouvellée des drakospita eubéens. État de la question et résultats des premiers relevés sur le site d’Illkizès », Antike Kunst, 64, p. 165-166.