Le musée Rodin lève le voile sur la robe de chambre de Balzac

Vue de l'exposition.

Vue de l'exposition. © OPM

Comment reproduire un corps qui n’est pas idéal ? Cette problématique est au cœur de la nouvelle exposition dévoilée par le musée Rodin. Placée sous le commissariat de Marine Kisiel, conservatrice en charge du département mode XIXe siècle au Palais Galliera, elle prend la forme d’une véritable enquête retraçant les investigations conduites par Rodin sur le corps de Balzac dans le cadre de la commande de son monument. Amélie Simier, directrice du musée, nous livre les clés de cette exposition qui s’impose assurément comme l’une des plus originales de la rentrée parisienne.

Fantôme d’un vêtement ample drapé sur un corps seulement suggéré, plâtre blanc enveloppant une béance obscure, dressée comme en équilibre, l’Étude de robe de chambre pour Balzac intrigue toujours nos visiteurs.

Un « chef-d’oeuvre inconnu »

Elle est présentée depuis 2015 à l’étage de l’hôtel Biron, dans une salle consacrée à deux célèbres monuments aux grands hommes, Victor Hugo et Honoré de Balzac, dont Auguste Rodin reçut la commande autour des années 1890. Autant le Monument à Balzac, refusé par ses commanditaires car « choquant, difforme », mais chéri par son créateur qui le mit au coeur de ses expositions monographiques, est une oeuvre fondamentale pour l’histoire de la sculpture (fondu pour la première fois en 1930, il est présent dans des collections d’art moderne et contemporain majeures), autant l’Étude de robe de chambre est, aujourd’hui encore, un « chef-d’oeuvre inconnu », pour emprunter les mots de Balzac. Il revenait au musée Rodin, héritier de l’artiste, de jeter la lumière sur cette oeuvre radicale et de la révéler au plus large public.

Robe de chambre (détail), 1890. Coton nid d’abeilles imprimé et ouatiné, doublure en percale de coton. Paris Musées, Palais Galliera – musée de la Mode de Paris.

Robe de chambre (détail), 1890. Coton nid d’abeilles imprimé et ouatiné, doublure en percale de coton. Paris Musées, Palais Galliera – musée de la Mode de Paris. Photo service de presse. © Agence photographique du musée Rodin / Jérome Manoukian

Une icône libératrice

L’Étude de robe de chambre est tout à la fois l’extraordinaire outil de travail de Rodin et une oeuvre qu’il choisit de publier dans la presse, révélant ainsi un peu du cheminement de sa création. C’est un objet mystérieux dont les historiens de l’art et les restaurateurs ne comprenaient pas, jusqu’à ce jour, la mise en oeuvre technique ; c’est une icône libératrice pour les artistes, de Constantin Brâncuși à Étienne-Martin en passant par Bruce Nauman ou, comme il nous le confiait récemment, Antony Gormley ; c’est enfin un révélateur de la manière dont les corps (réels, idéalisés, statufiés, occultés) surgissent dans la statuaire monumentale, et perdurent aujourd’hui dans l’espace public.

Un sujet actuel

Il y a trois ans, je confiais à Marine Kisiel (conservatrice alors rattachée à l’INHA, puis au Palais Galliera – musée de la Mode de Paris, et chercheuse émérite) le soin d’interroger ce chef-d’oeuvre encore méconnu de nos collections. Il nous parle d’un sujet actuel : la représentation des corps. Dialoguant avec sa co-commissaire, Isabelle Collet (cheffe du département scientifique et des collections au musée Rodin) et son équipe, avec les spécialistes de Balzac, de Rodin, de sculpture, de moulage et de couture, Marine Kisiel a mené une véritable enquête.

Nouvelle mesure et nouvelle coupe mécanique des vêtements. Brevet déposé par Nicolas Kieffer, 1838. Courbevoie, archives de l’INPI. 1BA6633.

Nouvelle mesure et nouvelle coupe mécanique des vêtements. Brevet déposé par Nicolas Kieffer, 1838. Courbevoie, archives de l’INPI. 1BA6633. Photo service de presse.

Secrets d’atelier

Cette exposition vous en fait partager toutes les étapes, depuis les premières investigations que mena Auguste Rodin pour « retrouver » le corps gros et trapu de Balzac, qu’il n’avait pas connu, avant de s’en libérer puissamment. Marine Kisiel a donc suivi toutes les pistes : les archives du vicomte de Lovenjoul, les revues de presse et le fonds d’atelier conservés au musée Rodin, les échanges nourris avec les collègues du Palais Galliera, de l’INPI (Institut national de la propriété industrielle), du groupe d’ESMOD et de la Maison de Balzac, pour déchiffrer de manière inédite les liens étroits entre tailleur d’habits et modeleur de corps. Enfin, pour comprendre la mise en oeuvre de la Robe de chambre face aux indices et aux silences de l’oeuvre, des archives et des photographies, je demandais à Dominique Brisset (mouleuse assistée de Bruno Maloberti) et à notre équipe de la conservation de retrouver par la pratique les gestes des mouleurs de Rodin : une séquence fascinante d’archéologie expérimentale, documentée par notre agence photographique, nous a révélé les secrets de l’atelier du sculpteur.

Dominique Brisset et Bruno Maloberti, mouleurs, reconstitution de l'Étude de la robe de chambre pour Balzac.

Dominique Brisset et Bruno Maloberti, mouleurs, reconstitution de l'Étude de la robe de chambre pour Balzac. Photo service de presse. © Agence photographique du musée Rodin / Jérome Manoukiann

Corps visibles, acceptés et acceptables

Au-delà des trouvailles scientifiques, des révélations techniques et de la puissance esthétique de l’Étude de robe de chambre pour Balzac, cette exposition intitulée « Corps In visibles » prend l’aventure du Balzac comme un cas d’école pour interroger plus profondément la présence et l’aspect de ces corps représentés hier et aujourd’hui dans l’espace public. Le corps réel du grand Balzac dérange ses contemporains ? Draper une robe de chambre sur un corps absent est le subterfuge que trouve Auguste Rodin pour le rendre acceptable : avec un manteau surmonté d’une tête expressionniste, un format monumental, un déséquilibre assumé, le monument final ne garde que l’essentiel, l’essence du grand homme de lettres selon le sculpteur. Et aujourd’hui, l’Étude de robe de chambre continue de nous interroger : quels sont les corps visibles, acceptés et acceptables dans l’espace public ? La conclusion portée par une oeuvre du sculpteur Thomas J Price rend concrète cette question cruciale.

Amélie Simier.

Amélie Simier. © Agence photographique du musée Rodin / Pauline Hisbacq