L’ archéologie de la peste et des épidémies (3/6). Rats des villes, rats des routes et poissons plats

Rattus rattus, le rat noir, dont le rôle a été prépondérant dans la diffusion de la peste sous l’Empire romain : avec le développement du commerce et les bateaux chargés de grains, le rat noir contaminé par la peste (par les puces qu’il portait) a colonisé de nombreux territoires.

Rattus rattus, le rat noir, dont le rôle a été prépondérant dans la diffusion de la peste sous l’Empire romain : avec le développement du commerce et les bateaux chargés de grains, le rat noir contaminé par la peste (par les puces qu’il portait) a colonisé de nombreux territoires. Image tirée de Atlas de poche des mammifères de la France, de la Suisse romane et de la Belgique par René Martin.

La récente crise sanitaire mondiale a ravivé les souvenirs de grandes épidémies historiques – qui ont marqué l’histoire de l’Antiquité romaine comme celle de notre monde médiéval et moderne. Si de nombreux témoignages littéraires en décrivent les ravages, comment l’archéologie permet-elle de caractériser ou d’identifier précisément la peste en des siècles où son bacille, découvert en 1894 seulement, était ignoré par les contemporains ? Grâce à de récentes et décisives études, ce jalon essentiel du passage de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, qu’a été la terrible peste justinienne, bénéficie d’un éclairage nouveau, tandis que l’archéologie continue d’apporter son lot de révélations. En exclusivité, Archéologia vous présente quelques-uns des extraordinaires apports de l’archéologie de la peste !

Les auteurs de ce dossier sont : Isabelle Catteddu, coordinatrice du dossier et archéologue, Inrap, spécialiste du premier Moyen Âge rural, UMR 6566 CReAAH, Rennes ; Valérie Delattre, coordinatrice du dossier et archéoanthropologue, Inrap, UMR 6298 ARTeHIS, université de Bourgogne ; Philippe Blanchard, Cyrille Le Forestier et Marie-Cécile Truc ; Philippe Charlier, Laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB), université Paris-Saclay (UVSQ), UFR des Sciences de la Santé, Fondation Anthropologie, Archéologie, Biologie (FAAB) – Institut de France ; Stéphane Frère, archéozoologue, Inrap, UMR 7209 Archéozoologie, archéobotanique, Sociétés, pratiques et environnements, Muséum national d’Histoire naturelle, CNRS ; Kyle Harper, professeur d’histoire ancienne à l’université de l’Oklahoma, Santa Fe Institute ; Mike McCormick, professeur d’histoire médiévale à l’université de Harvard, Science of the Human Past, Harvard University, Max Planck-Harvard Research Center for the Archaeoscience of the Ancient Mediterranean, avec le soutien de la Fondation Richard Lounsbery pour la collaboration scientifique franco-américaine ; Claude Raynaud, archéologue, directeur de recherche au CNRS, UMR 5140, Lattes ; Solenn Troadec, postdoctorante, Harvard University, Initiative for the Science of the Human Past at Harvard, chargée de la création de la base de données du projet « Peste Justinienne » et de la coordination des équipes ; Stéfan Tzortzis, conservateur du patrimoine, Drac SRA de PACA et UMR 7268 Anthropologie bioculturelle, Droit, Éthique, santé, ADES – Aix-Marseille Université, CNRS, EFS

Crânes et mandibules de rat noir (Rattus rattus) du XIIe siècle mis au jour à Pontoise, rue de l’Ordre, Structure 2, US 1152. Cliché et identification G. Jouanin, CRAVO, UMR7209 AASPE

Crânes et mandibules de rat noir (Rattus rattus) du XIIe siècle mis au jour à Pontoise, rue de l’Ordre, Structure 2, US 1152. Cliché et identification G. Jouanin, CRAVO, UMR7209 AASPE

Les épizooties, épidémies qui affectent les espèces sauvages et d’élevage, sont nombreuses. Certaines sont susceptibles de devenir des zoonoses, c’est‑à‑dire de se propager à l’homme. Si aujourd’hui la pandémie de la Covid‑19 en constitue une illustration flagrante, des zoonoses anciennes sont documentées par l’archéologie. Les restes osseux des rongeurs et les exosquelettes de certains ectoparasites sont, à cet égard, riches d’enseignements.

La peste affecte nombre de rongeurs dont le rat noir (Rattus rattus), espèce frileuse qui doit vivre en strict commensal de l’homme. Du fait de cette proximité « imposée », le rat noir constituerait le principal réservoir pathogène à l’origine de la contamination humaine. Toutefois, sauf en cas de morsure ou de contact avec le cadavre d’un rat malade, la transmission à l’homme nécessite la présence d’un hôte intermédiaire : c’est un ectoparasite qui joue ce rôle. La liste des candidats est encore aujourd’hui âprement discutée. La puce du rat (Xenopsylla cheopis) y figure au premier rang, mais la puce de l’homme (Pulex irritans), le pou de corps (Pediculus humanus humanus) ainsi que d’autres puces animales pourraient aussi contribuer pour partie à la propagation de la peste bubonique, d’autant que les études archéoentomologiques attestent d’infestations de puces humaines et de poux dans les habitats médiévaux. 

Des animaux malades de la peste

Le rat noir, espèce sédentaire originaire d’Asie du Sud-Est, ne se déplace que transporté par l’homme. Ce murin n’atteint pas l’Europe, comme longtemps cru, au retour des premiers croisés mais se rencontre dès le début du Ier siècle de notre ère au nord de la Seine ! Selon les travaux initiés par F. Audoin-Rouzeau, la présence du rat serait toutefois cantonnée, durant l’Antiquité, à la proximité des principaux axes commerciaux terrestres, fluviaux et côtiers. Il faut attendre le XIe siècle et le début de l’expansion démographique et l’essor des villes, pour que l’Europe soit saturée par le rat noir. Cette présence accrue justifierait les différences d’amplitude dans le temps, dans l’espace et d’impact démographique entre la peste justinienne des VIe-VIIIe siècles, d’extension géographique limitée au pourtour méditerranéen et aux grands axes d’échange, et l’importance de la pandémie qui, entre 1347 et 1771, va contribuer à remodeler de manière parfois brutale la démographie et l’économie de l’Europe. Indirectement, d’autres espèces, comme le carrelet (ou plie commune, Pleuronectes platessa), témoignent dans le nord de la France de l’impact démographique de la grande peste. En effet, ce poisson plat du littoral, surpêché au début du XIVe siècle, va bénéficier d’un répit qui lui permet à nouveau d’atteindre dans la seconde moitié du siècle sa taille maximale. La peste des uns contribue-t-elle au bonheur des autres ?

Carrelet ou plie commune.

Carrelet ou plie commune. DR