Les estampes d’Estelle Lacombe : semer des énigmes

Rébus germant, 2022, lithographie, 50 x 65 cm, réalisée avec l’aide de la DRAC Occitanie. © Estelle Lacombe
Après une formation en dessin et en peinture, Estelle Lacombe découvre la gravure dans l’atelier de Florence Barbéris, puis à l’École Estienne avec Caroline Bouyer. Son installation en 2003 dans le sud de la France lui ouvre des chemins nouveaux. Dans un style à première vue narratif, elle compose des œuvres énigmatiques : dès que l’on veut en saisir le sens, il échappe, et c’est à celui qui contemple l’estampe d’effectuer sa propre lecture. Rien n’est fixé, les éléments semblent entrer et sortir de la plaque et l’estampe devient une fenêtre sur un monde bien plus vaste que ce qui est montré.
Estelle Lacombe a vécu en Afrique, au Gabon, jusqu’à 17 ans. À son retour en France en 1982, elle découvre les musées, les expositions, l’art en général. Elle se tourne vers les Beaux-Arts de Paris et s’y inscrit en auditeur libre. Elle veut d’abord apprendre à dessiner et fréquente assidument l’atelier de morphologie. La peinture fait également l’objet de ses recherches. Un artiste allemand, Jörg Hermle, lui transmet ses techniques.
Estelle Lacombe, portrait à la presse, 2020. © Anaïs Lacombe
Le parcours
Désormais elle se sent prête à intégrer un collectif à Champigny-sur-Marne. Ses avancées dans son expression personnelle se font à l’occasion de rencontres dont elle aime se nourrir et qui bousculent sa création tout au long de sa pratique artistique. Pour l’heure, elle représente des femmes, toujours imaginées et situées en extérieur. Des animaux et des anges, souvent, les accompagnent dans une atmosphère onirique. À cette occasion l’artiste précise qu’elle est née à Madagascar et qu’il s’agit sans doute de retrouver la mémoire d’une île, d’un paradis perdu, enfant. C’est la raison pour laquelle l’univers des peintres lui plaît tant. La vraie vie est sur la toile. Un Matisse à contempler et la voilà dans son univers. Quand elle arrive dans le sud de la France en 2003, elle se sent au bout de son expérience picturale et s’inscrit dans l’atelier de gravure de Florence Barbéris. Nouvelle révélation. Le métal facilite le dessin, le croquis, mais casse sa manière de dessiner. Elle aime le périmètre restreint d’une plaque de zinc, les surprises qu’amène l’usage de l’acide, les outils qu’elle emploie et le cheminement auquel obligent l’eau-forte, la pointe sèche et l’aquatinte. Au début l’image ne ressemble à rien, dit-elle, il faut faire évoluer la plaque et aller de découverte en étonnement. En 2008, Estelle Lacombe décide de se perfectionner dans la gravure sur métal et suit une formation professionnelle à l’École Estienne avec Caroline Bouyer. Elle observe la façon dont on aborde une plaque. Il s’agit de trouver une attaque qui permette d’ouvrir un chemin et de le conduire à son terme sans passer par une vision préalable de l’œuvre avant de commencer le travail. L’approche est totalement nouvelle pour l’artiste qui, dès lors, va pouvoir avancer avec ses maîtres, Anciens et Modernes confondus : Rembrandt, Picasso – celui de la série Vollard et celui de la série des 347 –, Didier Hamey, Muriel Moreau, mais aussi François Houtin, André Beuchat, avec qui elle fait un stage en Italie. Puis vient le moment bien précis pour beaucoup de graveurs, celui de l’expérience à mener, seul. Estelle s’achète une presse. Il lui faut maintenant dépasser la technique et fabriquer ses propres images. En 2016, elle intègre un collectif de sept femmes, Les Estampes mobiles. Avec trois d’entre elles, elle décide de réaliser une œuvre commune et celles qui interviennent sur la matrice en deuxième, troisième ou quatrième position ont tous les droits, y compris celui d’effacer le travail des précédentes. Outre Estelle Lacombe, elles se nomment Iris Miranda, Jana Lottenburger, Ekin Kirimkan. La règle : être au service de la plaque et apprendre les unes des autres. La démarche aboutit par exemple à Planète et Arrimée. Cette étape est très riche humainement.
Arrimée, 2018, eau-forte, 25 x 20 cm. © Estelle Lacombe
La philosophie
Une phrase aux Beaux-Arts avait retenu l’attention d’Estelle Lacombe : « Il faut s’appuyer sur les bords du cadre. » « Ça ne fige pas les choses, ça ne les met pas sur un piédestal, ça oblige à penser hors cadre », ajoute l’artiste, comme dans Abyss. Manière d’éviter de parler de soi, en tout cas de façon centrale, de se mettre hors champ. Ce qui compte est l’image qu’on veut produire, sachant qu’on peut toujours revenir sur ce qui a été fait. Quand certains attendent de la gravure l’empreinte définitive, la trace irréversible laissée dans le métal, Estelle aime à jouer du contraire : certes il reste une mémoire, la marque de quelque chose, à peine lisible, voire illisible, mais est posée avec insistance l’affirmation d’un changement toujours possible, du droit à revenir dessus, à modifier, reprendre l’ouvrage, à retravailler le souvenir, le rêve, le désir. Vu à l’échelle microscopique, c’est une approche en trois dimensions, une forme de bas-relief, un espace limité mais sans cesse refaçonné, une plaque qui reste « en travail » comme pour rester en vie. C’est libératoire. Rien n’est arrêté. Cela permet la levée des inhibitions. Sans doute est-ce pour cette raison qu’Estelle Lacombe et Bilitis Farreny ont intitulé un livre Peur de quoi ? Le résultat est un palimpseste dont chacune connaît les strates archéologiques.
Dès lors l’artiste peut s’attaquer à de grandes plaques, ce qui est plus difficile pour concevoir l’image, comme pour accomplir les gestes que nécessitent les différentes étapes de la gravure jusqu’à l’impression. Perdre tête 1 atteste l’expertise acquise. Et si Estelle Lacombe a fait jusque-là essentiellement de la taille-douce, elle est également attirée par la lithographie, plus proche du dessin, selon elle, que les autres techniques. Elle se forme avec Jean-Pierre Lipit à l’atelier Kasba à Bruxelles et obtient de la Drac Occitanie une aide à la création pour réaliser des lithographies aux Ateliers Stéphane Guilbaud à Paris. Pierre, rêve et germination témoigne de ce travail. Des techniques différentes comme la linogravure, la sérigraphie et la collagraphie viendront également nourrir ses recherches.
Peur de quoi ?, 2021, livre d’artiste avec Bilitis Farreny, pages intérieures, 20 x 29 cm. © Estelle Lacombe
« Ce qui compte est l’image qu’on veut produire, sachant qu’on peut toujours revenir sur ce qui a été fait. Quand certains attendent de la gravure l’empreinte définitive, la trace irréversible laissée dans le métal, Estelle aime à jouer du contraire. »
La méthode
Estelle Lacombe enrichit son vocabulaire à l’occasion, notamment, d’une résidence d’artiste à Lorient où, lors de promenades, elle effectue des collectes de matériaux divers qui donnent naissance, par le dessin, à un répertoire de formes, une sorte de grand alphabet défini en termes d’images qu’elle compose entre elles selon des règles bien particulières : tout d’abord, on l’a vu, le refus du centre, ce qui implique que les motifs « entrent » ou « sortent » de la plaque par la droite ou la gauche, par le haut ou le bas, comme si les choses n’étaient pas fixées mais qu’au contraire elles étaient prises dans une dynamique en train de s’opérer. La plaque devient du coup une fenêtre sur un monde que l’on soupçonne être plus grand que ce qui est montré. Elle est en quelque sorte animée, vivante comme dans la série « Mondes flottants » avec Flottaison intime et Petite Limace.
Un format de départ est choisi ainsi qu’un premier élément du vocabulaire, mais à la question de savoir pourquoi cet élément, pourquoi ce choix, l’artiste ne peut répondre. Une main doit être une main, et être bien faite, mais elle ne se demande pas pourquoi une main. Ce qui compte, c’est de faire, de fabriquer, d’y aller. Le problème du sujet ne se pose en fait pas. Au départ il y a juste un désir, presque une pulsion, puisque l’essentiel est d’entrer dans le geste. Le résultat n’est pas vraiment décisif, car il sera toujours possible d’effacer ce qui a été effectué. Même quand l’artiste dessine d’après nature, le temps de l’observation est court du fait de la nécessité de vite entrer en action. Il n’est pas nécessaire de savoir s’il s’agit de faire un paysage ou autre chose. C’est le dessin qui va décider et créer une réalité au fur et à mesure de son avancée. Seul importe de construire un monde onirique sur la feuille ou le métal. Pour Estelle Lacombe, l’art est la vie avec tous ceux qui, comme elle, en font leur quotidien.
Quant à savoir pourquoi l’élément est placé sur la plaque à tel endroit précis, il n’y a pas davantage de réponse. On sait juste qu’il s’écartera du centre, de ce qui fait le sens commun, la norme. La décision s’accomplit intuitivement et ce qui est fonda-mental, c’est surtout quel second élément le premier va amener et dans quel rapport le représenter physiquement, comment il va dialoguer avec le précédent.
Parmi les formes accumulées dans sa bibliothèque, des motifs font retour de façon récurrente : des morceaux de corps, des chevelures, des vêtements, des végétaux, des éléments marins. D’autres, avec le temps, disparaissent comme certains animaux : loup, renard, oiseaux. De nouveaux apparaissent. Le travail est d’abord de l’ordre de l’inconscient, celui des exigences associatives. Après seulement, les valeurs, les proportions s’articulent selon les logiques plastiques, dans « l’absolu » d’une esthétique, sans lien aucun avec les objets, en évacuant complètement le contenu de la représentation. En général ça commence par un simple dessin qui, du papier, passe sur la plaque, entier ou amputé. L’enrichissement de cette dernière se fait par ajouts successifs que le psychisme a besoin de conjuguer sans que, pour l’artiste, il y ait une quelconque intention narrative. La composition relève d’une nécessité que la graveure n’a pas besoin de s’expliquer. C’est à celui qui observe une plaque d’Estelle Lacombe, ou son tirage, et se sent invité à résoudre l’énigme, de faire, seul, sa propre lecture dont, à la fin, il n’aura pas la clé.
Diary, 2017, eau-forte, 25 x 20 cm. © Estelle Lacombe
Un sentiment d’étrangeté
Sans doute est-ce la raison pour laquelle les œuvres de cette artiste génèrent un sentiment d’étrangeté, interpellent, troublent. On ne sait jamais si ce qui se passe est grave ou léger. C’est selon. Que raconte La Couronne ? On pourrait dire qu’à première vue le style est narratif mais, dès que l’on veut saisir le sens, il échappe et celui qui contemple l’estampe doit construire non pas le, mais du sens, le sien. Estelle Lacombe invite le spectateur à s’interroger. Elle pose les questions et, par l’image, appelle au dialogue tout en restant en deçà des mots, sans même que l’on puisse au moins dire : « Ceci n’est pas une pipe ». Cela tient à la fois d’une séquence de film, d’un rébus, peut-être d’un songe dont on aurait gardé quelques morceaux et égaré le reste. Diary montre cette composition structurée comme un rêve, tel un puzzle à reconstituer.
Petite Limace, 2019, eau-forte, 25 x 20 cm. © Estelle Lacombe
Sans doute est-ce pour cette raison que l’artiste aime aller dessiner dans les cafés, où l’occasion lui est donnée d’entendre des morceaux de phrases dites alentour et où il lui arrive de constater que le bout de sens attrapé au vol correspond à ce qu’elle est en train de dessiner, comme si, bien que voulant rester en deçà du langage, ce dernier lui arrivait quand même par bribes. La représentation offerte est complexe, elle se refuse à l’évidence, elle évacue tout sens univoque et, si du sens circule, il le fait incessamment, sans jamais aboutir à une quelconque solution. Des illustrations sont données à voir, mais la légende est perdue. Le lecteur est dans une impasse. S’il y a du sens pour cette artiste, il est ultime, c’est le vide, représenté physiquement sur la plaque, quelques signes ou mémoires y affleurent, illisibles. Dans Cartographie d’un monde en feu, la couleur rouge essaie de réveiller la signification mais, in fine, la seule chose que l’on puisse vraiment dire est qu’il y est question d’une femme, ou de la femme, dans un monde incertain. Œuvrer sur la plaque, c’est comme s’engager sur un tatami où va se dérouler le combat. Selon les règles du viet vo dao vietnamien, qu’Estelle a pratiqué, il faut se battre sur les bords, pas au centre pour pouvoir renvoyer une énergie circulaire. Son travail s’effectue dans le flux, il est circulation, manière d’être au présent, un présent progressif et continu.
Avec une réelle passion, l’artiste enseigne cette approche bien spécifique par laquelle peut se transmettre le goût pour une création libérée. Les interventions effectuées en ce sens ont eu lieu notamment à la Maison de la gravure Méditerranée de Castelnaule-Lez dans un cadre intitulé « Parcours gravé », à l’Atelier de la main gauche à Toulouse, lors de stages en écriture dite évolutive, ainsi qu’au musée des Alpilles dans des ateliers pour enfants.
Cartographie d’un monde en feu, 2022, pointe sèche, 50 x 50 cm. © Estelle Lacombe
Le livre d’artiste
Le livre avec ses pages est le support qui, par excellence, traduit pleinement cette notion de flux. Il s’agit de mettre en scène les images, comme dans un petit théâtre. Le leporello, format préféré de l’artiste, par sa dynamique d’ouverture en accordéon, se prête bien au déroulement des scènes. Il doit devenir un petit objet en soi et l’on retrouve la démarche qui consiste davantage à créer du réel que de partir de la réalité pour créer.
Reliure, gravure, gaufrage sont autant d’outils pour construire ces scènes. Linogravure (Vite, le printemps), sérigraphie (Vagabondage), risographie (Faire fleurir la parole) : autant de techniques pour servir le livre. Un ou plusieurs artistes, autant de mains pour tourner les pages. C’est ainsi qu’a pu se faire, en résidence à l’atelier Étant donné à Nîmes, l’ouvrage en sérigraphie Vagabondage, ou bien encore deux livres d’artiste à quatre mains avec Jean-Pierre Lipit : Chaud-froid etDessus-dessous. Il s’agit de conjuguer deux univers personnels en utilisant deux techniques : la lithographie pour Jean-Pierre Lipit, la linogravure pour Estelle Lacombe. Il a été convenu que l’un d’entre eux commencerait le travail sur lequel l’autre interviendrait ensuite et inversement pour le second projet. Quelque chose se joue là dont on ne connaît pas la finalité.
Les livres d’Estelle Lacombe alimentent divers fonds de bibliothèque : la bibliothèque d’étude et du patrimoine de Toulouse pour Mondes flottants, la bibliothèque départementale de l’Hérault pour, notamment, Les Minuscules Rencontres, le fonds patrimonial, bibliothèque Louis Nucéra à Nice et la médiathèque des Ursulines à Quimper. Ses installations Le Climatère, sur la ménopause, au château d’Aubais dans le Gard, Faire le mur à l’espace Saint-Cyprien à Toulouse, ou bien encore dans des boutiques ou une agence de voyages à Villeneuve-lès-Avignon, sont comme l’aboutissement de sa démarche, son travail s’ouvrant à la troisième dimension, au concret : un monde fait d’objets réels se construit, qui tente de dire, même si par ailleurs l’artiste affirme, et l’on comprendra aisément pourquoi, avoir du mal à mettre des titres sur ses œuvres. Paradoxalement une bande dessinée est en projet, au stade de la réflexion, mais il semblerait qu’il ne faille pas compter sur les bulles et leurs textes, elle sera muette ! Si Estelle Lacombe cherche tous les moyens pour Faire fleurir la parole, ce sera d’une écriture qui se construit avec les images, et non avec les mots, des images d’eau, de nature, de féminin, de petits riens faisant grand mystère.
Faire fleurir la parole, 2022, livre d’artiste, risographie, 10 x 15 cm. © Estelle Lacombe
« Si Estelle Lacombe cherche tous les moyens pour Faire fleurir la parole, ce sera d’une écriture qui se construit avec les images, et non avec les mots, des images d’eau, de nature, de féminin, de petits riens faisant grand mystère. »
Estelle Lacombe, 1, impasse des Mouchères 34160 Sussargues. Tél. : 06 62 17 50 39, courriel : estelle.lacombe@gmail.com, site Internet : estellelacombe.com