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Philippe Amrouche et les éditions Émérance

Étincelles, Adonis et Philippe Amrouche, traduit de l'arabe par Abdellatif Laâbi, 2014, 12 ex. uniques, 8 encres sur papier d'abaca du Moulin du Verger, Émérance.

Étincelles, Adonis et Philippe Amrouche, traduit de l'arabe par Abdellatif Laâbi, 2014, 12 ex. uniques, 8 encres sur papier d'abaca du Moulin du Verger, Émérance. © Philippe Amrouche

Dans son œuvre picturale et graphique, comme dans ses livres nés de sa proximité avec des poètes, Philippe Amrouche appréhende l’histoire d’un exil. Il avance vers une destination qu’il lui importe peu de connaître. Sa trajectoire relève moins d’une archéologie de la mémoire ou d’un projet à accomplir que d’une procédure de constant élargissement, inscrite dans le présent.

Fils de harki qui a fui l’Algérie, né à Angoulême où il vit, Amrouche a éprouvé très jeune, avant même sa sortie de l’École des beaux-arts en 1990, le besoin d’explorer le territoire des sources qui fondent son identité. Il a ainsi été conduit à approfondir sa connaissance des motifs, des textures et des couleurs qui distinguent les productions artisanales kabyles et les multiples déclinaisons de la calligraphie arabo-berbère. Cette quête des origines, teintée d’émotions, a d’abord guidé son travail à l’exclusion de toute autre influence. Il ne s’agissait pas de reproduire servilement un vocabulaire graphique séculaire, aussi envoûtant fût-il, mais de s’appuyer sur sa présence et sa force pour mieux appréhender l’histoire d’un exil. Dès le début, le travail d’Amrouche s’est construit par tâtonnements et combinaisons de techniques avant d’aboutir à l’invention d’un procédé au carrefour de la peinture, de la lithographie et de l’aquatinte, avec une prédilection pour le monotype associé à toutes ces techniques. Il fait aussi son miel des griffures, des accidents, des bourrelets pour exprimer toutes les nuances de son propos. Les travaux de ces années s’inscrivent comme un passage nécessaire. Ils évoquent souvent des stèles hiératiques figées dans l’espace du tableau, témoignages distanciés d’une recherche née de la solitude, s’adressant à des spectateurs eux-mêmes en état de solitude devant l’image proposée. 

Philippe Amrouche dans son atelier près d’Angoulême.

Philippe Amrouche dans son atelier près d’Angoulême. © Thanit Amrouche

Un progressif besoin d’échange

Cette activité reposait sur un effet de miroir qui trouvait sa limite dans son propre objet : la quête identitaire et la connaissance de soi au détriment de l’ouverture aux autres. C’est donc un retournement d’attitude – soit encore, au vrai sens du mot, une conversion – qui s’avérait nécessaire pour éviter le piège de l’enfermement. Après quelques tentatives pour rompre cet isolement, basées sur une diversification des sujets et de leur approche, son véritable épanouissement comme artiste a pu aboutir, au début des années 2000, avec la création des éditions Émérance, un nom suggéré par Philippe Sergeant en référence et hommage à Gérard de Nerval, qui évoque par ailleurs le vagabondage et l’échappée, en accord avec un projet qui doit aussi s’entendre comme un choix de vie. S’inscrivant dans le prolongement de son vif intérêt pour le livre, éprouvé dès sa formation aux Beaux-Arts d’Angoulême, cette idée ambitieuse s’est incarnée grâce à la conjonction de deux facteurs déterminants. C’est d’abord le besoin de plus en plus pressant d’aller à la rencontre des poètes dont il se sent proche, souvent mystiques et concernés par l’exil, pour élargir son registre de perception et stimuler sa création, qui repose largement sur la curiosité et l’appétit des échanges. C’est ensuite la proximité géographique du Moulin du Verger, qui offre la possibilité de fabriquer en petites quantités des papiers précieux répondant à des exigences précises grâce au savoir-faire de Jacques Bréjoux et Didier Navarot. La présence voisine de la relieuse Nadine Dumain, avec qui il peut imaginer les habillages répondant le mieux à chaque livre, a constitué un argument supplémentaire pour se lancer dans l’aventure, sans oublier la formation à l’impression typographique sur toutes sortes de supports dispensée par René Salsédo au Moulin du Got à Saint-Léonard-de-Noblat. La décision de créer une entreprise éditoriale s’accompagnait d’une prise de risque importante, assumée avec l’entier soutien de son épouse qui, mise en présence des enjeux économiques et libre de ne pas accepter, se contenta de lui répondre : « Si je refuse, je suis consciente que je te tue. » 

Un autre bout du bleu, Mohammed Bennis et Philippe Amrouche, 2011, 8 ex. uniques, 13 monotypes sur papier de Chine, Émérance.

Un autre bout du bleu, Mohammed Bennis et Philippe Amrouche, 2011, 8 ex. uniques, 13 monotypes sur papier de Chine, Émérance. © Philippe Amrouche

Un nouvel espace de perception

Depuis 2002, Philippe Amrouche n’a cessé d’agrandir le cercle des poètes qui ont répondu à ses sollicitations. Chaque livre naît d’un partage, chaque partage est un élargissement de la conscience qui se traduit par une interprétation graphique irréductible. Il est ici question de « livres de poésie-peinture ». Le peintre – ou le graveur – qui se penche sur un poème ne saurait se contenter d’être un « illustrateur ». En s’appuyant sur cette capacité qu’offre la poésie de nous faire entrer en résonance avec les plus obscures et les plus impérieuses de nos interrogations, il doit être à même de fournir au texte, par d’autres moyens, un prolongement amplifié. Interprète sans doute, le peintre – le graveur – doit ouvrir un nouvel espace de perception, émancipateur. Il doit pouvoir donner à la langue une dimension qui dépasse la langue elle-même. Ainsi se vérifie la parole de Michaux que l’artiste-éditeur se plaît à citer : « Dans toute peinture il y a une écriture, dans toute écriture il y a une peinture. » Amrouche a besoin de la langue pour nourrir sa création picturale. C’est donc le rythme du poème, sa sonorité et l’élan transmis par les interprétations qu’il autorise qui déterminent son geste sur l’espace de la feuille de papier. La métaphore musicale se présente pour approcher la justesse de cet échange fondé sur l’accord de deux instruments délivrant leur partition au service d’une harmonie qui ne saurait se passer ni de l’un, ni de l’autre. Dans nombre de réalisations, son intervention n’est pas non plus étrangère à la chorégraphie. Il s’agit de déposer dans l’instant sa trace, sans possibilité de repentir. Le trait doit jaillir, la couleur se déposer pour trouver dans un geste le secret de l’harmonie et du juste équilibre. À ce jour, Philippe Amrouche a réalisé une quinzaine de livres comptant un très petit nombre d’exemplaires, tous uniques. Aucun n’existe comme un prolongement du précédent ou n’annonce le suivant. Chaque titre, chaque exemplaire forme un tout cohérent, sans généalogie et sans descendance. Résultats d’une rencontre, témoignages d’une circulation de la pensée, ses livres s’approchent par adhésion spontanée ou à travers les éléments d’explication qu’il fournit sans réticence, sur les conditions qui ont présidé à leur élaboration. Difficile donc de prétendre définir une évolution dans le temps. Mieux vaut s’en remettre à ses propres commentaires et retenir quelques exemples à défaut de pouvoir embrasser la totalité d’une production, fût-elle limitée par souci d’exigence. 

De fécondes collaborations

Abdellatif Laâbi, avec qui Amrouche partage une origine maghrébine, compte parmi les partenaires de la première heure. Leurs échanges ont conduit l’artiste à donner un élan nouveau à la pratique de la calligraphie, bien au-delà de la conformité liée à un contenu sémantique. Dans Vasque païenne, l’un des trois livres réalisés en commun, la calligraphie, dont ne subsiste que le rythme, apporte une charge sensuelle qui élargit et anime la portée du verbe. La rencontre avec Bernard Noël, source d’une très abondante correspondance étalée sur près de vingt ans, revêt une importance particulière. À travers elle, Amrouche a pris conscience de la nécessité de l’échange intellectuel et du rôle du corps dans l’acte de création (« La création, ça vient du dos »…). L’engagement de l’écrivain contre la guerre d’Algérie a par ailleurs contribué à l’éclairer sur la place des arts face à l’histoire. Il a compris que tout acte de peindre porte en lui une dimension politique, aussi peu perceptible soit-elle. Ombres et rumeurs (2014), le seul livre élaboré avec Noël, s’est nourri de ces différents apports. Il constitue, de ce point de vue, une des réalisations marquantes d’Amrouche.

Ombres et rumeurs, Bernard Noël et Philippe Amrouche, 2014, 24 ex. uniques, 6 peintures sur papier Arches, Émérance.

Ombres et rumeurs, Bernard Noël et Philippe Amrouche, 2014, 24 ex. uniques, 6 peintures sur papier Arches, Émérance. © Philippe Amrouche

La rencontre avec Claude Margat, poète et peintre de paysages mouvants rochefortais mort en 2018, a, elle aussi, été décisive, pour des raisons différentes. Celui qu’il considère comme son père spirituel l’a révélé à luimême au fil de leurs nombreux échanges. Formé au taoïsme par les meilleurs maîtres, Margat lui a appris que notre présence au monde importe plus que le rapport aux objets et aux signes. Il l’a initié aux fondements de la pensée extrême-orientale et lui a offert l’exemple d’un homme qui inventa sa vie jour après jour, au plus près de sa vérité intérieure. Il l’a aidé à se dépouiller de son inquiétude identitaire pour se concentrer sur son existence au sein de l’univers à travers de longues séances d’immersion au cœur de la nature. Ces heures passées à exercer sa conscience à l’oubli de soi lui ont permis de mesurer l’importance de la lumière et du vide. Cet élargissement a eu des conséquences décisives sur son approche esthétique et sur les moyens à mettre en œuvre pour la traduire. Dans Appel du vide (2008), Amrouche a renoncé à l’usage du calame des calligraphes au profit du pinceau chinois gorgé d’encre, seul à même de saisir la trace imprévisible d’une feuille portée par le vent. La poésie de Salah Stétié, teintée de mysticisme, fut l’occasion d’aborder la question de la musicalité dans l’acte de peindre. Dans L’Oiseau ailé de lacs (2009), inspiré par la résonance du verbe, Amrouche a pris plaisir à libérer l’élan du pinceau, souple exécutant d’une chorégraphie de l’instant. Il ne s’agissait pas de fixer l’image de l’oiseau, mais de suggérer la vivacité de son vol en ménageant de larges réserves de blanc pour fixer l’échappée du trait et en exalter la justesse.

L’Oiseau ailé de lacs, Salah Stétié et Philippe Amrouche, 2009, 20 ex. uniques, 13 collages de monotypes rehaussés à l'encre de Chine sur papier du Moulin du Verger, Émérance.

L’Oiseau ailé de lacs, Salah Stétié et Philippe Amrouche, 2009, 20 ex. uniques, 13 collages de monotypes rehaussés à l'encre de Chine sur papier du Moulin du Verger, Émérance. © Philippe Amrouche

Considéré par Amrouche comme le plus grand poère arabe vivant, également philosophe et engagé dans le plaidoyer en faveur de la séparation Islam-État, Adonis a, lui aussi, largement contribué à l’élargissement de la pensée de l’artiste et à l’enrichissement de son registre expressif. Après Étincelles (2014), La nuit voyage la nuit demeure (2019) s’est construit sur le thème du jour, de la nuit et du corps. La poésie très pure et vibrante d’Adonis a inspiré à Amrouche un travail réparti sur 10 exemplaires uniques, chacun enrichi de 24 monotypes qui composent une ode sensuelle à la relation amoureuse et à l’irréalité du temps. Sans doute faudrait-il encore parler de ses rencontres avec Mohammed Dib, Mohammed Bennis, Michel Butor et Jean-Pierre Faye… autant d’avancées dans un parcours qui ne se fixe pas d’objectif ni de rythme. Dans tous les cas, la rencontre apporte à Amrouche ce qu’il recherche plus que tout : l’accès à une indéfinité de territoires qui lui permet d’avancer vers un idéal de beauté accessible à tous, quels que soient le lieu et la latitude où se trouve le regardeur, tiré de sa solitude pour devenir l’ultime partenaire du poète, et d’un artiste qui traverse la peinture comme le mouvement d’une vie rêvée. 

« À ce jour, Philippe Amrouche a réalisé une quinzaine de livres comptant un très petit nombre d’exemplaires, tous uniques. »

La nuit voyage la nuit demeure, traduit de l'arabe par Adonis en collaboration avec Philippe Amrouche, 2019, 10 ex. uniques tirés sur papiers du Moulin du Verger et de Corée sur les presses typographiques du Moulin du Got à Saint-Léonardde-Noblat, 24 monotypes originaux sur papier de Corée, Émérance.

La nuit voyage la nuit demeure, traduit de l'arabe par Adonis en collaboration avec Philippe Amrouche, 2019, 10 ex. uniques tirés sur papiers du Moulin du Verger et de Corée sur les presses typographiques du Moulin du Got à Saint-Léonardde-Noblat, 24 monotypes originaux sur papier de Corée, Émérance. © Philippe Amrouche

Philippe Amrouche, Éditions Émérance, courriel : philippe.amrouche@free.fr, site Internet : philippeamrouche.com Exposition : salon Page(s, du 25 au 27 novembre 2022, palais de la Femme, 94, rue de Charonne, 75011 Paris. Site Internet : salon-pages.paris