Stanley William Hayter, le renouveau de l’estampe
Stanley William Hayter ouvre en 1927 à Paris un atelier de gravure qui sera reconnu internationalement durant plus de 60 ans sous le nom d’Atelier 17. Grâce à sa créativité technique et à son enseignement, l’artiste a profondément renouvelé le monde de l’estampe en Europe et aux États-Unis au XXe siècle. Une sélection d’œuvres issues de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Rennes rend compte de son univers graphique.
Le peintre et sculpteur britannique Stanley William Hayter (1901-1988) est né à Hackney, près de Londres. Son œuvre gravé est associé au renouveau de la gravure contemporaine, tant par sa pratique que par la pédagogie ouverte qu’il déploie dans le véritable laboratoire de création qui prendra le nom d’Atelier 17. Entre Paris jusqu’en 1939, New York durant la guerre, puis encore Paris de 1950 à 1988, l’atelier recevra des générations d’artistes des avantgardes. Découvrons quelques éléments caractéristiques de la gravure de Hayter. Elle est abondante et les techniques qu’il va expérimenter et transmettre très diversifiées.
Naissance d’un style
Descendant de plusieurs générations de peintres, Hayter dessine lui-même dès l’âge de 14 ans. Il s’oriente vers des études scientifiques pour obtenir, après l’Armistice, un diplôme de chimie et de géologie au King’s College. Entre 1922 et 1925, il travaille sur le site pétrolier d’Abadan, dans le golfe Persique. Mais il revient à ses premières amours : il sera artiste et part s’installer à Paris en 1926. La capitale est alors un carrefour important de la création, tant par l’enseignement proposé dans ses académies que par le circuit des galeries qui exposent et commercialisent une grande variété d’œuvres dans tous les arts. Hayter s’agrège aux nombreux peintres et sculpteurs étrangers qui y séjournent, nourris d’un cosmopolitisme artistique dont luimême sera le fervent défenseur. À l’Académie Julian, il étudie l’eau-forte, la pointesèche et l’aquatinte, à une époque où la gravure reste perçue comme un mode d’expression asservi à celui de l’illustration. L’ambition de Hayter est de changer cette vision. En quelques mois, il fait la connaissance d’Alberto et Diego Giacometti, d’Alexander Calder et de Balthus. Sa rencontre avec l’imprimeur polonais Joseph Hecht est essentielle : il lui enseigne le burin, que Hayter va privilégier dans son œuvre. Ils partagent un même atelier, font l’achat d’une presse et l’amorce d’un travail en collaboration se fait jour. Tandis qu’il crée son répertoire artistique, Hayter s’engage à son tour dans l’enseignement de la gravure dès 1927 en ouvrant son propre atelier. Les techniques de la taille-douce y sont transmises : la gravure en creux sur une plaque de cuivre ou de zinc, directe avec le burin et la pointe-sèche, ou indirecte avec l’eau-forte, qui nécessite l’emploi d’un acide.
« La simplicité et l’efficacité de son style gravé définissent les prémices de son œuvre. »
En 1929, Miró puis Picasso et Max Ernst poursuivent leur pratique de la gravure à l’atelier, au même titre que les étudiants. Hayter sait faire émerger de fines lignes, souvent entaillées à même la plaque de cuivre, un support qu’il apprécie. Son geste est proche de l’écriture automatique que les surréalistes ont inaugurée, ouverte à l’onirisme et au transfert d’idées par l’image.
L’association libre des images
L’un des premiers burins de Hayter, daté de 1927, est un sujet classique. Il s’agit d’un Bison, une iconographie qu’il emprunte à Joseph Hecht. Hayter maîtrise très tôt son geste, reconnaissable par un trait sobre et profond sur la matrice. La représentation de cet animal fait référence aux premières gravures pariétales de la Préhistoire, comme si Hayter, dans l’univers graphique qu’il expérimente, avait cherché les sources d’un art primitif. La simplicité et l’efficacité de son style gravé définissent les prémices de son œuvre. Hayter entretient des rapports amicaux mais distants avec André Breton, fondateur du surréalisme, et il aime, par le dessin automatique, faire affleurer les traces de l’inconscient et du rêve. Il adapte cette expression libre aux contraintes techniques que la gravure impose. Ainsi, il privilégie tout à la fois dans son œuvre et dans son enseignement le travail direct sur la matrice. Il oublie parfois le dessin préparatoire qui était traditionnellement, dans l’histoire de la gravure, repris en miroir. Ce procédé lui permet de rester au plus près de son motif originel. Cheiromancy (1935) fait référence à la lecture des lignes de la main. Au cœur de la paume, comme pensée en autoportrait, se déclinent les organes d’un écorché. On distingue un rein, un thorax, des intestins, réunis par des lignes noires et parallèles qui s’apparentent à un réseau sanguin. Cheiromancy apparaît tel un manifeste de la création vivante, confondue avec celle du graveur. Cette métaphore visuelle est pleinement issue de la pratique surréaliste. Proche d’Yves Tanguy et de Pablo Picasso (qui en possède un tirage), Hayter expose avec eux à Paris à la galerie Pierre. L’estampe fait partie de celles qu’il présente en 1936 lors de l’Exposition internationale surréaliste à Londres, dont il est, avec ses compatriotes Julian Trevelyan et Roland Penrose, l’un des principaux organisateurs.
Hayter à New York
La période de la guerre fait rentrer Hayter dans son pays natal. En mai 1940, il est invité à enseigner aux États-Unis à l’université de San Francisco et le Museum of Fine Arts lui propose sa première exposition personnelle. La gravure, outre-Atlantique, reste alors un médium d’expression peu valorisé. Hayter va en faire le transfert de sa propre créativité. À l’automne, il rouvre l’Atelier 17 à New York, qui devient l’espace de rencontre des surréalistes en exil. Laocoon (1943) laisse entendre la violence induite par cette situation de déracinement. L’image rappelle l’histoire de ce prêtre de la Troie antique, étouffé par les serpents envoyés par Poséidon. Tout au long de sa carrière, Hayter empruntera les personnages de ses œuvres à la mythologie gréco-romaine. Ils sont tragiques, et si proches de la réalité des hommes et des femmes en cette période de guerre. Le raccourci de la figure rappelle le Laocoon du Greco, que Hayter a découvert à la National Gallery de Washington. L’estampe obtient cette année-là le grand prix du Print Club de Philadelphie. Elle est également présentée en 1944 au MoMA de New York, lors de cette exposition essentielle dans l’histoire de la gravure nord-américaine consacrée à l’œuvre de Hayter et à l’Atelier 17.
Vers l’impression simultanée des couleurs
Hayter va innover dans le domaine de la gravure en couleurs. Utiliser la couleur sur le papier supposait jusqu’alors une impression distincte pour chaque couleur. Depuis les années 1930, Hayter emploie pour cela la sérigraphie. Ce procédé, déjà utilisé dans les supports publicitaires depuis des décennies, permet à l’artiste de mieux contrôler le passage d’une zone colorée à l’autre. Toutefois, la sérigraphie interdit la superposition des couleurs, souillées par leur chevauchement. En 1946, avec l’estampe de grand format Cinq personnages, Hayter innove en appliquant successivement des nappes de couleur sur une même plaque et en les imprimant simultanément sous la presse. À partir de trois couleurs initiales (orange, vert et rouge-violet) employées sur les écrans de soie posés sur la plaque, il parvient à décliner sur cette estampe près de huit nuances. Cet exploit technique, l’impression des couleurs simultanées, marque cependant un sujet dramatique. Il évoque la mort du fils de l’artiste, David, à l’âge de 16 ans. Hayter ne renie jamais la figure dans ses compositions, en apparence abstraites. En haut, un homme s’effondre, la bouche ouverte en un cri, tandis qu’à gauche une silhouette féminine tend les bras. Un minuscule personnage, stylisé et blanc, représente l’enfant. Cette image terrible est à rapprocher de celle du cadavre du Paysage anthropophage, une peinture de 1937 qui rappelle la violence des combats de la guerre d’Espagne. Hayter, qui avait rencontré des Républicains espagnols à Barcelone en 1937, était resté très proche de leur lutte. Une série de gravures fit suite à ce tableau. Dans la grande estampe des Cinq personnages, il fait usage du vernis mou. L’emploi d’une graisse, suif ou vaseline, mélangée à de la cire chauffée permet d’imprimer directement sur la plaque des matériaux ou des objets : la plaque immergée dans l’acide, ceux-ci laissent un effet d’empreinte, apportant un relief à la gravure. Ce procédé crée par exemple le fin réseau qui donne force aux zones grises de cette estampe. L’immersion de toutes sortes d’éléments (soie, grillage, papier froissé ou végétaux) est très fréquente dans la gravure de Hayter mais également dans celle de ses acolytes de l’Atelier 17, jusqu’à devenir, pour certains d’entre eux, la seule technique employée sur la plaque avant impression.
« Avec La Noyée (1955), Hayter reprend ce jeu des encres sur la surface de la plaque. L’effet est intense, il confirme sa volonté de réunir le trait gravé et la couleur […]. »
Hayter restera plus d’une dizaine d’années aux États-Unis. Il poursuit son travail sur la couleur et emploie à partir de 1951 une technique qu’il nomme « impression en couleurs simultanées ». En tant que chimiste, il expérimente l’utilisation d’encres dont la viscosité relative permet, par leur application au moyen de rouleaux plus ou moins durs sur la plaque de métal, d’associer des couleurs sans qu’elles se mélangent lors du passage sous la presse. Avec La Noyée (1955), Hayter reprend ce jeu des encres sur la surface de la plaque. L’effet est intense, il confirme sa volonté de réunir le trait gravé et la couleur, non illustrative mais intrinsèque à l’œuvre, dans le passage avant l’impression. La couleur fait entièrement partie du processus de créativité de l’artiste, elle n’est ni une décoration ni une illustration. Ce faisant, Hayter reste au plus près du geste automatique ; il avait théorisé cette innovation dès 1949 dans son livre New Ways of Gravure. Il utilise aussi le gaufrage, qui se traduit par une ligne blanche gravée en relief. Le mince liséré soutient visuellement la composition. Cet artifice permet de limiter, dans l’emploi du burin, les modes de gravure traditionnels tels que le système « point-ligne » (destiné à créer un effet de profondeur) ou le croisement des traits (effets de volume), afin de suggérer des plans ou des ombres. Dans Witches’ Sabbath (1958), Hayter retrouve les mêmes principes colorés, que vient relever le tracé blanc des lignes traversant l’image. Deux couleurs simultanées ont été utilisées avec un encrage noir, un bleu, déposé par un rouleau dur, et un vert, appliqué par un rouleau souple.
Le trait chez Hayter
Le Sorcier, un burin de 1953, est une gravure qui rend compte de la puissance graphique du trait dans l’œuvre de Hayter. Outre l’emploi du vernis mou, la plaque telle qu’il la travaille à la gouge fait apparaître d’autres qualités. En utilisant le carborundum, cette pierre qui sert à affuter le burin mais permet aussi de gommer la surface de la plaque, on obtient un ton de gris subtil sur l’estampe. Le trait noir et profond, souvent redoublé en écho, est associé au tracé de larges rubans qui traversent la composition. Sur Les Érinyes (1957), Hayter ne retient de l’usage de la couleur qu’un faire-valoir de son trait, lui-même remarquable. Les Érinyes – les Furies romaines – sont chargées de punir les crimes et c’est une composition pleine de dynamisme qui apparaît ici, soulignée par des formes jaunes. Très abstraite, cette image est exemplaire du trait en « jet de lasso » de l’artiste. L’incision virtuose de la gravure se fait en arabesque, se retournant vers son point de départ. La multiplicité de ces circonvolutions apporte une dimension sculpturale. Des volutes semblent se creuser entre les cercles qui donnent une profondeur au dessin. Des lignes parallèles, composées en bouquets, renforcent cette composition triangulaire. Revenant à l’eau-forte dans Red Sea en 1962, Hayter a recours à la technique de la morsure ouverte. L’acide, déposé sur la plaque de zinc, attaque ses différentes surfaces, faisant apparaître un relief. Il en résulte sur l’estampe une granulation évoquant aussi bien un fond sous-marin que les aspérités d’une roche. Le trait est cette fois atténué. Au fil des années, le graveur ne cessera de donner le meilleur de la matrice, renouvelant inlassablement le choix de ses sujets, mais aussi les outils et les méthodes qu’il emploie. Praticien, inventeur de techniques et théoricien de la gravure, Stanley William Hayter a su porter très haut l’ambition qui était la sienne de transformer la gravure en un espace de création autonome. Il a fait de l’atelier une prolongation de sa créativité et de celle de ses élèves et amis artistes.
Exposition : « Hayter et l’atelier du monde – entre surréalisme et abstraction », jusqu’au 23 mai 2021, musée des Beaux-Arts, 20, quai Émile Zola, 35000 Rennes. Du mardi au vendredi de 10h à 17h, samedi et dimanche de 10h à 18h. Tél. : 02 23 62 17 45, site Internet : mba.rennes.fr
À lire : catalogue Éditions Mare & Martin, 176 p., prix : 29 €.