Nazca : les symboles mystérieux du désert péruvien

Géoglyphe d’oiseau (un condor ?) au Pérou.

Géoglyphe d’oiseau (un condor ?) au Pérou. © Adobe Stock

Les géoglyphes, plus communément appelés lignes de Nazca, sont inscrits sur la Liste du patrimoine mondial depuis 1994. Parfois longs de plusieurs kilomètres, ils ont été tracés sur le sol entre les villes de Palpa et de Nazca, à 400 km au sud de Lima et peuvent former des « dessins » géométriques ou d’imposantes figures. Depuis les premières découvertes dans les années 1930, leur nombre ne cesse de croître. Aujourd’hui, où en est la recherche dans ce domaine tant dans leur interprétation que dans la manière de les identifier au sol ?

Des réalisations simples et efficaces

1994-2024 : en trente ans, la recherche sur les géoglyphes n’a cessé de progresser afin de mieux comprendre ces immenses images réalisées sur une zone de plus de 450 km2. Concentrés dans les pampas de San José et d’Atarco, une région désertique de la côte sud du Pérou, « ils marquent aussi, comme le souligne Aïcha Bachir Bacha, archéologue à l’École des hautes études en sciences sociales, les mesetas [ndlr : plateaux] de Palpa et les flancs des collines qui longent le rio [ndlr : rivière] de Nazca. [Cette implantation] n’est pas du[e] au hasard. Ce sont des lieux sacrés. » En effet, les pampas, bordées au nord par le rio Ingenio et au sud par le rio Nazca qui se rejoignent, forment de grands tinkuy, délimitant un terrain sacré dans lequel sont inscrites des figures. Réalisés en déplaçant les petites pierres ferreuses de couleur sombre accumulées à la surface du désert pour laisser à nu la terre sous-jacente (du gypse de couleur claire), ces géoglyphes se conservent relativement bien depuis plus de 2 000 ans. « La technique employée par les Nazca pour créér ces dessins est à la fois simple et ingénieuse : il leur a suffi de racler le sol. […] Les déblais sombres et caillouteux étaient simplement repoussés de part et d’autre du tracé où ils formaient un talus d’environ 30 cm de haut. À cet ensemble de dessins gravés en intaille, s’ajoutent quelques-uns en relief et d’autres, beaucoup plus anciens, incisés dans le flanc des montagnes », détaille l’écrivaine Parisina Malatesta dans une lettre de l’Unesco consacrée à Nazca.

Géoglyphe d’ « arbre » au Pérou, 2017.

Géoglyphe d’ « arbre » au Pérou, 2017. © Adobe Stock

Lexique

La pampa est une vaste plaine d’Amérique du Sud, dont le climat et la végétation sont ceux de la steppe (prairie, savane, brousse tempérée).
​​​Tinkuy signifie la rencontre, l’union entre deux choses ou deux êtres, mais aussi le combat rituel, en quechua.

Questions de nombre et chronologie

La pampa de Nazca abrite des figures et des lignes de tailles et de formes variées. Si les gigantesques figures visibles depuis les airs sont les plus célèbres, elles sont surpassées en nombre et en ancienneté par de plus petites. Les géoglyphes les plus répandus sont des lignes droites et des formes trapézoïdales. Ces motifs se comptent par milliers, mais leur nombre exact demeure encore inconnu. En revanche, comme le précise l’archéologue péruvien Jorge Olano Canales, du laboratoire Archéologie des Amériques de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne : « Les géoglyphes de formes animales (colibri stylisé, araignée, singe, orque), humaines et autres s’élèvent, eux, à environ 430, dont près de 318 ont été découverts grâce à nos recherches. »

Géoglyphe de singe.

Géoglyphe de singe. © Adobe Stock

On estime que ces formes ont été créées par la culture Nazca entre 200 avant notre ère et 700 de notre ère. Voire, dans plusieurs cas, par leurs prédécesseurs, les Paracas, des agriculteurs ayant vécu dans cette même région entre 800 avant notre ère et le début de notre ère. Jorge Olano revient sur ces problèmes de chronologie : « Au fil des années, plusieurs tentatives ont été menées grâce à différentes techniques scientifiques, mais aucune méthode concluante n’a encore été trouvée. Aujourd’hui, la plus communément acceptée repose sur la comparaison avec les motifs figurés sur les céramiques ou les textiles des cultures préhispaniques présentes dans la région.

Vase nazca : détail des motifs géométriques et d’un singe. Vers 200-700. Lima, Museo nacional de antropologia, arqueologia y historia.

Vase nazca : détail des motifs géométriques et d’un singe. Vers 200-700. Lima, Museo nacional de antropologia, arqueologia y historia. © NPL, DeA Picture Library, Bridgeman Images

C’est ainsi que les chercheurs estiment généralement que les grandes figures sont associées au Nazca ancien, situé chronologiquement entre 50 et 300 de notre ère alors que les plus petites, proches des textiles de la fin de l’ère Paracas, remonteraient entre 150 et 50 avant notre ère. » Il détaille une alternative : « Une autre approche consiste à analyser les céramiques trouvées à la surface, à proximité ou à l’intérieur des traces. Cela offre une référence valable sur l’époque d’utilisation des géoglyphes, mais pas nécessairement sur celle de leur création. Quoi qu’il en soit, ces céramiques semblent confirmer que la période Nazca correspond au moment d’intense fréquentation des géoglyphes. Quant aux petites figures, elles sont encore mal comprises, en partie parce qu’aucun reste matériel n’y est généralement associé. » Il n’empêche que la création de figures sur le sol désertique semble être une pratique très ancienne. « Cette dernière a évolué au fil du temps, dans ses techniques, dans ses dimensions et dans les motifs. Il est impossible de comprendre pleinement la raison d’être et la réalisation de ces créations sans tenir compte de l’évolution et des transformations de cette pratique au fil des siècles. Les récentes découvertes commencent à nous apporter un éclairage inédit sur ce processus. »

Géoglyphe du colibri dans le désert péruvien.

Géoglyphe du colibri dans le désert péruvien. © Adobe Stock

Si les gigantesques figures visibles depuis les airs sont les plus célèbres, elles sont surpassées en nombre et en ancienneté par de plus petites.

Interprétations et théories astronomiques

Peu visibles à l’œil nu depuis le sol à cause de leur gigantisme, ces signes – parfois perceptibles depuis les collines – sont mentionnés dès le XVIe siècle par le chroniqueur et conquistador espagnol Cieza de León dans son ouvrage Crónicas del Perú. Manuel Toribio Mejía Xesspe (1896-1983), un archéologue péruvien, est le premier à les étudier en 1926. Mais c’est surtout à partir des années 1930, lorsque les premiers pilotes militaires survolent le Pérou, que le public en prend connaissance. Selon Toribio Mejía Xesspe, ils correspondraient à un système de chemins sacrés empruntés lors de cérémonies et de procession. Et son hypothèse est loin d’être fantaisiste. En effet, de nombreuses théories ont été avancées pour donner un sens à ces tracés mystérieux, et quelques-unes sont assez exotiques : calendriers solaires, lieux sacrificiels, moyens de communication avec les extraterrestres ou pistes d’atterrissage pour des vaisseaux spatiaux… L’historien américain Paul Kosok (1869-1959) pense d’abord, en 1939, qu’ils font partie d’un système d’irrigation, puis il émet une autre hypothèse : en les observant depuis un avion le 22 juin 1941, au lendemain du solstice d’hiver, il constate que le soleil couchant est précisément dans l’axe d’une longue ligne. Le professeur surnomme alors cette bande désertique le « plus grand livre d’astronomie au monde » et émet l’hypothèse que ces lignes ont été conçues à des fins astronomiques. Maria Reiche (1903-1998), mathématicienne et archéologue d’origine allemande, poursuit son travail et consacre sa vie à étudier le site puis à faire pression pour sa préservation. Selon elle, « les peuples anciens ont dessiné des géoglyphes des constellations les plus liées à l’eau » et conclut qu’il s’agissait d’un immense calendrier astronomique et que certains de ces croquis d’animaux étaient inspirés de groupements d’étoiles dans le ciel nocturne. Cependant, en 1967, l’astronome britannique Gerald Stanley Hawkins (1928-2003), connu pour son travail en archéoastronomie, notamment sur les alignements de Stonehenge, les étudie avec l’aide d’un ordinateur. Et ne trouve aucune corrélation entre les changements des corps célestes et les dessins de Nazca.

Les risques de destruction des géoglyphes

Les géoglyphes de Nazca sont globalement restés intacts au cours des millénaires en raison du climat aride. De fait, la rareté des pluies limite l’érosion et le couvert végétal mais comme le souligne un article en ligne de Pierre Thomas (Laboratoire de Géologie de Lyon / ENS de Lyon) « des torrents généralement à sec peuvent parfois couler à la surface du plateau [dans cette région] lors d’évènements el Niño particulièrement vigoureux et l’éroder légèrement » (https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/Img659-2019-12-09.xml). Dans certains endroits « quelques lits de ruisseaux recoupent et effacent les géoglyphes, en particulier les ruisseaux temporaires dont le lit est tapissé de cailloux et sable clairs. De l’eau a assez coulé […] depuis 2 000 ans pour, localement, effacer-éroder-recouvrir les géoglyphes. » Ainsi, en 2009, de fortes averses issues de la route panaméricaine – un axe très important qui relie presque tous les pays des Amériques du nord au sud et qui traverse la zone de Nazca – ont déposé du sable et de l’argile sur trois doigts du géoglyphe en forme de main. Par ailleurs, cette autoroute n’est pas équipée de garde-corps ou de barrières visant à protéger les lignes de la destruction humaine. Au-delà des dommages causés par la pollution liée aux gaz d’échappement, on recense aussi ceux dûs aux conducteurs imprudents, indélicats, qui prétextent une « urgence mécanique » (comme ce fut récemment le cas avec un conducteur de camion qui a détruit l’une des images), ou qui déchargent leurs déchets dans cette zone… Sans compter les chercheurs d’or illégaux qui utilisent de la dynamite ! Aujourd’hui, il demeure impossible de surveiller un site aussi étendu et les quelques panneaux d’avertissement n’y suffisent pas. 

Une interprétation religieuse ?

Selon d’autres chercheurs, telle Maria Rostworowski (1915-2016), ethno-historienne péruvienne spécialisée dans l’histoire de l’Empire inca, les grandes figures ont été conçues pour être observées depuis le ciel, et sans doute étaient-elles destinées au dieu Kon, principale divinité des Paracas et des Nazca. Les mythes relatent que ce dieu possède la capacité de voler, comme on peut le voir sur les céramiques et les textiles, où il est représenté. Johan Reinhard, anthropologue et explorateur pour le National Geographic, en donne aussi une interprétation religieuse. « Vraisemblablement la plupart des lignes ne sont pas dirigées vers un point situé sur l’horizon géographique ou céleste, mais plutôt en direction de lieux où étaient pratiqués des rituels afin de demander de la pluie et de bonnes récoltes », écrit-il dans son livre The Nazca Lines: A New Perspective on their Origin and Meanings.

Géoglyphe de l’araignée dans le désert péruvien.

Géoglyphe de l’araignée dans le désert péruvien. © Adobe Stock

Parmi les propositions les plus récentes figurent celles de Jorge Olano : « Les géoglyphes figuratifs géants représentent principalement des animaux sauvages. Associés à des poteries brisées et disséminés le long d’un réseau complexe de géoglyphes linéaires et trapézoïdaux, ils ont probablement été créés et utilisés dans le cadre d’activités rituelles et cérémonielles à l’échelle communautaire. Quant aux petits géoglyphes, représentant principalement des motifs humains ou des éléments modifiés par l’homme, tels que des animaux domestiques et des têtes décapitées, ils sont généralement situés à proximité des sentiers sinueux qui traversent la pampa, et, visibles au niveau du sol, ont probablement été réalisés par des individus ou de petits groupes, comme des “signes” ou “marqueurs” afin de transmettre des informations sur les activités humaines. »

Géoglyphe en forme de main.

Géoglyphe en forme de main. © Adobe Stock

Les géoglyphes figuratifs géants ont probablement été créés et utilisés dans le cadre d’activités rituelles et cérémonielles à l’échelle communautaire.

L’IA à la rescousse

L’équipe de l’université de Yamagata au Japon et Jorge Olano travaillent depuis 2004 à recenser les géoglyphes monumentaux de Nazca. Ce dernier en témoigne : « La Pampa couvre une vaste étendue de plus 400 km2, ce qui rend la prospection à pied et l’analyse de toutes les images aériennes particulièrement longues et coûteuses. Grâce à l’intelligence artificielle, nous pouvons analyser une grande quantité de données géospatiales pour identifier les zones prioritaires. Cette approche accélère considérablement le processus de détection des géoglyphes, qui sont bien plus nombreux que l’on ne l’imaginait jusqu’ici, et améliore notre compréhension de leurs caractéristiques et de leur distribution. » Dirigées par le professeur Masato Sakai, ces investigations ont combiné l’imagerie satellite, la photographie aérienne, le LiDAR à balayage aéroporté et la photographie par drone. En 2022, sont ainsi « sortis de terre » 168 nouveaux tracés dessinant humains, chats, orques, oiseaux, camélidés, serpents et une « paire de jambes », le plus grand jamais mis au jour. Cette étude conjointe de l’Institut de Nazca, de l’université de Yamagata et d’IBM Japan, Ltd. vient d’être publiée dans la revue académique internationale Journal of Archaeological Science.
Avec l’aide de l’intelligence artificielle, les spécialistes prévoient de créer une vaste carte des géoglyphes des déserts de Nazca et de Palpa. En collaboration avec le ministère péruvien de la Culture, ces informations contribueront à protéger ces sites patrimoniaux importants des futurs projets de construction liés à l’expansion des zones urbaines. Par ailleurs, le succès de cette technologie ouvre des perspectives inédites en matière de recherche dans la région, notamment pour mieux connaître ces merveilles et ceux qui les ont gravées… 

Géoglyphe représentant une « paire de jambes ».

Géoglyphe représentant une « paire de jambes ». © Yamagata University Institute of Nasca

Pour aller plus loin :
BACHIR BACHA A., 2012, « Les géoglyphes de Nazca. Une symbolique inscrite dans le désert péruvien », dans Archéologie des Amériques, en ligne : https://archam.cnrs.fr/les-geoglyphes-de-nazca-une-symbolique-inscrite-dans-le-desert-peruvien/
MALATESTA P., 1998, « Les lignes mystérieuses de Nazca », dans Le Courrier de l’Unesco : une fenêtre ouverte sur le monde, 51, 3, p. 44-48 : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000111124_fre
REINHARD J., 1996, The Nazca Lines: A New Perspective on their Origin and Meanings, Editorial Los Pinos.
SAKAI M., LAI Y., HAYASHI M., OLANO J. O., 2023, « Accelerating the discovery of new Nasca geoglyphs using deep learning », Journal of Archeological Science, vol. 155, 105777, Doi : 10.1016/j.jas.2023.105777