Crise de mortalité dans l’antique Bordeaux

La sépulture multiple 466 (détail).

La sépulture multiple 466 (détail). © Hadès 2021

Le quartier Saint-Seurin, avec sa basilique médiévale autour de laquelle se trouve une importante nécropole antique, constitue l’un des pôles archéologiques majeurs de Bordeaux. Une fouille préventive de vaste ampleur, sur plus de 3 000 m2, a été menée en 2016-2017 par la société Hadès, dévoilant des pratiques funéraires inconnues jusqu’à ce jour à Burdigala.

Une longue occupation

Le projet immobilier engagé par Gironde Habitat (Office public départemental), visant à réhabiliter les bâtiments de l’ancien hôtel de police situé rue Abbé de l’Épée, au sein de l’îlot Castéja, à Bordeaux, a permis de mener des investigations sur un secteur encore inexploré de ce quartier. Le diagnostic archéologique effectué par ­l’Inrap préalablement aux travaux avait révélé d’importants vestiges. La fouille préventive conduite ensuite par la société Hadès a livré une occupation continue depuis le IIIe siècle jusqu’à l’époque moderne. Localisé sur la rive gauche de la Garonne et à proximité de la place Gambetta (centre-ville actuel), ce quartier se trouve aux marges occidentales de Burdigala, alors en plein développement au Haut-Empire. Mais, en raison de la rétraction de la ville à la fin de l’Antiquité, le site est relégué en périphérie et se trouve rattaché au bourg Saint-Seurin. Implanté en milieu rural, il est investi à la fois par des espaces péri-urbains (avec jardins et terrains cultivés) et par le monde des morts. De fait, l’une des nécropoles les plus importantes de la ville s’y développe.

Un site occupé dès le Haut-Empire

Au début du Haut-Empire, le site de l’îlot Castéja est donc inclus dans l’emprise urbaine de Burdigala comme le suggèrent plusieurs indices. Dans la partie sud, on relève la présence d’un long fossé axé est-ouest, qui correspond vraisemblablement à l’un des axes structurants de la ville (decumani) ; des traces de maçonneries fournissant le tracé très partiel d’un bâtiment dont la fonction est inconnue ; enfin, un bassin quadrangulaire bien conservé construit dès le milieu du IIIe siècle et abandonné au Bas-Empire.

Le bassin antique.

Le bassin antique. © Hadès 2021

Comment gérer une tombe multiple ?

Dans les tombes qui livrent cinq individus, le mode opératoire est relativement standardisé : le fond du creusement accueille trois individus installés côte à côte, avec la même orientation ou tête-bêche, l’ordre des dépôts s’opérant d’une paroi vers l’autre. Les 4e et 5e défunts sont côte à côte sur les trois premiers, à proximité des parois (pour des raisons évidentes d’accessibilité). Dans la tombe 519, les jambes du dernier inhumé ont été repoussées vers le centre, l’axe du corps ne suivant pas celui du creusement. Cette manipulation a généré un espace vide, afin vraisemblablement de dégager une place supplémentaire, qui n’a finalement pas été occupée. C. D.

La sépulture multiple 519.

La sépulture multiple 519. © Hadès 2021

La nécropole tardo-antique

La nécropole, datée entre la fin du IIIe siècle et le début du VIe siècle, est marquée par trois phases d’occupation. La première couvre une période comprise entre la deuxième moitié du IIIe siècle et la première moitié du IVe siècle de notre ère. Elle regroupe les sépultures individuelles de sujets de tous âges et des deux sexes. Les modes d’inhumation, majoritairement ouest-est, sont diversifiés : cercueils cloués, contenants périssables, fosses couvertes, tombes sous tuile (bâtières, coffrages) et amphores. Quelques résidus de textiles évoquent des linceuls et des vêtements, l’inhumation habillée étant attestée par de nombreux restes de chaussures. Le mobilier funéraire est constitué d’objets personnels tels que des éléments de parure (bracelets, bagues, colliers) ou des accessoires vestimentaires (boucles de ceinture, fibules, chaussures) ainsi que de la vaisselle. Cette dernière se compose de céramiques d’une grande variété et d’objets en verre, plutôt disposés vers la partie supérieure du corps du défunt et ayant parfois fait l’objet de bris volontaires. Mais la plupart de ces dépôts ne comportent qu’un seul objet, le plus souvent un vase de consommation individuelle en céramique. Exceptionnellement, on retrouve des outils ou des instruments artisanaux.

Tombe d’enfant en amphore.

Tombe d’enfant en amphore. © Hadès 2021

C’est la deuxième phase de fonctionnement de cette nécropole qui fait sa particularité, avec un grand nombre de sépultures multiples.

De l’usage du cercueil en contexte de crise

Lorsqu’il est présent au sein d’une tombe multiple, le contenant rigide correspond au premier dépôt réalisé dans la fosse. Les inhumations suivantes s’organisent autour, soit d’un seul côté, soit de part et d’autre comme c’est le cas dans la tombe 592. Dans la mesure où les inhumations suivantes n’affectent pas la première, le laps de temps qui les sépare a dû être suffisamment court pour que la décomposition du contenant ne soit pas trop avancée et pour que la mémoire collective ait conservé l’information. C. D.

Vue zénithale de la sépulture multiple 592.

Vue zénithale de la sépulture multiple 592. © Hadès 2021

La singularité de la deuxième phase funéraire

C’est la deuxième phase de fonctionnement de cette nécropole qui fait sa particularité. Il s’agit de 93 sépultures multiples – contenant entre 2 et 14 sujets – pour un total de 425 individus des deux sexes et de tous âges. Ces effectifs augmentent du nord au sud et d’ouest en est, attestant d’une part la progression des inhumations vers le sud-est et d’autre part une hausse de la mortalité. Les dépôts ont très majoritairement été opérés en pleine terre dans des fosses rectangulaires, plus ou moins étroites, et aux dimensions adaptées au nombre de défunts. Les tombes s’organisent en rangées parallèles, d’espacement variable, orientées nord-sud. Les corps reposent sur le dos, sur un seul niveau, dans des attitudes diver­­­ses qui témoignent d’un traitement peu ordonné. La présence de nombreux accessoires vestimentaires (boucles de ceinture, fibules), de clous de chaussures ou encore de restes de tissus sur certains objets indique que les défunts ont été ensevelis, rapidement, habillés et sans avoir reçu de traitement mortuaire. La composition de la population, l’absence d’arme ou de lésion traumatique à l’origine du décès indiquent la survenue d’une épidémie à Burdigala entre le IIIe et le IVe siècle de notre ère. Malheureusement, l’histoire des pandémies ne permet pas de déterminer de quelle « pestilence » antique il s’agit puisque cet épisode ne coïncide avec aucune des trois grandes épidémies connues (la peste antonine ou peste galénique, vers 166-190 ; la peste de Cyprien, entre 251 et 270 ; la peste justinienne, entre 541 et 767). Les analyses de paléobiochimie moléculaire engagées en collaboration avec le laboratoire PACEA (université de Bordeaux) et le Max Planck Institute (Leipzig, Allemagne) n’ont pas mis en évidence de traces d’ADN bactérien. À ce jour, la nature de cette mortalité de masse reste donc indéterminée, et les éléments de comparaison sur le territoire sont inexistants.

Exemples de mobilier céramique.

Exemples de mobilier céramique. © Hadès 2021

La fin de l’occupation funéraire

La dernière phase funéraire se caractérise par une occupation de faible densité entre la deuxième moitié du Ve siècle et le début du VIe siècle. Répartie sur une centaine de mètres carrés dans le quart nord-est de la zone de fouille, la quinzaine de tombes de ce secteur présente une organisation en rangées parallèles. Il s’agit de tombes d’enfants, d’adolescents et d’adultes dont quatre femmes. Les modes d’inhumation sont diversifiés, majoritairement en fosse couverte ou en contenant en bois. La bâtière de tuiles, les amphores et le coffrage de tuiles sont, dans une moindre mesure, présents. L’éparpillement des tombes de cette phase pourrait s’expliquer par la volonté de ne pas réinvestir un lieu connu pour avoir accueilli en masse les dépouilles de sujets vraisemblablement malades, pour des raisons de croyance ou simplement d’ordre sanitaire.

Une quenouille en jais

Une quenouille façonnée dans une roche noire (jais) a été mise au jour dans la sépulture 560. De forme allongée, elle est bipartite. L’extrémité la plus large est soulignée par une rainure transversale. L’extrémité la plus fine, brisée, conserve la trace d’une perforation centrale d’un millimètre de diamètre. L’objet est facetté, poli, de section aplatie, avec une épaisseur plus importante au centre. Celui-ci, plus large, sert d’arrêt à un anneau mobile coulissant, de section pentagonale, orné de deux rainures concentriques. Tenue dans une main ou calée sous un bras, la quenouille était employée dans le filage de fibres textiles (laine, lin, chanvre). Celles-ci étaient enroulées en son sommet puis étirées et filées autour d’un fuseau. Il n’est pas rare de rencontrer ce type d’objet en contexte funéraire dans l’Antiquité tardive, en particulier dans des sépultures féminines. C. D. et F. L.

Quenouille en jais.

Quenouille en jais. © Hadès 2021

La restructuration du haut Moyen Âge

Au début du Moyen Âge, les niveaux antiques sont arasés. L’occupation se modifie, l’espace funéraire se rétracte vers l’ouest au profit de l’enclos canonial de Saint-Seurin. Il est délimité par deux fossés avec une entrée devant laquelle se trouve un aménagement défensif de type barbacane. Le passage existant pourrait indiquer la présence d’une voirie. L’occupation funéraire médiévale compte six sépultures individuelles et une triple. De typologie variable (coffrage mixte doté d’un couvercle trapézoïdal en bâtière en remploi, contenant rigide périssable, sarcophage monolithique trapézoïdal), elles rassemblent des adultes des deux sexes et deux immatures. Pour cette période, les pratiques diffèrent de celles observées au sud de la collégiale où les inhumations en sarcophages sont majoritaires.

Exemple de mobilier métallique.

Exemple de mobilier métallique. © Hadès 2021

L’occupation moderne et contemporaine

L’emprise de fouille se déploie également sur l’emplacement d’un couvent du XVIIe siècle, le couvent des Catherinettes remplacé, à partir du XIXe siècle, par l’Institut des sourdes-muettes, dont les bâtiments ont été réaffectés après-guerre en préfecture puis commissariat central. L’implantation des Dominicaines de Bordeaux, ou sœurs de Sainte-Catherine-de-Sienne, dites « Catherinettes », se fait en 1627, dans un premier temps, dans le secteur des allées de Tourny. Mais on cherche rapidement un nouveau lieu et le choix se porte sur l’un des terrains de la sauveté de Saint-Seurin. Désaffectés avant la fin du XVIIIe siècle, les bâtiments sont agrandis et réhabilités au début du XIXe siècle pour l’installation de l’Institut des sourdes-muettes, qui s’inscrit dans le lent processus d’urbanisation et d’aménagement de cet ancien bourg canonial et de son cimetière, et qui voit aussi la création d’une voirie. 

Le riche mobilier de la sépulture 521

La sépulture 521 a livré un mobilier de parure luxueux qui comprend une boucle d’oreille en or, une épingle à tête en argent, une tête d’épingle en alliage cuivreux de forme ovale caractérisée par une bordure crénelée et une tige recourbée à section circulaire, un ensemble de perles en or, en verre et en ambre associées à un fermoir de collier en argent et à une attache en alliage cuivreux. Un gobelet en verre soufflé vert clair, à pied conique et lèvre rebrûlée, complète la collection, ainsi qu’un potentiel petit coffret en plomb-étain, de forme circulaire, d’environ 10 cm de diamètre. C. D. et F. L.

Boucle d’oreille in situ.

Boucle d’oreille in situ. © Hadès 2021