Tribune libre du patrimoine : « Patrimoine : quelle politique ? »
La crise politique provoquée par le président de la République en juin dernier a amené la formation d’un nouveau gouvernement, cet automne, qui peut – ou pas – durer. Par-delà les changements de personnalités, parfois anecdotiques, par-delà les tendances partisanes et les idéologies, souvent vaines, se pose à nouveau une question politique, au sens premier du terme : quelle place veut-on pour le patrimoine dans notre société ?
Depuis 1959, le patrimoine dépend du ministère de la Culture, vérité si évidente qu’on oublie qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Avant Malraux, les « beaux-arts » étaient un secrétariat d’État placé auprès du ministère de l’Éducation nationale. Au XIXe siècle, il a même été longtemps rattaché au ministère de l’Intérieur, comme on le voit encore en Allemagne.
L’organisation politique du patrimoine
Le ministre de la Culture a un large portefeuille, que couvre un domaine très sensible : la communication, c’est-à-dire l’audiovisuel public. C’est pourquoi, à deux reprises, en 1986 et 1997, sous deux coalitions de couleur politique opposée, on a créé à côté du ministre de la Culture en titre un secrétariat d’État au Patrimoine. Si l’expérience a chaque fois été de courte durée, ce système a pourtant quelques vertus. La première est de soulager le ministre qui, dans une écrasante majorité des cas, est plutôt accaparé par le spectacle vivant et l’art contemporain, sujets sur lesquels on peut capitaliser plus aisément dans une société médiatique qui vénère l’événementiel. Par ailleurs, avec son temps long, ses entreprises spécialisées, ses règles contraignantes, le patrimoine constitue un objet administratif fragile, qui nécessite une connaissance fine d’un système législatif et juridique complexe. Ensuite, contrairement aux beaux discours, la coexistence des arts « vivants » et du patrimoine au sein du ministère ne crée que peu de synergies et de pratiques nouvelles. On l’a mesuré en mai 2022 quand, en pleine campagne électorale, une ministre macroniste les opposa maladroitement, avant de réaliser sa bévue révélatrice et d’effacer sa « tweet-pensée »… Enfin, on veut croire qu’une telle partition rendrait plus complexe le transfert en cours d’exercice de crédits de l’un vers l’autre, qu’on a parfois connu – au détriment du patrimoine évidemment.
Un budget proche du milliard
Avec la dernière réforme du ministère de la Culture, il y a quinze ans, le patrimoine est de fait devenu, avec un budget proche du milliard, un secrétariat d’État qui ne dit pas son nom. Il est piloté par un haut fonctionnaire qui doit suivre la politique de son ministre, mais aussi parfois celle de l’Élysée. Sous le règne du « nouveau monde » de 2017, qui s’achève, les défauts monarchiques de la Ve République se sont accentués, au point que le Président, voire son épouse, ont joué un rôle qui excède sans doute ce qu’on observe ailleurs. L’affaire des vitraux de Notre-Dame en constitue la dernière et retentissante illustration.
Il est donc souhaitable que le prochain ministre de la Culture retrouve son autonomie intellectuelle, qu’il puisse gouverner et non pas seulement obéir aux princes du moment pour les flatter, en respectant son administration et ses expertises, enfin que dans ce cadre assaini politiquement, le patrimoine puisse connaître une autonomie qui en renforce la légitimité.
Sauvegarder sans argent ?
Le patrimoine représente une charge financière non négligeable, on le sait. C’est la conséquence d’un choix propre à l’Occident, au début du XIXe siècle, quand on a voulu conserver une partie du passé, tant de pierre que de papier, tant monumental et archéologique qu’artistique, et l’intégrer à la modernité. Choix stupéfiant, qui demeure soumis à un consensus social, mais aussi à une équation financière délicate : il y a toujours plus de patrimoine, par intégration de nouveaux objets issus du passé récent, mais aussi toujours plus de travaux liés au vieillissement naturel du patrimoine ancien. Il faudrait sans doute y ajouter les coûts des accidents, humains ou naturels, qui frappent régulièrement le patrimoine.
Il faut donc beaucoup d’argent (soit actuellement un peu moins de 500 millions d’euros annuels environ, pour le ministère de la Culture), mais aussi de la rigueur. L’expérience récente a en effet montré qu’il est difficile de jouer sur ce budget, et qu’il faut absolument rester constant et éviter les effets de « yoyo », qui détraquent une machinerie très fragile. De ce point de vue-là, ces dernières années ont été favorables et le budget du patrimoine consolidé. S’y est ajouté le « Loto du Patrimoine » avec la mission Bern, mis en place dès 2017, dispositif formidable qui peut sans doute être encore augmenté.
Vers l’essoufflement du système ?
Cependant, il faut sans doute ici prêter attention à quelques signaux faibles d’essoufflement du système tel qu’on l’a connu. Les églises en constituent un : leur état général a évolué négativement depuis un demi-siècle, traduction matérielle d’un phénomène spirituel, l’effondrement du catholicisme. Cela implique des destructions régulières, des abandons ou arrêtés de péril qui sont souvent l’antichambre du bulldozer, mais aussi à l’inverse des travaux sans fin (on songe au patrimoine religieux à la Ville de Paris) et de plus en plus de vandalisme, motivé aussi bien par la haine anti-chrétienne que par la bêtise, dont l’incendie criminel de Saint-Omer est le dernier témoignage. Avouons-le : une solution reste à trouver face au devenir de ce patrimoine.
Châteaux à vendre
Cette situation trouve un écho dans un autre type de patrimoine traditionnel, le château, qui subit les affres de l’évolution des fortunes familiales, des modes et manières d’habiter, quand il n’est pas un poids qu’on ne souhaite plus transmettre même dans les « anciennes » familles… Des centaines de châteaux sont aujourd’hui à vendre en France, et partout se multiplient les sauvetages aussi sympathiques que confus, comme ces acquisitions collectives de plusieurs milliers de petits propriétaires ou ces rachats à l’euro symbolique, qui décalent temporairement le problème. Si l’on doit se réjouir du sauvetage du château de Dampierre, le cas particulier ne fait pas ici modèle. Cette situation nationale des églises et des châteaux, à laquelle on pourrait ajouter le patrimoine du XXe, aux échelles dilatées, contraste fortement le miroir de la capitale : si l’on compare les besoins financiers actuels de trois grands établissements parisiens, on dépasse le milliard d’euros. Sur ce plan, il convient de saluer l’unique caprice présidentiel de M. Macron en matière de grands travaux, la réhabilitation du château de Villers-Cotterêts (220 millions), un monument majeur situé hors de l’Ile-de-France, sauvé in extremis de la ruine.
« Plutôt 1 000 monuments pour 50 ans, que 50 monuments pour mille ans »
Cet état est d’autant plus délicat que le problème des moyens va bientôt se poser de manière aiguë : la dette colossale de la France commence à être prise au sérieux par les Français, qui sentent que ses conséquences, la réduction de l’argent public, pourraient bien être violentes. À l’heure de choix cruels, il n’est d’ailleurs pas illégitime de se demander que pèsera le consensus autour du patrimoine. On en revient ainsi à une antienne pour ses défenseurs : réfléchir en termes financiers contraint à mettre en avant l’entretien, la prévention, plutôt que les grands chantiers qui brillent et les « enjolivements » patrimoniaux, poussés par l’école des « interventionnistes », dont les caprices coûtent un argent inutile au bien commun, alors que tant de chantiers doivent être menés pour maintenir et sécuriser, donc transmettre. Là encore, on peut méditer l’adage du ministère de la Culture des années 1970 : « plutôt 1 000 monuments pour 50 ans, que 50 monuments pour mille ans ». Il ne semble pas qu’on ait jamais intégré cette philosophie, et surtout qu’on s’en soit donné les moyens à la fois intellectuels, humains et administratifs.
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