Quand les fous envahissent le Louvre (3/9). L’amour fou : aux sources d’un lieu commun
D’une continuité remarquable, l’assimilation, plus ou moins dépréciative, du sentiment amoureux à la folie court dans la culture occidentale de l’Antiquité au Moyen Âge puis aux Temps modernes. Le thème constitue, à cet égard, un inépuisable sujet littéraire et figuratif.
Les manifestations d’amours déréglées jusqu’à la monstruosité abondent dans la mythologie et le théâtre grecs : la redoutable Médée que son amour (déçu) pour Jason pousse au fratricide, au meurtre puis à l’infanticide, Phèdre éprise de son chaste beau-fils Hippolyte (coupable d’avoir dédaigné la déesse de l’Amour, Aphrodite) ou la propre mère de Phèdre, Pasiphaé, qui s’éprend d’un taureau avec lequel elle s’unit grâce à l’ingéniosité perverse de Dédale, engendrant rien de moins que le Minotaure. Ces récits cataclysmiques étaient susceptibles de fournir matière à une dénonciation de l’amour comme source de l’abolissement du discernement et de l’accomplissement des folies les plus criminelles.
Aberration du désir amoureux
La folie amoureuse est une notion très familière aux écrivains et philosophes tant grecs que romains (lesquels parlent, à ce propos, de furor), les seconds regardant la passion amoureuse comme une cause des « maladies de l’âme ». Cette défiance n’implique toutefois pas une condamnation de principe. Il en va différemment du christianisme qui fustigera, dans la sphère monastique en particulier, l’aberration du désir amoureux en des termes véhéments : « La beauté physique ne va pas au-delà de la peau. Si les hommes voyaient ce qui est sous la peau, la vue des femmes leur soulèverait le cœur. Quand nous ne pouvons toucher du bout du doigt un crachat ou de la crotte, comment pouvons-nous désirer embrasser un sac de fiente ? » (Odon, abbé de Cluny, Xe siècle).
La folie de l’amour courtois
Les élites de la période médiévale opposèrent obstinément aux imprécations monastiques un « rêve d’héroïsme et d’amour », pour reprendre le titre d’un chapitre de L’Automne du Moyen Âge, maître livre de Johan Huizinga, et ce jusqu’à la déraison. Adaptation en vers français de l’œuvre d’Ovide, composée au début du XIVe siècle, l’Ovide moralisé, dont le succès fut considérable, contient un passage révélateur de l’appréhension des amours d’Hélène et de Pâris qui impliquaient à la fois le rapt et l’adultère, tout en étant la cause d’une guerre interminable, de l’anéantissement de Troie et de la décimation de ses habitants. Au XIIe siècle, Benoît de Sainte-Maure dans son Roman de Troie y avait vu un modèle idéal de perfection amoureuse, ce qui pourra surprendre (s’agissait-il de complaire à Aliénor d’Aquitaine qui avait elle-même quitté un prince pour un autre ?). Dans l’Ovide moralisé, Hélène qualifie crûment son union avec Pâris de « folie et putage » tout en y reconnaissant un « délit » plaisant.
« Quand on eut bien considéré
L’intérêt du Public, celui de la Partie,
Le résultat enfin de la suprême Cour
Fut de condamner la Folie
À servir de guide à l’Amour. »
Jean de La Fontaine, « L’Amour et la Folie », Fables, 1693 [1694], livre XII.
Éperdus, mélancoliques ou affolés
L’espace fictionnel entre l’idéalisme courtois – amoral – du Roman de Troie et le cynisme de l’Ovide moralisé « traquant comme chez Ovide les tourments du désir plutôt que ceux du sentiment1 » favorisa l’émergence d’une foule de fous d’amour médiévaux. La littérature mûrie au sein des cours sublimera l’âpre réalité, où l’amour vrai ne joue aucun rôle, dans un univers romanesque peuplé de chevaliers éperdus (dont Lancelot constitue le type même), de mélancoliques au cœur palpitant et de couples illégitimes affolés (dont Tristan et Iseut incarnent des modèles insurpassables). Ce faisant, la culture médiévale cristallisera une somme de figures mémorables et de trames dramatiques qui se révéleront d’une impressionnante pérennité ; il n’est que de considérer l’œuvre opératique de Richard Wagner.
La Folie Tristan
« Messire Tristan et Yseut la blonde burent ensemble le breuvage amoureux. » La phrase servant de « légende » à la présente enluminure nous introduit au cœur de cette histoire médiévale explorant une passion accidentelle et dévastatrice. Situé dans le monde celte (Cornouaille, Irlande, Bretagne) à l’origine du mythe, le récit sera agrégé à la légende arthurienne dont il est initialement indépendant. La trame dramatique, déclinée en de nombreuses versions à partir de celle, anglo-normande, fixée au XIIe siècle, est aussi simple qu’implacable. Le roi de Cornouaille, Marc, a confié à son vaillant neveu, Tristan, le soin d’aller chercher, par-delà les mers, la blonde Iseut qu’il a résolu d’épouser. Sur le chemin du retour, Tristan et Iseut boivent, par méprise, un philtre d’amour (un « vin herbé » préparé par la mère de la jeune femme à l’intention du roi Marc) et tombent aussitôt éperdument amoureux. La légende définit, pour la postérité, un paradigme d’amour courtois fatal rendu impossible par la morale, les codes sociaux et le devoir. Les amants ne pourront se rejoindre que dans la mort. Tristan et Iseut forment le couple modèle annonçant (et dépassant d’emblée) tous les « fous d’amour » de la littérature chevaleresque.
Aristote subjugué par Phyllis
Les mésaventures d’Aristote amoureux offrent une autre déclinaison féconde de la corrélation de la folie et de l’amour. Inconnu de l’Antiquité (on présume qu’il s’agit d’une adaptation d’un conte arabe, peut-être d’origine indienne, le Vizir sellé et bridé), le sujet de la subjugation – littérale et métaphorique – du philosophe apparaît au XIIIe siècle dans le Lai d’Alexandre attribué au Normand Henri d’Andeli et, plus récemment, à l’écrivain et chroniqueur Henri de Valenciennes. L’histoire est, en résumé, la suivante : Alexandre le Grand ayant atteint l’Inde néglige ses devoirs politiques et militaires pour les beaux yeux d’une Indienne (nommée Phyllis2 dans une version ultérieure en langue allemande). Il se fait tancer par son mentor Aristote, ce qui suscite l’ire de la jeune femme et l’incite à se venger en séduisant le Stagirite. Conquis, Aristote lui promet, en échange de ses faveurs, de défendre ses intérêts auprès du conquérant. Le philosophe concupiscent, après avoir perdu son intégrité, abandonne la dignité qui lui reste en laissant l’intrigante user de lui comme d’une monture sellée et bridée. Dans le Lai d’Alexandre, ce dernier, témoin fortuit de la scène, éclate de rire, et la fable, sans autre conséquence, de se conclure, dans la plus pure tradition hédoniste ovidienne de l’Omnia vincit amor, (« l’amour triomphe de tout ») par cette sentence : « Amour vainc to(u)t, & to(u)t vaincra / tant com li monde durera. »
Le succès de l’anecdote
Dans la version germanique, plus grinçante et plus misogyne, le philosophe, insulté par une Phyllis triomphante, s’enfuit, honteux, méditant sur la malice et la rouerie féminines. La subjugation d’Aristote devint un topos (lieu commun) de la culture médiévale et de la Renaissance. Les chrétiens n’étaient sans doute pas mécontents de voir ainsi ridiculisé et aveuglé par l’amour le plus prestigieux des philosophes païens (Platon mit du temps à lui disputer ce titre). Des éléments plus troubles, qui ont fait le bonheur des psychanalystes, entrent aussi en jeu dans cette histoire d’humiliation amoureuse « équestre ». C’est surtout le sexisme foncier de la période et l’admonestation contre le risque de domination des femmes contenue dans l’anecdote qui assurèrent le succès de cette dernière. On retrouve Phyllis sur le dos d’Aristote dans le décor de nombre d’objets du quotidien (comme le superbe aquamanile présenté dans l’exposition du musée du Louvre et une série de coffres en ivoire, possibles cadeaux de mariage). Le couple apparaît plus tard dans des gravures de la Renaissance, allemande surtout (Matthäus Zasinger, Hans Baldung Grien, Georg Pencz, etc.), lesquelles exploitent l’érotisme scabreux d’une situation qui est aussi une occurrence frappante du riche thème du « monde renversé ».
Les chevaliers fous d’amour
La « folie d’amour » d’un amant rongé par le désespoir après avoir constaté l’impossibilité d’une passion dont l’objet, souvent une femme mariée, se refuse ou/et lui échappe constitue l’un des topoï du roman chevaleresque. Hors de lui, éperdu, le héros désespéré, dégradé et bientôt ensauvagé, erre dans les lieux les plus reculés, « haïssant la vie ». Le prototype – médiéval s’entend – du chevalier fou d’amour est Tristan. Les héros faillibles de la geste arthurienne – Yvain dans Le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes et Lancelot du Lac (épris de Guenièvre, l’épouse de son roi, laquelle le rejette et le bannit) – constituent ensuite les grands jalons d’un paradigme littéraire menant, sans détour, jusqu’au Roland furieux. Effrayante par ses effets autant par ses conséquences, cette « rage mélancolique » (le beau mot de mélancolie apparaît en français, au XIIe siècle, sous la plume de Chrétien dans Le Chevalier au lion précisément) avoisine celle dont font état les traités des démonologues et des médecins du temps, dont les poètes courtois semblent s’être inspirés. On retrouve ici l’oscillation du pendule entre théologie et médecine, qui revendiquent chacune une folie d’amour dont l’attraction romanesque, en dépit de l’ironie corrosive de l’Arioste puis de bien d’autres écrivains, demeura inentamée.
Le fou luxurieux
L’antique lieu commun de l’intrication de la folie et de l’amour trouva, entre la fin du Moyen Âge et la Renaissance, une déclinaison graphique et picturale que l’on qualifiera de « bourgeoise », par opposition au caractère aristocratique des amours transgressives du roman courtois. Abondamment représentée dans l’exposition du Louvre, cette veine moralisante, principalement allemande et néerlandaise, consiste à allégoriser le fou de cour, adepte des plaisanteries et des gestes obscènes, en une image de l’amour sous sa forme déréglée, la plus évidemment condamnable, la luxure. Identifiable par tous les contemporains avec sa tenue à grelots grotesque infâme, le « fou luxurieux » est présent, à l’origine même de l’art de la gravure au burin, chez l’anonyme rhénan (actif entre le milieu du XVe siècle et la fin des années 1460) connu sous le nom de Maître E. S. Le fou se trouve acoquiné dans la gravure reproduite ici à une allégorie plus anciennement établie de la luxure (consistant en une femme lascive, dans le plus simple appareil, dotée d’un miroir), que le drôle lutine. Dans d’autres estampes du même artiste, l’introduction – novatrice – du fou dans l’iconographie du Jardin d’amour suffit à corrompre ce lieu conventionnel où se courtisent « honnêtement » les aristocrates dans l’univers courtois.
Les gravures « corsées » de Sebald Beham
Artiste nurembergeois remuant (chassé de la ville, une première fois, en 1525 pour impiété) et adepte des petites gravures « corsées », Sebald Beham ne pouvait manquer de s’emparer du sujet où il se montre original : il apparie un fou et une « bouffonne » présentant, chose inhabituelle, le même habit que lui. Chacun est associé à un objet renvoyant aux organes procréateurs de l’homme et de la femme, qui souligne leur passion dominante. Mais il arrive que le fou se trouve en quelque sorte dédouané d’une luxure dont il est la victime (et non l’initiateur), comme dans cette surprenante gravure3 de 1541 où deux femmes contraignent un fou, nullement consentant, à satisfaire leur lubricité.
La Mort, le fou et les amants
On conclura cette évocation de l’évolution d’une iconographie moraliste pléthorique avec un tableau d’un grand peintre flamand de la Renaissance actif entre Anvers et Bruxelles, Pieter Coecke van Aelst (voir ouverture). L’œuvre fusionne, de manière révélatrice, un thème lié à l’iconographie du triomphe de la Mort, le thème des amants « bien nés » surpris par la mort, et l’iconographie, plus récente, du fou agent et symbole de la luxure. Le fou, incriminé, s’y trouve implicitement présenté comme l’allié de la camarde. La satire sociale de la folie, en reprenant une antienne de la métaphysique de la terreur, prend alors un tour singulièrement menaçant.
1 Croizy-Naquet C., « L’Ovide moralisé ou Ovide revisité : de métamorphose en anamorphose », Cahiers de recherches médiévales, 9 (2002), Lectures et usages d’Ovide, p. 39-52.
2 Elle porte beaucoup d’autres noms, selon les versions, dont celui de Campaspe, favorite d’Alexandre, plus tard offerte par le conquérant à son peintre attitré, Apelle de Cos, si l’on en croit Pline l’Ancien.
3 Cette œuvre ne figure pas dans l’exposition du Louvre.
« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivolin, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue de l’exposition, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.