Focus sur un chef-d’œuvre : la première commode habillée de Sèvres

Bernard II van Risenburgh (BVRB), commode en porcelaine de Sèvres, Paris, vers 1760. Bâti de chêne, placage de loupe de thuya à l’extérieur, de bois de rose à l’intérieur (revers et contour des portes, chants des tablettes), porcelaine de Sèvres, bronze doré, marbre griotte rouge, 89 x 143 x 54 cm. Estampilles sur les deux angles antérieurs : BVRB, JME. Marques au revers des plaques de porcelaine. Collection particulière.

Bernard II van Risenburgh (BVRB), commode en porcelaine de Sèvres, Paris, vers 1760. Bâti de chêne, placage de loupe de thuya à l’extérieur, de bois de rose à l’intérieur (revers et contour des portes, chants des tablettes), porcelaine de Sèvres, bronze doré, marbre griotte rouge, 89 x 143 x 54 cm. Estampilles sur les deux angles antérieurs : BVRB, JME. Marques au revers des plaques de porcelaine. Collection particulière. © Christophe Fouin

Conçue par le marchand mercier Simon Philippe Poirier qui, à la fin des années 1750, fut le premier à utiliser la porcelaine pour le décor de mobilier, cette extraordinaire commode, à deux vantaux ouvrant en zigzag, est ornée de quatre-vingt-dix plaques en porcelaine de Sèvres. Probablement commandée par une petite fille de Louis XIV, elle demeure aujourd’hui dans une insigne collection européenne.

Cette commode a été généreusement prêtée dans des expositions en 1974 et en 20141. Pierre Verlet a démontré que les plaques de Sèvres, presque toutes datées de 1758, furent livrées en 1760 à Poirier. Il confia l’exécution de la commode à BVRB (Bernard II van Risenburgh) qui incrus-ta les plaques dans le bâti. À la fin de l’Ancien Régime, elle appartenait à Louis Joseph de Bourbon, prince de Condé, étant décrite en 1779 dans l’inventaire du Palais-Bourbon, où elle ornait le salon de musique de la belle-fille du prince, Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon. Ceci incite à l’identifier, étant donné son caractère exceptionnel, avec une commode en porcelaine de Sèvres qui appartenait à la tante du prince, Élisabeth Alexandrine de Bourbon, mademoiselle de Sens (1705-1765), la plus jeune des six filles de Louis III de Bourbon Condé, duc de Bourbon, et de Louise Françoise de Bourbon, fille de Louis XIV. Le duc de Luynes2 évoque cette princesse, abandonnant son logement de Versailles pour celui du prince de Dombes à sa mort en 17553, peu soucieuse d’amadouer les maîtresses royales4 et peut-être aussi contestataire par ses positions parfois différentes de celles des autres princes du sang, mais douée « d’une gaïté naturelle»5. Son compagnon le comte de Langeron (Louis Théodose Andrault, 1700-1775), lieutenant général en 1744, fut nommé gouverneur de Brest en 1755 et commandant en chef de la province de Guyenne en 1757. Si le faux bruit de son mariage avec mademoiselle Julie, femme de chambre de la princesse, courut en 17516, il se maria bien trois fois, du vivant de celle-ci7. Ce qui ne changea rien au testament rédigé en 1742 par mademoiselle de Sens, peu attachée à sa fratrie8, par lequel elle l’instituait son légataire universel9. Il renonça au legs au bénéfice des trois héritiers légitimes de la princesse, sa sœur et son frère subsistant, la princesse de Conti et le comte de Clermont, et son neveu Condé, en leur recommandant son fils auquel ils accordèrent un dédommagement de 260 000 livres10.

Dans la chambre de mademoiselle de Sens

Mademoiselle de Sens avait acheté en 1734 l’hôtel de Noirmoutier (138 rue de Grenelle) et, ayant vendu le château des Condé à Vallery, près de Sens, hérité de son père, elle acquit le château de Vilgénis (Massy, Essonne). L’hôtel était assez simplement meublé. C’est dans la chambre de la princesse que se trouvait la commode : « une commode a la Régence ouvrant par les cotés, de bois de roze, avec plaques de porcelaine de Sèvre, garnie de bronse dorée, avec son dessus de marbre brocatel, prisé quatre cent livres », estimation corrigée en « huit cent livres »11. Elle était accompagnée par une autre commode à la Régence en bois de violette à marbre de Sarrancolin (96 livres), deux encoignures et une table à écrire vraisemblablement achetées à Lazare Duvaux12, quatre tables de marbre aux pieds peints en vert d’eau, peut-être pour s’assortir à la commode. La princesse se livrait à la broderie, comme en témoignent la présence de nombreux métiers à Paris et à Vilgénis et l’omniprésence de la tapisserie à l’aiguille garnissant son lit et ses sièges. Mais elle avait d’autres curiosités, disposant à Paris d’un grand tour à guillocher (200 livres), à Paris et à Vilgénis d’un laboratoire pourvu d’alambics en cuivre. Elle avait enfin le goût de la porcelaine, possédant de nombreuses pièces de Chine, Japon, Saxe, Vincennes surtout13, Sèvres, mais peu de Chantilly, l’ob-jet le plus cher étant un cartel en porcelaine blanche supporté par un magot (96 livres). Elle était cliente des marchands joailliers : Duvaux (elle devait à sa mort 1483 livres à sa veuve), Nicolas Charles de La Fresnaye, à qui elle constitua une rente en 174114, Poirier, son créancier pour 2090 livres en 1753. Comment savoir si la commode résultait d’une initiative de Poirier ou d’une commande de la princesse ?

Chez le prince de Condé

Le meuble figura dans la vente après décès des biens de celle-ci, le 8 juillet 1765, mais fut acquis plus tard par Condé, peutêtre à l’occasion du mariage de son fils en 1770, vraisemblablement par l’intermédiaire de Poirier dont le prince était client15. Dans le compte qu’on rend au prince pour 1773-1775, figure un versement de près de 21 000 livres à Poirier, « pour fournitures et loyer de meubles par luy faits », notamment pour un mémoire de 6 204 livres concernant le Palais-Bourbon en 1767-1771 (achat de la commode ?)16. On peut se demander si la commode appartenait encore aux Condé à l’époque de la Révolution car il est étonnant que les nombreuses œuvres d’art confisquées sur eux par les instances révolutionnaires n’aient pas comporté ce meuble majeur17.

© Christophe Fouin

Notes

1 « Louis XV, un moment de perfection de l’art français », Paris, hôtel de la Monnaie, 1974, no 431 ; « 18e, aux sources du Design. Chefs-d’œuvre du mobilier, 1650-1790 », Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, 2014-2015, no 46.
2 Duc de Luynes, Mémoires, éd. L. Dussieux et Eud. Soulié, Paris, 1860-1865, XIV, p. 283.
3Ibid., XIV, p. 283.
4Ibid., VII, p. 87.
5Ibid., III, p.122.
6Ibid., X, p. 4.
7 En 1751 avec Augustine Marie de Menou, en 1761 avec Marie Thérèse de Damas (†1763), nièce de la précédente, en 1764 avec Mle de Saint-Pierre.
8Ibid., II, p. 273, III, p. 122.
9 Arch. nat., Min. centr., LII, 442, 22 avril 1765, dépôt du testament.
10Ibid., LII, 442, 22 avril 1765, XCII, 667, 5 juin 1765.
11Ibid., XCII, 665, 23 avril 1765, inventaire après décès de Mle de Sens.
12 Cf. L. Courajod, Livre-journal de Lazare Duvaux…, Paris, 1873, II, no 1648, p. 186, no 2270, p. 259.
13 Par exemple :« deux petites caisses de porcelaine de Vincennes fattes en corbeil » (36 l.), « deux petits pieds d’estaux de porcelaine de Vincennes fond vert a cartouche blanc avec mignature » (80 l.).
14 Arch. nat., R3 29, créanciers de Mle de Sens.
15 Chantilly, Arch. Condé, 2 AB 277, p. 1219, compte-rendu au prince pour 1762-1765.
16Ibid., 2 AB 282, pp. 1158-1159.
17 J.-P. Samoyault, Registre du dépôt de Nesle. Œuvres d’art saisies pendant la Révolution…, Paris, 2021, 2 vol.