![Situé sur un promontoire à 2 175 mètres d’altitude, le site de Sede Mercato est composé de près de 470 stèles implantées sur un cairn de 1 000 m2. Elles recouvrent un grand espace funéraire aux restes humains mal conservés. © A. Pierre, Mission Abaya 2022](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/07/1-Ethiopie.jpg)
Cet été, l’Éthiopie s’invite à Rodez. C’est au cœur du musée Fenaille, réputé pour ses statues-menhirs néolithiques, qu’une nouvelle exposition met en lumière le mégalithisme méconnu de ce pays de la Corne de l’Afrique. Cette présentation inédite des travaux menés sur les contreforts orientaux de la vallée du Rift par la mission archéologique Abaya dévoile un phénomène exceptionnel. Entretien avec les deux commissaires de l’événement, Anne-Lise Goujon, secrétaire scientifique du Centre français des études éthiopiennes à Addis-Abeba et co-directrice de la mission archéologique Abaya, et Aurélien Pierre, directeur des musées de Rodez agglomération et membre de la mission archéologique Abaya.
Propos recueillis par Éléonore Fournié.
Pourquoi avoir organisé cette exposition au musée Fenaille ?
Aurélien Pierre : Ce projet est le fruit d’une rencontre avec Vincent Ard, archéologue au CNRS spécialiste du mégalithisme ouest-européen et co-directeur de la mission Abaya. Il souhaitait y associer un volet conservation, restauration et valorisation des sites, que notre musée pouvait apporter. De plus le sujet n’avait jamais fait l’objet d’exposition et entrait en résonance avec notre collection de statues-menhirs et notre série de présentations traitant de la figuration humaine et du mégalithisme dans les sociétés préhistoriques ou extra-européennes. Cet événement, pensé sur le long terme, va de pair avec une publication bilingue (en anglais et en amharique), un programme de sensibilisation avec les habitants de la région et se prolongera par une exposition à Addis-Abeba – car ce patrimoine est méconnu même en Éthiopie !
Où se trouvent ces sites ?
Anne-Lise Goujon : Dans le sud-ouest du pays. Ils ne font pas partie des circuits touristiques traditionnels ; c’est une chance mais cela les empêche aussi de bénéficier d’une politique de conservation, d’une bonne sensibilisation et d’une petite économie touristique. Toutefois, en septembre 2023, le « paysage culturel du pays Gedeo » a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco, une reconnaissance qui inclut aussi bien l’agroforesterie traditionnelle que les sites mégalithiques. La région que nous étudions comprend donc, outre le pays Gedeo, l’Oromo Guji et le Sidaana, avec une densité incroyable : près de 130 sites et 10 000 colonnes identifiés.
![Vue du pays Gedeo et de son agroforesterie traditionnelle. © A. Pierre, mission Abaya 2023](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/07/2-Ethiopie-scaled.jpg)
Les paysages entourant ces sites sont très marquants. Quels sont-ils ?
A. P. : Il ne faut pas se laisser tromper par leur aspect sauvage et luxuriant ! Ils cachent en réalité une mise en culture dense et une très forte anthropisation qui reposent sur une agroforesterie traditionnelle qui combine la culture du café et de l’ensète (un proche cousin des bananiers) en association avec de grands arbres qui servent de couvert végétal. Ce système autosuffisant et non mécanisé, assurant la sécurité alimentaire de ses habitants, s’organise en petites exploitations familiales situées à côté des habitats. Nous voyons aussi que, depuis un siècle, cette agroforesterie s’est intensifiée ; auparavant les paysages étaient plus ouverts, avec davantage de plaines et d’élevage. L’enjeu est donc très fort entre les contraintes économiques et la valorisation des sites, qui se trouvent au milieu de zones soumises aussi à une forte pression démographique, aux changements climatiques comme au développement de l’exploitation forestière. Au cours des siècles, ce patrimoine en pierre a largement été détruit et réutilisé, partiellement ou en intégralité, en remploi (dans des églises, des bâtiments de stockage, pour construire des ponts, des seuils de portes, etc.). Aujourd’hui, le Bureau régional de la Culture et du Tourisme d’Éthiopie a clôturé les quatre sites les plus connus : Tuto Fela, Chelba-Tutitti, Sakaro Sodo et Sede Mercato.
![Le site de Tuto Fela est situé à 2 300 mètres d’altitude sur un promontoire où se trouvaient de nombreuses stèles phalliques, mais surtout anthropomorphes. Roger Joussaume et son équipe en inventorient 320 implantées sur un cairn de 40 mètres de long pour 20 mètres de large. Ce cimetière utilisé du XIIe au XVe siècle a livré plus de 80 sépultures. © A. Pierre, mission Abaya, 2023](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/07/3-Ethiopie.jpg)
Ces sites sont donc peuplés de mégalithes : de quand datent-ils ? Que représentent-ils ?
A.-L. G. : Vaste sujet de recherche en Éthiopie, le mégalithisme se retrouve dans de nombreuses régions sous de multiples formes (pensons par exemple aux grands obélisques d’Aksoum). Mais beaucoup de monuments sont encore méconnus tant dans leur chronologie que dans leurs caractéristiques – comme ceux qui nous intéressent ici. On peut toutefois identifier deux phénomènes : d’abord, les très nombreux sites à stèles phalliques, que l’on a encore du mal à dater mais sans doute érigées depuis la fin du Ier millénaire et jusqu’au XVIe siècle, entre 1 500 et 2 000 mètres d’altitude et toujours sur un élément stratégique du paysage (promontoire, ligne de crêtes, bordure d’une rupture de pente ou butte résiduelle…). Ces sites peuvent accueillir une seule à quarante stèles, voire jusqu’à plus de mille (pour le site exceptionnel de Chelba-Tutitti), disposées en ligne simple, double ou en champs. On distinguera ensuite la petite dizaine de sites à stèles anthropomorphes (car dotées de visages ou de nombril, voire de scarifications ou de vêtements ?), datées par la fouille du cimetière de Tuto Fela entre le XIIe et le XVe siècle et regroupées en général sur des cairns marquant alors des tombes. Mais ces caractéristiques s’entremêlent parfois, rendant les classifications, les interprétations et les datations délicates…
A. P. : Ce mégalithisme, qui comporte encore de très nombreuses zones d’ombres, constitue probablement un trait d’union entre celui plus ancien du nord du pays actuel et celui du Yémen. Mais c’est un phénomène mondial, témoin de la complexification de la société, et de la nécessité de marquer le paysage. Même si nous ne connaissons pas sa fonction précise, cette monumentalisation s’inscrit dans une volonté de « sanctuarisation » de l’espace. Se pose ensuite la question de la société, ou des sociétés, qui a/ont érigé ces mégalithes et de leur utilisation. Et pourquoi à ce moment-là dans cette région ? Est-ce une réaction identitaire des sociétés pré-monothéistes à l’empire chrétien ou au sultanat musulman ? Une façon de borner son territoire ? Nous ne le savons pas. L’histoire de cet espace situé à la marge et sans écriture a longtemps été négligée par l’historiographie traditionnelle éthiopienne.
![](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/06/sport-et-archeologie_pdt_hd_54344.jpg)
À retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 633 (juillet-août 2024)
Sport et archéologie
81 p., 11 €.
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