Trésors de la Renaissance carolingienne
C’est une période méconnue de ce long Moyen Âge que nous propose d’explorer la nouvelle exposition de l’Hôtel départemental du Var. Comme à son habitude, l’institution aborde avec brio une thématique de l’ombre : l’histoire des petits-fils du flamboyant Charlemagne, ces Carolingiens des IXe et Xe siècles ainsi mis en lumière. Au fil de 150 pièces, se tournent alors les pages d’une Renaissance carolingienne cosmopolite. Parcours en images et en mots avec Isabelle Bardiès‑Fronty, conservatrice générale du patrimoine au musée national du Moyen Âge – musée de Cluny et commissaire de l’exposition.
Pourquoi avoir organisé cette exposition ?
Cela correspond à une commande, dans le cadre de la politique engagée du département du Var, de proposer des expositions ambitieuses et pour autant grand public. Ses responsables ont souhaité organiser un événement sur la Lotharingie, territoire méconnu et qui n’a jamais fait l’objet d’exposition – et rarement de publication ! Nous traitons ainsi la période qui suit le règne de celui qui, depuis des siècles, prend toute la lumière, Charlemagne. À sa mort puis après celle de son fils Louis le Pieux, l’empire, conformément à la tradition carolingienne, est partagé entre les trois fils de ce dernier lors du traité de Verdun en 843.
Au cœur de la Renaissance carolingienne
Qu’entend‑on par Lotharingie ?
Lors du traité de Verdun, le premier fils de Louis le Pieux, Lothaire Ier (795-855), hérite d’une grande bande de terres verticale, au milieu de l’empire de son grand-père, qui va de la mer du Nord à la Provence actuelle en passant par la Meuse, le Rhin et le Rhône. Elle inclue Aix-la-Chapelle, Liège et Metz, points névralgiques de l’empire carolingien ; fils aîné, il récupère par la même occasion le titre d’empereur. Mais ce territoire va rétrécir au fil des décennies jusqu’à se contenir dans ce qui est peu ou prou la Lorraine actuelle ; en effet, Lothaire Ier meurt beaucoup plus tôt que ses deux frères, Louis le Germanique (805-876) et Charles le Chauve (823-877). Ces derniers ne vont cesser de vouloir récupérer ces terres centrales, au détriment de leurs neveux, Lothaire II (835-869), qui a hérité des régions septentrionales, Louis II dit d’Italie (825-875), qui règne sur un grand nord de cette péninsule, et Charles de Provence (845-863), sur les régions méridionales de la parcelle de leur père. Pour revenir au terme de Lotharingie, il qualifie le royaume de Lothaire II mais a été créé par les historiens, une fois que ce territoire n’existait plus, et a été divisé entre les héritiers de Lothaire II… et ses oncles ! Raconter l’histoire de ce territoire nous permet surtout de dévoiler l’exceptionnelle richesse de l’art carolingien puisque celui-ci transcende les frontières entre les royaumes et garde une fidélité à l’esthétique du Palais de Charlemagne.
Le terme de Lotharingie qualifie le royaume de Lothaire II mais il a été créé par les historiens, une fois que ce territoire n’existait plus, et a été divisé entre les héritiers de Lothaire II… et ses oncles !
Lumière sur l’éclairage
Cette lampe est exceptionnelle parce qu’elle constitue d’une part un luminaire ancien pour la période médiévale et d’autre part un jalon rare de verre daté de la période carolingienne. L’objet devait être suspendu grâce à un cerclage sous la lèvre de la coupelle (au niveau du léger renflement) auquel devaient s’accrocher des chaînettes. Il permet de comprendre la manière de s’éclairer à la fin du Ier millénaire, en sus des lampes à poser ou des couronnes de lumières suspendues.
Comment se caractérise cet art carolingien ?
Plus unifié et stable que le monde mérovingien, l’empire carolingien peut se permettre d’acheter des matériaux de luxe qui viennent parfois de très loin. Charlemagne mène un certain nombre de réformes (notamment du système fiscal et de la frappe de la monnaie désormais centralisée) mais surtout cherche à christianiser davantage son empire – et cela passe par le livre. S’opèrent alors une refonte de l’écriture (la caroline) et la mise en place des ateliers (scriptoria) de confection des manuscrits et de réalisation de leur décor (enluminures, reliures, plats de couverture, tous plus superbes les uns que les autres) dans les abbayes, qui se multiplient. Son règne coïncide aussi avec l’émergence du pouvoir de Basile Ier à Constantinople, capitale de l’Empire byzantin avec qui Charlemagne entretient de bonnes relations diplomatiques, ce qui lui permet d’obtenir nombre de matériaux précieux – soies, ivoire, pierres, etc. Du point de vue artistique, on note un retour à l’antique, avec une volonté de naturalisme. Les œuvres de la seconde moitié du IXe et du Xe siècle reflètent aussi les multiples facettes de la vaste Lotharingie, traversée par des héritages divers, entre art septentrional et art méditerranéen antique, et annoncent, par leur monumentalité, l’art roman.
Trésors d’ici et d’ailleurs
L’exposition aborde‑t‑elle ce qui se passe en dehors de la Lotharingie à la même époque ?
Oui, car il est presque artificiel de distinguer les arts issus des parties divisées de l’empire de Charlemagne – la Francie occidentale de Charles le Chauve, le royaume de Lothaire Ier et la Francie orientale de Louis le Germanique. L’exposition montre également les mondes aux marges de ce territoire occidental. Ainsi une salle intitulée « Un empire en miroir et la naissance de l’islam » présente des œuvres du pourtour méditerranéen. Y sont rassemblées celles de la Renaissance macédonienne (contemporaine de celle carolingienne), qui soulignent combien les deux berges méditerranéennes entrent en écho. Des manuscrits, comme le beau Thérique de Nicandre de la Bibliothèque nationale de France, illustrent l’héritage grec véhiculé par le monde byzantin. Un autre espace explore ensuite les « marges occidentales et septentrionales » avec les Celtes, les Saxons et les Scandinaves, grâce à un manuscrit de l’abbaye de Corvey (Bibliothèque de Reims), une partie du trésor de l’île de Groix (musée d’Archéologie nationale) et l’extraordinaire applique anthropomorphe viking découverte dans une tombe-bateau à Myklebostad (Norvège). Ces objets dévoilent de nombreuses correspondances avec certains détails des manuscrits insulaires qui inspirent les enlumineurs carolingiens.
Plaques et piliers de chancel de Saint-Pierre-aux-Nonnains de Metz
Découvertes en 1942 lors de fouilles effectuées durant la seconde annexion de Metz, les bas‑reliefs de Saint‑Pierre‑aux-Nonnains forment un ensemble majeur de sculptures pour l’espace lotharingien. Il s’agit de plaques d’un chancel (barrière basse séparant le chœur du reste de l’église) sur lesquelles sont représentés des signes chrétiens, comme la croix ou le canthare, ou des motifs symboliques, tel le serpent. La figure du Christ est un jalon très ancien pour l’art du nord de l’Europe. Les récentes datations proposées confirmeraient que Lothaire I er a dû les voir lors de son règne.
Quelle est la place de l’archéologie dans l’exposition ?
Je ne voulais pas qu’elle soit simplement illustrative et reléguée au second plan. L’archéologie me fascine par l’intimité que procure un objet découvert en fouille et que l’on peut tenir dans sa main. Elle abolit véritablement le temps… La salle « Vivre en Europe aux IXe et Xe siècles » nous aide à pénétrer dans le quotidien de ces Carolingiens ; rappelons d’abord que les défunts sont très rarement (et malheureusement pour nous !) inhumés avec leurs effets personnels… Toutefois, on connaît bien les productions céramiques grâce à des sites précis comme Sevrey (Franche-Comté) ou La Renade (Île-de-France) ou encore, plus étonnant, grâce au mobilier issu des épaves d’Agay qui ont coulé au large de Saint-Raphaël au IXe siècle, et dont les cales étaient remplies de vases d’Al-Andalus. Sont aussi exposés des militaria et des éléments d’harnachement pour évoquer l’invention de l’étrier. Quant aux pièces d’échecs, elles éclairent aussi bien la part importante des jeux (de stratégie) dans la société carolingienne que l’art du combat – à ce titre, je ne peux m’empêcher d’évoquer le superbe trésor de Boves avec ses pièces de tric-trac et d’échecs. Enfin, la vie intellectuelle est esquissée avec des auteurs comme Pline, Térence, le pseudo-Apulée ou Platon, soulignant que l’influence des auteurs antiques persiste toujours à cette époque, au même titre que celle des Pères de l’Église, saint Augustin ou saint Jérôme. Grâce à leurs ouvrages, je souhaiterais que l’on puisse percevoir l’intense recherche de savoir et de spiritualité qui animait le monde carolingien aux IXe et Xe siècles !
Raconter l’histoire de ce territoire nous permet de dévoiler l’exceptionnelle richesse de l’art carolingien qui transcende les frontières entre les royaumes.
Comment s’achève cette histoire carolingienne ?
Au cours de ces deux siècles, quels que soient les déchirements politiques et les découpages géopolitiques, les hommes et les femmes parlent la même langue, partagent les mêmes références culturelles et artistiques. L’exposition s’achève quand s’ouvre un nouveau chapitre, avec le couronnement d’Hugues Capet (987) pour les Capétiens et celui d’Othon Ier (962) pour le Saint-Empire romain germanique. Les dernières salles, où sont présentés les superbes ivoires de Magdebourg, la situle de Milan ou encore un ensemble de trésors d’orfèvrerie (reliquaire du saint Clou de Trèves, trésor de Gauzelin), permettent aussi de balayer une légende tenace, celle d’un an Mil vu comme une période de déclin ; c’est au contraire, encore et toujours, une période de constante recherche artistique qui voit naître des œuvres sublimes, à l’aube du IIe millénaire.
Pièces d’échecs, pion et flèches de tablier (plateau)
Les découvertes archéologiques, comme ici celles de la motte castrale de Boves, sont riches d’enseignement pour notre connaissance de la pratique des jeux autour de l’an Mil. Ces pièces d’échecs proviennent des phases d’occupation les plus anciennes du site (Xe siècle). Leur élégance abstraite est inspirée de pions islamiques contemporains. Un petit pion en cristal de roche pourrait avoir été importé d’Orient. Sans doute plus tardifs, les flèches de tablier et le pion illustrent la vigueur de la pratique des jeux de plateaux, tels le tric‑trac et la mérelle (ancêtres du backgammon et du jacquet).
« Trésors de Lotharingie, l’héritage de Charlemagne », jusqu’au 8 octobre 2023 à l’Hôtel départemental des expositions du Var, 1 boulevard Maréchal Foch, 83300 Draguignan. Tél. 04 83 95 34 08 et hdevar.fr