Ancienne demeure des princes de Condé, eux-mêmes collectionneurs de mobilier produit par André Charles Boulle, le château de Chantilly et son musée Condé proposent la première exposition consacrée en France au fameux ébéniste de Louis XIV. En partant des deux bureaux de sa collection, auxquels sont adjoints nombre de chef-d’œuvre extérieurs, et en s’appuyant sur des études renouvelées et portées par divers spécialistes, l’ambition du projet est de proposer une compréhension aussi claire que possible du processus créatif de l’atelier d’André Charles Boulle, de démontrer qu’à maints égards l’ébéniste a provoqué une véritable révolution dans le domaine du mobilier et des arts décoratifs, enfin de révéler la diversité, l’ingéniosité et la qualité exceptionnelles de ses réalisations, ainsi que l’éclat de sa clientèle, à l’aide de pièces rigoureusement sélectionnées.
Ces meubles sont présentés au sein des Grands Appartements des princes de Condé, contemporains de nombreuses et illustres créations d’André Charles Boulle (vers 1720). Certaines de ses pièces qui y étaient présentées avant la Révolution française regagnent même les lieux pour la première fois depuis leur confiscation en 1793 ! Avec une cinquantaine de prêts, les plus insignes créations de cet artisan de génie, issues des commandes de prestigieux commanditaires (le roi, le Grand Dauphin, le prince de Condé, la duchesse de Bourgogne), sont réunies à Chantilly pour célébrer l’excellence du mobilier français, dont la technique n’a d’égale que la grâce de ses formes.
Réunion des rares feuilles de Boulle
La famille d’André Charles Boulle est originaire du duché de Gueldre, dans les confins occidentaux du Saint-Empire. Son père, Jean Boulle, est « menuisier en ébène » à Paris. Né le 10 novembre 1642, mort en 1732, au terme d’une longue carrière au sommet, André Charles suit un apprentissage auprès de l’ébéniste parisien Jean Armand qui a dû l’initier à l’art de la marqueterie. Repéré par Colbert, travaillant pour la famille royale, il est nommé ébéniste du roi en 1672. Il reçoit un logement au sein du palais du Louvre et y installe son atelier au sein duquel ses quatre fils travaillent. Le dessin constituait la première étape pour la création d’un meuble ; les rares feuilles attribuées à Boulle sont présentées à Chantilly et réétudiées. Boulle se fait d’abord une spécialité de la marqueterie de fleurs, avant de devenir le maître incontesté de la marqueterie d’écaille de tortue et de cuivre ou de laiton. Collectionneur infatigable, il grave une partie de sa production afin de promouvoir son travail.
Au commencement était la marqueterie
La carrière d’André Charles Boulle marque l’essor exceptionnel du décor en marqueterie comme méthode de finition du mobilier d’ébénisterie. L’ébéniste donne, après sa mort, son nom à une technique de marqueterie dont il n’est pourtant ni l’initiateur ni le seul utilisateur. L’expression « meuble Boulle » n’implique d’ailleurs pas forcément que ce dernier provienne de son atelier, mais qu’il est habillé de cette marqueterie qui rendit l’ébéniste si célèbre. Mais le perfectionnement de la marqueterie d’écaille de tortue et de métaux mélangés est si intimement mêlé à l’intervention personnelle de Boulle que son nom lui est resté définitivement attaché. Résumé ainsi dans le Dictionnaire du Commerce publié en 1723 (« on remplit les vides d’une de ces feuilles des morceaux qui sortent de l’autre »), l’art de la marqueterie est précisément décrit dès le XVIIIe siècle, notamment par André Jacob Roubo (L’Art du menuisier en meubles, Paris, Saillant et Nyon, 1769-1774). Le découpage concomitant de motifs sur deux plaques de cuivre ou laiton et écaille de tortue superposées permet d’obtenir un double jeu de placages parfaitement identiques. Celui qui est désigné sous le nom de première partie comporte un décor en cuivre ou laiton sur un fond d’écaille, la matière ici la plus abondante et la plus précieuse. Sur la contrepartie, le fond en métal fait quant à lui ressortir les ornements en écaille, moins présents. L’écaille, de même que la corne – moins coûteuse – qui la remplace parfois, sont naturellement plus ou moins transparentes ; elles sont généralement teintées grâce à un papier coloré collé entre elles et le support de bois. Dernière opération avant la finition, la gravure confère vie et relief à l’ensemble de la composition. André Charles Boulle porte la marqueterie de cuivre et d’écaille à son plus haut degré de perfection. Mais il ne s’arrête pas là : il donne une inflexion sans précédent à l’ébénisterie française, la tirant du côté de la peinture, avec ses véritables tableaux de marqueterie, mais aussi du côté de la sculpture, avec l’emploi d’incroyables bronzes dorés.
La révolution du bronze doré
Ce qui séduit dans les meubles créés par André Charles Boulle, c’est le jeu subtil entre la marqueterie et le décor de bronze doré, l’un semblant être le prolongement de l’autre, et surtout l’importance et la qualité de ces bronzes dorés. Ceux-ci connaissent alors une véritable épiphanie, grâce à une inventivité, une force, mais aussi une ingéniosité jusqu’alors jamais vues. Mieux encore, Boulle crée des objets uniquement composés de bronze doré comme des lustres ou des bras de lumière. L’importance des bronzes, la haute qualité de leur modelé et de leur ciselure, la vibration qui s’en dégage comptent beaucoup dans la réputation de ses créations. Car un meuble de Boulle, c’est avant tout une pièce aux volumes équilibrés et aux lignes claires. C’est une gravure nerveuse, des assemblages astucieux, une fabrication intelligente et finalement économe. C’est surtout une puissance alliée à une grâce qui le distingue du reste. L’utile est mêlé au beau, le quotidien est transfiguré.
Les princes de Condé, grands amateurs de mobilier Boulle
Depuis le Grand Condé, les princes de Condé apprécient le mobilier Boulle. L’un des principaux clients de l’ébéniste est Louis Henri de Bourbon, prince de Condé, chef du conseil de régence après la mort de Louis XIV, puis premier ministre de Louis XV. Le prince de Condé met au goût du jour son château de Chantilly, notamment les Grands Appartements, vers 1720. Il souhaite alors les meubler de créations d’André Charles Boulle. Or, le 2 août 1720, à trois heures du matin, un incendie désastreux détruit presque entièrement le principal atelier de la famille Boulle. Les meubles du prince sont sauvés de justesse puis lui sont livrés. Bureau, bibliothèques ou médailliers, confisqués en 1793, reviennent pour la première fois à Chantilly depuis cette date, dans les appartements où ils se trouvaient alors.
Un corpus réétudié
Meuble de Boulle, ou des fils de Boulle ? De la main de Boulle lui-même ou de son atelier ? Comment attribuer les oeuvres de l’ébéniste, sur quels critères ? L’estampille n’est pas encore de mise au temps d’André Charles Boulle. Aucun meuble, aucun bronze n’a été signé par ses soins. Pourtant, le nombre des oeuvres qui lui sont attribuées est pléthorique, et, même si certaines propositions sont tout à fait justes, elles sont parfois privées de réelle justification argumentée. L’exposition et son catalogue ne souhaitent pas élaborer une revue exhaustive de la production de Boulle, mais proposent une méthodologie rigoureuse permettant de convenir d’un socle solide pour comprendre le corpus d’André Charles Boulle. Les études préalables au projet ont ainsi passé en revue un grand nombre de meubles attribués à Boulle. Les œuvres attestées par les sources d’époque, telles que les commodes du roi à Trianon, les gaines et piédestaux du Grand Dauphin, ou encore le bureau et la paire de bibliothèques du prince de Condé, ont servi de jalons fiables pour élargir l’étude de la production de l’ébéniste du roi et de son atelier. L’analyse comparative a mis en regard les données stylistiques (dont les liens avec les dessins et gravures donnés à Boulle), les informations techniques (tracéologie, identification et composition exacte des matériaux, ou encore datation des bois) et l’étude de la documentation et des inventaires. Chaque meuble a été décomposé en trois parties distinctes, permettant d’établir des classements et des comparaisons : la structure de bois (gabarits de formes), le décor de marqueterie (modèles de poncifs) et la garniture de bronze (modelli de fonte). Cette méthode souhaite offrir une vision clarifiée de l’oeuvre de Boulle, afin de favoriser de nouvelles recherches sur le corpus du plus grand ébéniste de notre histoire. Parmi les résultats de ces études, citons le nouveau regard porté sur une pièce unique, la seule reliure réalisée par Boulle à être connue, ornant un somptueux manuscrit enluminé contenant une Histoire de Louis le Grand présentant un parallèle entre les vertus des plantes et celles du roi, offert en 1688. Les plats marquetés au double L royal ont pu être attribués à André Charles Boulle grâce à la comparaison avec des coffrets réalisés dans le même atelier.
La naissance du mobilier moderne
André Charles Boulle tient un rôle central dans l’évolution du mobilier français à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Avec la commode, le bureau plat constitue l’une de ses plus importantes créations à la fin du règne de Louis XIV. Parallèlement à la production de bureaux à six pieds et de bureaux à caissons latéraux sur huit pieds, Boulle invente en effet un nouveau modèle de bureau, à la ceinture munie d’une seule rangée de trois tiroirs, reposant sur quatre pieds. Ce bureau plat fait sa réputation : marqueterie de laiton et d’écaille, riches appliques en bronze doré, formes élancées et cambrées se mettent au service d’un meuble élégant, symbole du pouvoir par excellence. Les exemplaires se multiplient à partir des années 1710 pour culminer dans les premières années de la Régence. Les formules mises en place par Boulle vont d’ailleurs définir pendant plus d’un demi-siècle, voire plus, la forme du bureau plat français.
Une production sans nulle autre pareille
L’exposition retrace cette évolution des formes et des décors, en réunissant un nombre significatif de bureaux créés par Boulle et à la provenance attestée de longue date, en plaçant en regard les meubles de marqueterie en première partie et en contrepartie. À leurs côtés, d’autres pièces essentielles issues du même atelier permettent de compléter ce stimulant panorama et de remettre dans son contexte une production sans nulle autre pareille.
Mathieu Deldicque
Conservateur en chef du patrimoine
Directeur du musée Condé, château de Chantilly
« André Charles Boulle »
Jusqu’au 6 octobre 2024 au musée Condé
Grands Appartements du château de Chantilly
60500 Chantilly
Tél. 03 44 27 31 80
www.chateaudechantilly.fr
L’exposition a reçu le label d’exposition d’intérêt national de la part du ministère de la Culture et bénéficie du partenariat exceptionnel du château de Versailles, du château de Vaux-le-Vicomte et de la Bibliothèque nationale de France. Commissariat : Mathieu Deldicque, conservateur en chef du patrimoine, directeur du musée Condé et du musée vivant du Cheval, avec la collaboration de Sébastien Evain, restaurateur et expert, et de William Iselin, expert.
Catalogue, éditions Monelle Hayot, 39 €.