Notre-Dame de Paris restaurée (1/12) :« On ne dira jamais assez combien la conduite du chantier a été innovante »

La rose sud de Notre-Dame,chef-d’œuvre du XIIIe siècle, au cours du chantier de restauration.

La rose sud de Notre-Dame,chef-d’œuvre du XIIIe siècle, au cours du chantier de restauration. © Rebâtir Notre-Dame de Paris – D. Bordes

On n’a pas fini de tirer les leçons de l’incendie du 15 avril 2019. Dans cinquante ans peut-être, on commencera de porter un regard sans contrainte sur les travaux qui, de 2019 à 2024, ont été réalisés à Notre-Dame. L’objectif sera de répondre à cette même question que, depuis la Première Guerre mondiale et les travaux d’Henri Deneux, on se pose devant la cathédrale de Reims : que reste-t-il de médiéval dans ce qui a été restauré ? Pour y répondre, il faudra de l’indépendance d’esprit, un regard critique et de la science archéologique.

En attendant, il est impossible de ne rien dire sur l’incendie lui-même : sur l’imprévoyance générale, sur l’ambiance d’improvisation qui tangentait à la fois l’amateurisme et l’héroïsme, sur l’impuissance devant le fléau. On espère qu’un jour les pompiers disposeront d’autres moyens que l’eau pour éviter qu’aux nuisances du feu s’ajoutent celles de l’inondation.

« Un curieux mélange d’assujettissement à la tradition et d’ouverture à l’innovation »

Quant aux techniques de chantier qu’ont employées le maître d’œuvre et le maître d’ouvrage, on est frappé par un curieux mélange d’assujettissement à la tradition, sinon à la routine, et d’ouverture à l’innovation. Dans la première catégorie, l’échafaudage de sapines métalliques, beaucoup plus contraignant encore qu’au temps de Viollet-le-Duc et nettement en retrait sous l’angle technologique par rapport à celui qui venait d’être conçu pour la restauration du dôme du Panthéon (2013-2015). Dans la seconde, le badigeonnage des surfaces à dépolluer et l’utilisation surabondante de latex : les chefs-d’œuvre font souvent l’objet d’expérimentations dont on maîtrise mal les conséquences. On connaît aujourd’hui les méfaits induits par le nettoyage au laser, technique « du dernier cri » il y a trente ans.

La pose de la nouvelle charpente ennovembre 2023.

La pose de la nouvelle charpente ennovembre 2023. © Rebâtir Notre-Dame de Paris – D. Bordes

« Une réinvention du bon sens au service de l’efficacité. »

Mais on ne dira jamais assez combien la conduite du chantier a été innovante. Elle seule a permis de respecter le défi fixé et de réaliser un chantier difficile et compliqué à plaisir par des normes de sécurité inédites. Au milieu du XIXe siècle, Viollet-le-Duc avançait sans plan vraiment déterminé, au gré de son inspiration (Saint-Denis, Notre-Dame). Puis on vint à penser le chantier en termes de « tranches fonctionnelles », généralement travée par travée. Plus tard, les logiques de la programmation budgétaire leur substituèrent des « tranches financières », indifférentes à la cohérence des travaux : il s’en suivit des chantiers interminables. L’opération qui s’achève n’a été possible que par la définition d’un plan d’intervention, « schéma directeur » articulant des tranches fonctionnelles horizontales et non verticales (le comble dans son intégralité plutôt que la succession des parties constituantes) et des travaux conduits à l’intérieur en même temps qu’à l’extérieur. Une réinvention du bon sens au service de l’efficacité.

Vue des peintures de la sacristie après restitution de la polychromie, en novembre 2023.

Vue des peintures de la sacristie après restitution de la polychromie, en novembre 2023. © Rebâtir Notre-Dame de Paris – R. Toussaint

« On ne fait pas “joujou” avec le patrimoine »

Le projet d’intervention s’est montré à peu près conforme à la déontologie du patrimoine : les polychromies murales des chapelles et de la sacristie y ont gagné, elles étaient vouées à la mort lente. À peu près conforme seulement, parce qu’on a dû concéder des aménagements dans le comble qui garantissent la sécurité de l’édifice. Et aussi parce qu’il a fallu tenir compte de l’accélération de la loi de caducité des aménagements liturgiques (en pratique, ils ne durent pas plus de deux épiscopats), dont la pertinence à Notre-Dame découlait de la quasi-destruction, suite au sinistre, des aménagements de l’époque Lustiger. Mais, si l’on excepte une polémique inutile sur de nouveaux vitraux, on peut affirmer qu’on a évité le pire : une flèche en forme de sex toy, un couvrement en verre, des panneaux solaires, une charpente en béton, la voûte laissée à l’état de ruine, un orgue reconstruit à neuf, etc. Une sorte de wokisme artistique a été évité : on ne fait pas « joujou » avec le patrimoine. Reste maintenant à réaliser les travaux qui auraient dû être entrepris depuis longtemps et qui, aujourd’hui, seraient réalisés pour partie si l’incendie n’avait pas eu lieu.

Vue des travaux courant juin 2024 dans le côté sud du transept. Sous les baies, les oculi correspondent aux ouvertures rétablies par Viollet‑le‑Duc après la découverte de fragments médiévaux. L’architecte a placé une croix de pierre à l’intérieur de chaque oculus, complétée par des éléments obliques, ce qui toutefois ne correspond pas à l’état d’origine.

Vue des travaux courant juin 2024 dans le côté sud du transept. Sous les baies, les oculi correspondent aux ouvertures rétablies par Viollet‑le‑Duc après la découverte de fragments médiévaux. L’architecte a placé une croix de pierre à l’intérieur de chaque oculus, complétée par des éléments obliques, ce qui toutefois ne correspond pas à l’état d’origine. © Magnum Photos – P. Zachmann

« L’opportunité devait être saisie, elle l’a été. »

Les travaux intérieurs ont permis l’intervention des archéologues et la découverte d’éléments funéraires et sculptés (le jubé). L’opportunité devait être saisie, elle l’a été. Une polémique est née de la fécondité même de l’intervention : a-t-on bien fait d’interdire de fouiller la totalité de l’espace du chœur alors même que le résultat de l’intervention se révélait fructueux ? L’autoriser eût transformé la cathédrale en interminable champ de fouilles et empêché avant de longues années son retour à sa destination cultuelle. On eût pris une hypothèque sur les travaux futurs des archéologues qui, œuvrant dans un siècle ou deux avec des moyens plus élaborés, parviendront à de meilleurs résultats qu’aujourd’hui. Le périmètre de l’intervention archéologique a résulté d’un compromis. Un compromis fondé.

« Un tel atelier est rarissime en France »

En parallèle, des spécialistes d’archéologie matérielle ont été mobilisés à propos du chantier médiéval. Leurs découvertes ont permis à l’histoire de la construction de progresser. Un tel atelier est rarissime en France, sinon unique. Par son originalité, l’entreprise doit durer : tout grand monument devrait disposer d’une équipe de recherche à son chevet. Ça ne s’est jamais fait ; il est donc peu probable que cela se fasse. Le lieu idéal pour l’accueillir devrait être le musée dont la création est annoncée : le musée de Notre-Dame. La Société des Amis de Notre-Dame de Paris qui a, pendant de longues années, animé un petit musée sur l’histoire de la cathédrale insiste vivement en ce sens. La modernité pousse à concevoir un établissement polyfonctionnel : rassemblement d’œuvres d’art et d’artéfacts ouvert au public, atelier de recherche et de documentation, lieu de conservation des matériaux archéologiques provenant du chantier et centre d’interprétation à l’usage du touriste/fidèle. Le rapport présenté au ministère de la Culture va dans ce sens. Il faut de l’ambition pour une décision politique. Quoi de plus difficile…