Gengis Khan et sa horde investissent Nantes

Ornement sommital de coiffe. Or. 1271-1368. Mongolie, collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev.

Ornement sommital de coiffe. Or. 1271-1368. Mongolie, collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev. © Mongolie, collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev

Vers 1280, l’empire mongol s’étend des plaines de Mongolie à l’extrême sud de la Chine, de l’océan Pacifique aux confins du Moyen-Orient et à la Pologne, couvrant plus de 22 % des terres du globe. Si Gengis Khan est le premier à avoir fédéré les tribus des steppes mongoles et à s’être lancé à l’assaut des territoires voisins, la conquête, à sa mort, ne fait que commencer. L’exposition du Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes retrace l’histoire de la construction et de la gestion de cet immense empire qui, par les échanges qu’il a suscités, a considérablement élargi le monde médiéval des XIIIe et XIVe siècles. Explications des trois commissaires de l’exposition, Bertrand Guillet, directeur du musée, Marie Favereau, maître de conférences en histoire, et Jean-Paul Desroches, conservateur général honoraire et archéologue.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

L’exposition frappe d’emblée par son titre, « Gengis Khan. Comment les Mongols ont changé le monde », qui accorde un rôle prééminent aux Mongols. L’intention est-elle de bouleverser la perception négative attachée à Gengis Khan ?

Bertrand Guillet : Gengis Khan a en effet laissé l’image de ces hordes sanguinaires parties à l’assaut du monde et détruisant la moitié de l’Europe. Cette vision est largement liée aux récits qui en ont été faits par les chroniqueurs des pays conquis. En réalité, la violence mongole a été identique à celle de bien d’autres conquêtes, et l’empire de Gengis Khan et de ses descendants est loin de se réduire à cette phase guerrière. Il ne se comprend que si l’on s’attache à étudier, comme le font les historiens depuis Joseph Fletcher (1934-1984), sa gestion et les échanges que la pax mongolica a rendu possibles.

 Portrait de Gengis Khan.

Portrait de Gengis Khan. © Ulaanbaatar, Chinggis Khaan National Museum

« Si l’empire commence avec Gengis Khan, il ne se résume pas à un seul homme. »

Billet de banque. Papier de soie, dynastie Yuan. XIII e siècle. Mongolie, Ulaanbaatar, musée national de Mongolie.

Billet de banque. Papier de soie, dynastie Yuan. XIII e siècle. Mongolie, Ulaanbaatar, musée national de Mongolie. © Ulaanbaatar, musée national de Mongolie

Marie Favereau : Le titre de l’exposition traduit aussi la dimension collective du pouvoir mongol. Si l’empire commence avec Gengis Khan, il ne se résume pas à un seul homme. Les sources le montrent bien : non seulement ce dernier a été dépassé par ses successeurs qui poussent les conquêtes beaucoup plus loin, mais il a mis en place des institutions qui instaurent un pouvoir collectif. La spécificité du système politique mongol est bien perçue par les contemporains, qui reprennent le terme de « horde » tel quel, sans le traduire, dans leur langue – le persan, l’arabe, le latin – dès la première moitié du XIIIe siècle. L’exposition cherche également à montrer que les Mongols, en conquérant les trois quarts de l’Eurasie, ont non seulement imprimé leur marque sur les territoires et leurs populations, mais qu’ils ont aussi été influencés par les autres peuples. C’est le mélange de ces différentes cultures qui constitue le fondement même de l’empire.

Guanyin, le Boddhisattva Avalokiteshvara. Bois polychrome. Vers 1125. Chine. France, collection particulière.

Guanyin, le Boddhisattva Avalokiteshvara. Bois polychrome. Vers 1125. Chine. France, collection particulière. © France, collection particulière

Pour se répérer

Vers 1162 Naissance de Temüdjin
1206 Temüdjin devient Gengis Khan, « souverain universel »
1215 Prise de Pékin
1227 Mort de Gengis Khan
1235 Fondation de Karakorum, par Ögödei, fils de Gengis Khan
1241 Les Mongols sont en Hongrie
1258 Conquête de Bagdad
1271 Kubilaï, petit-fils de Gengis Khan, fonde la dynastie des Yuan
Vers 1280 L’empire se compose de quatre khanats (région aux mains d’un khan), répartis entre quatre dynasties qui descendent de Gengis Khan : la Horde d’Or (steppes russes), la Perse des Ilkhans, le khanat de Djaghataï (Asie centrale) et la Chine des Yuan
1368 Les Mongols perdent le pouvoir en Chine et se replient à Karakorum
1552-1556 Les Mongols abandonnent la vallée de la Volga à Ivan IV
1783 Fin de la dynastie des khans de Crimée, issue de Djötchi, le fils aîné de Gengis Khan.

La naissance de l’empire

L’exposition commence bien avant Gengis Khan et présente des objets qui datent de l’Âge du bronze. Pourquoi remonter si loin ?

Jean-Paul Desroches : Le récit national mongol a longtemps été centré sur la figure de Gengis Khan, considéré comme le fondateur du pays. Or les nombreuses découvertes archéologiques réalisées depuis la fin de l’ère soviétique, notamment par des équipes turques, allemandes et françaises, et l’ouverture de la Mongolie à partir des années 1990, ont permis de reconsidérer la place des Mongols et de voir à quel point ils s’inscrivent dans le prolongement des différents empires qui ont précédé. Le premier d’entre eux, l’empire des Xiongnu (IIIe siècle avant notre ère – IIe siècle de notre ère), reposait déjà sur l’usage de l’arc et le cheval monté avec selle et étriers. On construisait également des chars, comme en témoignent ceux retrouvés au sein des sépultures du site de Gol Mod et qui étaient orientés vers l’est pour mieux remplir leur fonction psychopompe (transporter les âmes vers l’au-delà). Dès ce premier empire des steppes, les échanges commerciaux étaient nombreux : les tombes ont révélé, au côté de produits locaux, des perles de verre romaines ou des pièces d’argenterie grecque. Les Xiongnu n’étaient pas de simples cavaliers nomades qui ne faisaient que passer : les vestiges d’une vingtaine de places fortes ont déjà été mis au jour.

B. G. : L’exposition vise à resituer Gengis Khan dans un contexte plus large, en montrant les éléments fondamentaux de continuité avec les trois empires précédents : après les Xiongnu, ce seront les Türks aux VIIe et VIIIe siècles, puis les Kitan-Liao des Xe et XIe siècles. Nous remontons encore avant, jusqu’aux pétroglyphes de l’Altaï dont les plus anciens datent de 11 000 ans avant notre ère et aux restes de mammouths laineux, bien avant la domestication du cheval en Asie (3000 avant notre ère), pour faire comprendre le milieu des steppes qui était celui des Mongols.

Comment expliquer la construction de l’immense empire mongol ?

M. F. : Il faut bien avoir à l’esprit que l’histoire de l’empire n’a pas été celle d’une conquête fulgurante suivie d’une paix mongole : en réalité, la conquête et l’intégration des populations, qui deviennent sujets de l’empire, ont été étroitement imbriquées tout au long du XIIIe siècle et c’est sans doute là l’une des clés du succès. Un autre élément d’explication réside dans la stratégie militaire des Mongols : c’est l’hiver qu’ils lançaient leurs attaques et l’emportaient contre des sociétés habituées à faire la guerre pendant l’été. On sait aussi désormais que les armées n’étaient pas seulement composées d’archers à cheval : elles intégraient des catapultes et les dernières technologies développées par les Chinois ou les Tanguts en matière d’armement.

J.-P. D. : Il est intéressant de mettre les différents empires en résonance les uns avec les autres. Les empires qui ont précédé l’empire mongol sont nés à chaque fois d’une crise climatique, d’une grande sécheresse qui les a poussés à conquérir des terres au-delà de leurs frontières. Cela conduit peu à peu à un empire dilaté, qui devient difficile à gouverner et qui ne dure, à chaque fois, que le temps de deux ou trois générations ; puis les choses sont reprises en main et un pouvoir s’installe sur de nouvelles bases.

 Cotte de mailles avec petite plaque miroir et sabre. Fer, cuivre, 1368-1634. Mongolie, Collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev.

Cotte de mailles avec petite plaque miroir et sabre. Fer, cuivre, 1368-1634. Mongolie, Collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev. © Mongolie, collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev

Que montre l’exposition de Gengis Khan lui-même, dont la vie est hélas peu connue ?

M. F. : Nos connaissances ont longtemps reposé sur une seule source, l’Histoire secrète des Mongols écrite au milieu du XIIIe siècle. Or ce texte a probablement été composé pour l’un des petits-fils de Gengis Khan, qu’il s’emploie à mettre en valeur, alors qu’il présente Gengis Khan sous un jour négatif. Nous disposons aujourd’hui également de sources chinoises, plus exactement des rapports d’ambassades datant de la période des Song, qui étaient alors alliés des Mongols, et qui permettent d’avoir une vision moins partielle. La biographie de Gengis Khan reste peu détaillée : il appartenait à la bonne société, il est devenu le chef des tribus mongoles quand il avait une vingtaine d’années. L’essentiel est de ne pas tout lui attribuer et de bien prendre conscience du caractère collectif du pouvoir. L’entourage du souverain comptait beau-coup : la souveraine disposait de sa propre cour, était souvent d’une religion différente de celle de son époux, recevait elle-même les ambassadeurs ; elle disposait d’une indépendance et d’une visibilité étonnantes sur la scène publique. Le khan (souverain) siégeait avec l’assemblée qui se tenait une ou deux fois par an, et distribuait des objets – tissus, robes, ceintures notamment – qui étaient autant de rétributions et circulaient de mains en mains.

B. G. : Nous montrons dans l’exposition de très beaux portraits sur soie de Gengis Khan, de princesses mongoles ou encore de Kubilaï, petit-fils de Gengis Khan, chassant, qui est un véritable chef-d’œuvre (voir page suivante). Les Mongols étaient également de grands amateurs de miniatures, réalisées sur un papier de très bonne qualité et nous pouvons présenter des scènes de vie de cour magnifiques.

L’apport des fouilles

La connaissance de l’histoire de la Mongolie a profondément été renouvelée, depuis trois décennies, par les fouilles archéologiques. Certains sites sont-ils particulièrement mis en avant dans le parcours ?

J.-P. D. : L’exposition présente notamment deux sites majeurs de la période de l’empire türk. Le premier est celui de la tombe de Shoroon Bumbagar (fin du VIIe siècle), située dans le nord-ouest de la Mongolie, aux influences chinoises prononcées, à la fois dans sa structure (une longue galerie souterraine de 30 m de long) et dans ses décors peints, notamment ses deux grands dragons ; elle a livré de nombreuses statuettes représentant des fonctionnaires civils et militaires, des cavaliers, des musiciens, mais aussi des pièces de monnaie byzantines. Le deuxième site est celui du mémorial de Khösöö Tsaidam (première moitié du VIIIe siècle), où se trouvait un trésor de 2 000 pièces, et notamment des éléments de harnachements en or, des bols, des aiguières ou encore deux somptueux cervidés en argent et une couronne sertie de pierres précieuses.

M. F. : Pour la période gengiskhanide, c’est plutôt par des objets découverts récemment et la présentation de leur contexte archéologique que ces fouilles sont valorisées. De nombreuses pièces proviennent de sépultures : robes, coiffes de femmes – boqta – en bois recouvert de soie et ornées de parures en or et en perles, armes – je pense notamment à un magnifique carquois en écorce de bouleau –, harnachements de chevaux, bougies, éléments religieux…

« La période mongole a été riche d’échanges intenses, à la fois sur le plan économique, culturel et diplomatique. »

Chasuble dite de sainte Aldegonde. XIII e siècle. Tissu de soie et fils d’or, cuir doré. Objet classé au titre des Monuments historiques. Maubeuge, trésor de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

Chasuble dite de sainte Aldegonde. XIII e siècle. Tissu de soie et fils d’or, cuir doré. Objet classé au titre des Monuments historiques. Maubeuge, trésor de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul. © RMN – Grand Palais – René-Gabriel Ojeda – Mathieu Rabeau / SP

Les fouilles des villes et notamment de Karakorum changent-elles la perception d’un peuple considéré comme entièrement nomade ?

M. F. : Même s’ils investissent dans des villes, où ils installent des monastères et stabilisent les marchands et les artisans, les Mongols restent fondamentalement des nomades. Eux-mêmes conservent une cour itinérante et se déplacent avec leur administration en suivant les fleuves : ce sont ces hordes qui sont les véritables capitales de l’empire, et Karakorum ne sera jamais Rome. Si l’on en croit les sources écrites et notamment le Voyage dans l’empire mongol de Guillaume de Rubrouck qui date du milieu du XIIIe siècle, les Mongols avaient des palais, mais moins pour y demeurer que pour y organiser des fêtes : ils plantaient leurs tentes dans les jardins. On a cru un temps avoir retrouvé le palais de Karakorum : il s’est avéré qu’il s’agissait en réalité d’un monastère bouddhiste. Il faut dire que beaucoup de constructions mongoles étaient faites en briques et souvent réemployées, ce qui ne facilite pas la reconstitution de l’histoire du bâti.

J.-P. D. : En plus de ce temple bouddhiste, Karakorum possédait également une église nestorienne. En effet, une partie des Gengiskhanides était d’obédience chrétienne – la mère de Kubilaï notamment –, ce qui ne les empêchait pas en même temps de pratiquer le culte des ancêtres en lien avec le chamanisme ; d’autres étaient bouddhistes, musulmans ou taoïstes. L’empire mongol était marqué par une ouverture et une tolérance religieuses exceptionnelles.

 Casque avec oreillettes. Fer forgé et cuir, dynastie Yuan, XIII e -XIV e siècles. Mongolie, collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev.

Casque avec oreillettes. Fer forgé et cuir, dynastie Yuan, XIII e -XIV e siècles. Mongolie, collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev. © Mongolie, collection Erdenechuluun Purevjav & Nemekhbayar Nadpurev

 

Héritages mongols

Quelles auront été, au final, les principales transformations apportées par les Mongols ?

B. G. : La période mongole a été une période d’échanges intenses, à la fois sur le plan économique, culturel et diplomatique. La chasuble de sainte Aldegonde, vêtement liturgique chrétien réalisé à partir d’une étoffe mongole en fils de soie et d’or offerte à saint Louis par l’empereur Möngka (dynastie mongole des Yuan), est un exemple emblématique de ces relations multiples entre l’Occident et les Mongols : c’est d’ailleurs sur cette magnifique pièce que s’ouvre l’exposition.

M. F. : Les Mongols influencent aussi l’art de la céramique, ce dont témoignent les fameux plats en porcelaine blanc bleu, longtemps attribués aux Ming, ou l’orfèvrerie, tradition ancienne des steppes. Certains motifs, notamment ceux en nuages, se mêlent peu à peu à d’autres types de représentations pour former ce qui va constituer l’esthétique mongole. L’attrait pour la Mongolie se retrouve jusque dans la peinture italienne, où sont figurés, à Sienne ou à Florence à la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle, des personnages asiatiques portant des vêtements impériaux mongols, des deel.

J.-P. D. : Grâce aux marchands et aux géographes, un nouveau savoir se développe et se traduit notamment dans la cartographie : alors que jusque-là, les cartes montraient un monde circulaire, souvent centré sur une ville sainte, et entouré par la mer, les nouvelles cartes, influencées par les récits des explorateurs Marco Polo et Ibn Battuta, se déploient dans une nouvelle horizontalité Est-Ouest. C’est un bouleversement majeur de la représentation du monde.

Kubilaï Khan chassant. Liu Guandao (1258-1336), peinture sur soie. 1280. Copie d’après l’original. Taïwan, Taipei, musée du Palais.

Kubilaï Khan chassant. Liu Guandao (1258-1336), peinture sur soie. 1280. Copie d’après l’original. Taïwan, Taipei, musée du Palais. © Taïwan, Taipei, Liu Guandao, musée du Palais

Gengis Khan. Comment les Mongols ont changé le monde, jusqu’au 5 mai 2024 au Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, 4 place Marc Elder, 44000 Nantes. Tél. : 02 51 17 49 48 et www.chateaunantes.fr

Catalogue, Les Mongols et le monde. L’autre visage de Gengis Khan, éditions du Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes, 304 p., 38 €.