Claude Gillot au Louvre : de l’ombre à la lumière

Claude Gillot (1673-1722), Arlequin esprit follet : « N’excluons point amis un habile convive » (détail), vers 1695-1705. Plume et encre noire, lavis de sanguine, 16,2 x 21,8 cm. Paris, musée du Louvre.

Claude Gillot (1673-1722), Arlequin esprit follet : « N’excluons point amis un habile convive » (détail), vers 1695-1705. Plume et encre noire, lavis de sanguine, 16,2 x 21,8 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © Musée du Louvre, dist. RMN – Grand Palais / Suzanne Nagy

Fermée prématurément à cause d’un problème technique, l’exposition du musée du Louvre dédiée à l’un des rares maîtres de Watteau accueillait à l’automne 2023 une centaine d’œuvres, dessins, estampes et tableaux venus du monde entier. Elle révélait un artiste aux talents multiples dont le génie illustre à merveille l’évolution que connut le goût pendant les dernières années du règne de Louis XIV et le temps de la Régence.

Lorsque Gillot s’éteint en 1722, avant même ses cinquante ans, sa réputation n’est plus à défendre. De son vivant, on louait déjà les idées nouvelles qu’il avait développées pour l’ornement et les habits destinés à la scène et on célébrait sa manière unique acquise grâce à l’étude des sujets de comédie. Le collectionneur et librettiste Antoine de La Roque (1672-1744) le reconnaissait en 1721 comme un « génie fécond et singulier qui avait manié avec autant d’art le pinceau que le burin ».

« En 1745, s’il concédait que l’artiste avait peint médiocrement et que ses tableaux avaient été inhumés avec lui, Antoine Joseph Dezallier d’Argenville lui accordait aussi du génie pour ses figures grotesques, ses faunes, ses satyres et ses scènes d’opéra. »

Après sa disparition, Gillot demeurait apprécié. Le comte de Caylus goûtait encore en 1748 ses bacchanales, ses idées fantastiques, ses sujets d’ornement, de mode et de théâtre. Il soulignait que le maître s’était même parfois livré à l’Histoire. En amateur tout aussi exigeant, Pierre Jean Mariette appréciait ses scènes satiriques et parodiques. Il s’attachait à acquérir et réunir ses vignettes illustrant les fables d’Houdart de La Motte. En 1745, s’il concédait que l’artiste avait peint médiocrement et que ses tableaux avaient été inhumés avec lui, Antoine Joseph Dezallier d’Argenville lui accordait aussi du génie pour ses figures grotesques, ses faunes, ses satyres et ses scènes d’opéra. Pour la plupart des amateurs, Gillot avait été aussi le maître d’Antoine Watteau. C’est à son contact que l’élève était parvenu à délier son imagination. Très vite, ce fait l’emporta et même si les Goncourt défendirent encore dans la seconde partie du XIXe siècle les créations du « dernier païen de la Renaissance, né des libations de la Pléiade », l’artiste sombra peu à peu dans l’oubli et ses œuvres ne suscitèrent plus que l’intérêt de collectionneurs éclairés et de musées. Méconnu du grand public, il est cependant toujours recherché des amateurs, de ceux qui s’intéressent au dessin français du XVIIIe siècle assurément, mais pas uniquement.

Satyres, sabbats et sorcières

Si on ne sait dans quelles circonstances Claude Gillot quitta sa ville natale de Langres où dès septembre 1691 il était mentionné comme peintre, Paris s’avérait pour tout artiste en quête de reconnaissance et de clientèle la cité où l’on se devait de faire carrière. Cependant, la concurrence s’y révélait rude et il fallait non seulement se distinguer, mais aussi tisser des réseaux d’influence. Le soutien de l’académicien Jean-Baptiste Corneille (1649-1695), qui l’accueillit dans son atelier, et du milieu des éditeurs fut déterminant. Les premiers sujets gravés ou dessinés surent également frapper les esprits. Bien qu’il fut tenté par la carrière académique, livrant en 1715 un morceau de réception intitulé Le Christ dans le temps qu’il va être attaché à la croix (église de Noailles en Corrèze), quelques sujets religieux et une importante suite dessi-née de la Vie du Christ destinée à la gravure (Bruxelles, Bibliothèque royale), œuvres somme toute dans la tradition, le maître eut la clairvoyance d’illustrer en premier lieu des thèmes originaux qui marquèrent les amateurs de son temps.

Claude Gillot (1673-1722), La Passion de la Guerre, 1695-1700. Sanguine sur graphite, 18 x 35,8 cm. New York, The Morgan Library & Museum of Art.

Claude Gillot (1673-1722), La Passion de la Guerre, 1695-1700. Sanguine sur graphite, 18 x 35,8 cm. New York, The Morgan Library & Museum of Art. © DR

Gravée par Gillot lui-même et vendue chez Basan, la suite des Fêtes des dieux invite à prendre part à des assemblées où se mêlent les corps des nymphes et des bacchantes avec ceux des satyres et des sylvains en une tumultueuse frénésie débridée. Le même esprit anime la série contemporaine des Passions des hommes exprimées par des satyres où Gillot stigmatise l’attrait pour la guerre, l’amour, le jeu et l’argent, ou bien encore la suite de La vie des satyres commercialisée à l’hôtel royal des Gobelins par Audran, graveur du roi. Pour cette série, le maître donna souvent de merveilleux dessins préparatoires traités en « rosaille », soit un mélange de lavis de sanguine et de rehauts de gouache blanche au rendu particulièrement pictural. Aussitôt, ces feuilles abouties furent recherchées par les collectionneurs qui en apprécièrent le caractère narratif, l’étrangeté des sujets et le soigné de l’exécution. À ces thèmes païens qui marquèrent le début de sa carrière parisienne, Gillot ajouta après 1710 quelques surprenantes scènes de sabbats et de sorcellerie. Dans la veine des créations de Salvator Rosa dont on ne sait s’il connut les œuvres, l’artiste réunit dans ses compositions démons, sorciers, sorcières et êtres hybrides ou squelettiques dans de terribles et burlesques rituels nocturnes. Il faisait alors écho aux nombreuses scènes de sorcellerie qui animaient le théâtre et l’opéra depuis le milieu du XVIIe siècle et qui illustraient l’anarchie, les déviances et la folie que le pouvoir royal venait vaincre. La dé-criminalisation en France de la sorcellerie à la fin du siècle n’avait pas non plus été sans exercer une certaine influence sur la création artistique et sur la multiplication des sujets occultes.

 Claude Gillot (1673-1722), La Procession à l’arrêt, vers 1700-1710. Gouache et lavis de sanguine sur tracé à la plume et à l’encre noire, 21,9 x 33,7 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art.

Claude Gillot (1673-1722), La Procession à l’arrêt, vers 1700-1710. Gouache et lavis de sanguine sur tracé à la plume et à l’encre noire, 21,9 x 33,7 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Photo service de presse. © The Metropolitan Museum of Art, New York

Le chantre de la Comédie-Italienne

Théâtre, opéra et danse ont à l’évidence nourri l’art de Gillot et ont fait son succès. Rappelons que le comte de Caylus soulignait en 1748 dans sa Vie d’Antoine Watteau combien après avoir traité ses sujets de bacchanales, d’ornement, de mode et d’histoire, le maître « s’était alors renfermé à présenter des sujets de théâtre ». C’est assurément encore aujourd’hui la part de son œuvre la plus connue. Les dernières années du règne de Louis XIV font de Paris la capitale où le théâtre classique, mais aussi comique et burlesque, la musique, l’opéra et la danse attirent un public toujours plus nombreux et où toutes les classes de la société se mêlent. Gillot prit part à cette intense création théâtrale non seulement en imposant un goût nouveau pour les ornements et les habits destinés à la scène de l’Opéra, donnant ainsi en 1711 les illustrations des partitions et des livrets réédités par Christophe Ballard du Thésée et de l’Amadis de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), mais aussi et surtout en multipliant les dessins figurant des scènes de la Comédie-Italienne et du théâtre de foire. Appréciées pour ses interprétations subversives, les créations de la troupe des Comédiens italiens firent les beaux jours de l’hôtel de Bourgogne jusqu’en 1697, année au cours de laquelle elle fut bannie, puis des tréteaux de la foire Saint-Germain et de la foire Saint-Laurent, avant d’être officiellement autorisée à remonter sur scène en 1716 sous la Régence de Philippe d’Orléans. Gillot en apprécia tout particulièrement le burlesque et les effets scéniques et s’attacha à illustrer l’intrigue. Il faisait en cela acte de nouveauté car l’iconographie théâtrale s’attachait avant tout à la figure de l’acteur et non pas à l’illustration de l’action.

Claude Gillot (1673-1722), Arlequin esprit follet : « N’excluons point amis un habile convive » (détail), vers 1695-1705. Plume et encre noire, lavis de sanguine, 16,2 x 21,8 cm. Paris, musée du Louvre.

Claude Gillot (1673-1722), Arlequin esprit follet : « N’excluons point amis un habile convive » (détail), vers 1695-1705. Plume et encre noire, lavis de sanguine, 16,2 x 21,8 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © Musée du Louvre, dist. RMN – Grand Palais / Suzanne Nagy

L’une des feuilles les plus emblématiques est ainsi celle figurant l’acte II d’Arlequin esprit follet, pièce créée pour la première fois en 1670 et que l’on attribue à Marcantonio Romagnesi. Dans la scène « N’excluons point amis un habile convive », l’artiste réunit les protagonistes de l’arlequinade. L’intrigue en est amoureuse. Isabella est fiancée par son père le docteur à Scaramouche alors qu’elle aime Octavio. Un magicien fait alors apparaître Arlequin qui multiplie les farces aux dépens du docteur, de Scaramouche et du valet Pierrot. L’une d’entre elles conduit Arlequin à menacer Scaramouche avec un pétard tandis que les autres convives, Mezzetin, Polichinelle et Pierrot, jusqu’alors attablés autour d’un plateau chargé de mets, se trouvent projetés dans les airs avec leur banquette. Cet effet de machinerie comme les autres scènes de la Comédie-Italienne décrites par Gillot appartenaient à une veine nouvelle où les contemporains reconnurent des « sujets modernes » dont le succès ne se démentit pas.

« Dans la veine des créations de Salvator Rosa dont on ne sait s’il connut les œuvres, l’artiste réunit dans ses compositions démons, sorciers, sorcières et êtres hybrides ou squelettiques dans de terribles et burlesques rituels nocturnes. »

Claude Gillot (1673-1722), Errant pendant la nuit dans un lieu solitaire. Eau-forte et burin, 24,9 x 34 cm. Épreuve du 3e état. Paris, Beaux-Arts de Paris.

Claude Gillot (1673-1722), Errant pendant la nuit dans un lieu solitaire. Eau-forte et burin, 24,9 x 34 cm. Épreuve du 3e état. Paris, Beaux-Arts de Paris. © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais/ image Beaux-arts de Paris

Collaborations

Loin d’avoir été un créateur solitaire, Claude Gillot manifesta tout au long de sa carrière le besoin de collaborer avec d’autres artistes de son temps. Les « sujets modernes » de la Comédie-Italienne en apportent une première preuve. À l’évidence, le maître ne fut pas aussi à l’aise avec la peinture à l’huile qu’avec le dessin ou la gravure. Dès 1745, Dezallier d’Argenville considérait qu’il peignait médiocrement. Aujourd’hui très limité, le corpus des tableaux souligne une manière particulière où les personnages présentent des contours souvent marqués d’un tracé brun ou d’accents qui leur confèrent un aspect très graphique. Cela est particulièrement vrai sur le petit tableau Le Triomphe de Bacchus, œuvre datée vers 1700-1710 conservée en collection particulière (voir page précédente), comme sur le morceau de réception décrivant la mise en croix du Christ. En revanche, cette caractéristique ne se retrouve aucunement sur les deux tableaux du musée du Louvre, Les Deux Carrosses et Arlequin glouton.

Claude Gillot (1673-1722), Le Triomphe de Bacchus (détail de l’une des bacchantes), vers 1700-1710. Huile sur toile. Paris, collection particulière.

Claude Gillot (1673-1722), Le Triomphe de Bacchus (détail de l’une des bacchantes), vers 1700-1710. Huile sur toile. Paris, collection particulière. © Xavier Salmon

Inspiré, l’un par un intermède de la comédie créée en 1695 par Jean-François Regnard (1655-1709) et Charles Dufresny (1648-1724), La Foire Saint-Germain, où deux vinaigrettes transportant Arlequin et Scaramouche travestis en femmes se trouvaient bloqués dans une rue étroite de Paris, l’autre par la farce attribuée à Claude-Ignace Prosper Brugière de Barante (1670-1745), Le Tombeau de Maître André, également donnée en 1695 , dont une scène réunissait Scaramouche et Mezzetin se disputant du vin et qu’Arlequin conciliait en buvant lui-même la bouteille, les deux toiles de belles dimensions offrent un métier plus abouti et moins esquissé. Ces œuvres ont été attribuées depuis le début du XXe siècle à Gillot car celui-ci en a donné des dessins décrivant la même composition.

Claude Gillot (1673-1722), Le Tombeau de Maître André : la marche des funérailles, 1695-1705. Plume, encre noire et lavis brun, sanguine rehaussée de lavis rose, corrections à la gouache blanche sur un tracé au graphite, 16 x 22,1 cm. Washington, National Gallery of Art.

Claude Gillot (1673-1722), Le Tombeau de Maître André : la marche des funérailles, 1695-1705. Plume, encre noire et lavis brun, sanguine rehaussée de lavis rose, corrections à la gouache blanche sur un tracé au graphite, 16 x 22,1 cm. Washington, National Gallery of Art. © akg-images

Peu à peu identifiées, plusieurs études pour les personnages d’Arlequin, de Scaramouche et d’un valet sur Les Deux Carrosses et de Scaramouche sur Arlequin glouton révèlent que les tableaux ont été soigneusement préparés mais soulignent aussi par leur graphisme très différent de celui de Gillot, tout comme la manière des toiles, que ce dernier ne peut en être l’auteur. Le maître se contenta-t-il d’inventer les compositions et confia-t-il l’exécution des tableaux à un autre artiste de son entourage ? Ces dessins enlevés inspirèrent-ils après la mort de Gillot l’auteur anonyme des deux toiles qui en reprit les personnages tout en prenant soin de modifier les décors de scène à l’arrière-plan ? Ces interrogations n’ont aujourd’hui pas trouvé de réponse mais appellent à prendre en compte l’existence de collaborations​​​​​

« Loin d’avoir été un créateur solitaire, Claude Gillot manifesta tout au long de sa carrière le besoin de collaborer avec d’autres artistes de son temps. »

De manière assurée, Gillot travailla ainsi avec Antoine Watteau lorsque celui-ci fut à ses côtés entre 1704-1705 et 1708-1709. L’œuvre emblématique de cette collaboration est la toile du musée d’Arts de Nantes, Arlequin, Empereur dans la lune. Très certainement créée après la reprise en 1707 à la foire Saint-Laurent de la comédie de Nolant de Fatouville (mort en 1715), la scène a inspiré à Gillot deux dessins d’ensemble marqués par plus ou moins de variantes (l’un en collection particulière, l’autre perdu) et à Watteau des études pour le personnage du docteur vêtu de noir (Valenciennes, musée des Beaux-Arts). Le tableau peint à l’huile semble lui le fruit d’un travail à deux mains. À Gillot reviendrait le personnage d’Arlequin, dont les mains présentent cette manière de souligner les contours à l’aide d’un tracé brun, peut-être la charrette ainsi que l’âne. À Watteau il conviendrait d’attribuer les trois autres figures à gauche de la composition.

Claude Gillot (1673-1722) et Antoine Watteau (1684-1721), Arlequin, Empereur dans la lune (vers 1707-1709). Huile sur toile, 65 x 82 cm. Nantes, musée d’Arts.

Claude Gillot (1673-1722) et Antoine Watteau (1684-1721), Arlequin, Empereur dans la lune (vers 1707-1709). Huile sur toile, 65 x 82 cm. Nantes, musée d’Arts. © RMN-Grand Palais / Gérard Blot

Mentor ou compagnon de route pendant quelques années, Gillot fut certainement celui qui introduisit Watteau auprès de Claude III Audran (1658-1734). Maître de l’arabesque et de l’ornement, ce dernier avait su s’entourer des services d’autres artistes pour conduire ses nombreux chantiers. Gillot avait compté au nombre de ses collaborateurs et participé à plusieurs de ses projets. Aussi s’affirmait-il comme le meilleur des introducteurs pour un jeune artiste si prometteur. L’émulation résidait également dans la collaboration. Claude Gillot l’avait parfaitement compris.

Claude Gillot (1673-1722), Projet pour le décor d’un plafond dédié aux arts. Graphite, plume et encre noire, rehauts de lavis gris et d’aquarelle, 43 x 37,5 cm. Paris, musée du Louvre.

Claude Gillot (1673-1722), Projet pour le décor d’un plafond dédié aux arts. Graphite, plume et encre noire, rehauts de lavis gris et d’aquarelle, 43 x 37,5 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado

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À lire :
Catalogue, coédition musée du Louvre éditions / Lienart, 224 p., 29 €.