Harriet Backer enchante le quotidien au musée d’Orsay
Le musée d’Orsay rend cet automne un vibrant hommage à la Norvégienne Harriet Backer (1845-1932), célèbre dans les pays scandinaves mais quasi inconnue au-delà. C’est pourtant à Paris où elle a séjourné dix ans que cette femme aussi talentueuse que déterminée a lancé sa carrière. Oscillant entre réalisme et impressionnisme, quelque quatre-vingt-dix intérieurs musicaux, vues d’églises, portraits et natures mortes composent ce parcours à la croisée des arts : une éblouissante découverte !
Harriet Backer a toujours joui d’une incontestable aura en Norvège, où elle s’est non seulement imposée comme une peintre de premier plan mais aussi comme une pédagogue novatrice, et pour cause : en 1892, elle fonde à Kristiania (qui deviendra Oslo en 1925) une importante école où elle forme durant vingt ans la nouvelle génération d’artistes norvégiens.
Un corpus réduit
Le profond oubli dans lequel elle est tombée en Allemagne comme en France, deux pays où elle a pourtant longuement séjourné, s’explique en partie par le fait que cette artiste exigeante a laissé un corpus relativement réduit, conservé pour l’essentiel dans des musées norvégiens. Ainsi, une seule de ses toiles est à ce jour identifiée dans l’Hexagone, dans une collection particulière. La majorité des peintures réunies sur les cimaises d’Orsay a donc été prêtée par les deux institutions à l’origine de cette rétrospective : d’une part le National Museum d’Oslo, dont Backer fut pendant vingt ans membre du comité d’acquisition, et d’autre part le Kode Museum de Bergen, qui abrite l’exceptionnelle collection de l’industriel et mécène norvégien Rasmus Meyer (1858-1916).
À travers l’Europe
Au mitan du XIXe siècle, il n’existe en Norvège ni Académie des beaux-arts ni véritable marché de l’art. Aussi, les peintres désireux de faire carrière ont-ils pris l’habitude de parachever leur formation dans les grands foyers artistiques d’Europe, et en particulier en Allemagne où se sont établies d’importantes communautés de Scandinaves (on tend en France à oublier le dynamisme et le cosmopolitisme de villes comme Munich, Berlin et Düsseldorf). À 21 ans, Backer ne déroge pas à la règle : après avoir fait ses armes auprès du paysagiste Johan Fredrik Eckersberg à Kristiania, elle traverse l’Europe pour accompagner sa sœur Agathe, qui deviendra une pianiste et compositrice reconnue. À Berlin et Florence, puis à Munich et Paris, Harriet visite les musées et fréquente des académies libres, à l’instar de l’école de Madame Trélat de Vigny où enseignent Léon Bonnat et Jean-Léon Gérôme.
Trouver sa voie
La première section du parcours réunit un florilège de toiles retraçant les années de formation de l’artiste et ses tâtonnements. D’abord influencée par les peintres du Siècle d’or hollandais et par le réalisme de l’école de Munich, elle développe un goût affirmé pour les détails, les teintes sombres, les thèmes historicisants et les scènes de genre. En témoignent des œuvres comme Un érudit dans son étude (1877) ou l’émouvant et autobiographique Adieu (1878), son premier intérieur contemporain qui met en scène une jeune femme quittant sa famille. Arrivée à Paris en 1878, Backer trouve bientôt sa voie, nourrie par la leçon des avant-gardes.
Peint en 1883, Intérieur bleu est particulièrement caractéristique de son nouveau style, subtile synthèse entre le réalisme de ses débuts et l’influence des impressionnistes, au premier rang desquels Monet, Caillebotte, Pissarro ou Morisot : la palette s’éclaircit, la touche se fragmente, la couleur est parfois utilisée pure, la composition s’articule autour de la tension entre intérieurs feutrés et ouvertures sur l’extérieur, jeux d’ombres et de lumières… Figurant une jeune femme en train de broder dans un élégant salon au décor épuré, l’œuvre révèle une prédilection toute personnelle pour la représentation d’instants suspendus dans de paisibles intérieurs. L’artiste se concentre désormais sur le quotidien de ses contemporains, et, bien qu’elle se fasse particulièrement connaître pour ses toiles immortalisant la bourgeoisie cultivée de son temps, elle n’en développe pas moins un fort attrait pour des modèles plus modestes. Paysans, cordonniers, blanchisseuses et couturières peuplent la plupart des scènes peintes durant des séjours dans les campagnes bretonnes et norvégiennes.
« Parmi les artistes norvégiennes séjournant à Munich, la proportion de femmes est remarquablement élevée […], ce réseau féminin se soucie de questions sociétales et politiques et fréquente des figures du féminisme émergeant. »
Carina Rech, « Une formation artistique cosmopolite entre Munich et Paris », Harriet Backer, cat. exp., Paris, musée d’Orsay, 2024.
Faire carrière
« Ce n’est pas le talent qui compte le plus » affirmait Backer, « c’est la force de caractère »1. En cette fin de XIXe siècle, les femmes doivent en effet faire preuve d’une détermination sans faille pour s’imposer en tant qu’artistes. Puisque l’accès aux Académies leur est interdit, elles unissent volontiers leurs forces pour se procurer les ateliers, modèles et professeurs dont elles ont besoin, constituant de solides réseaux d’amitié et d’entraide dans les grands foyers d’Europe. Durant les quatre années qu’elle passe à Munich, Backer multiplie les rencontres décisives. Elle se lie notamment avec trois Norvégiens : son amie la portraitiste Asta Nørregaard, son mentor le peintre d’histoire Eilif Peterssen, et sa compagne Kitty Kielland dont elle partagera désormais l’atelier et l’appartement (quelques-unes de ses œuvres jalonnent le parcours).
La plupart de ces Scandinaves parachèvent leur formation à Paris, à l’instar de Backer qui débute véritablement sa carrière en France et obtient une reconnaissance officielle dans le cadre du Salon et de prestigieuses manifestations. L’Exposition universelle de 1889 constitue ainsi un premier couronnement dans sa carrière puisqu’elle obtient une médaille d’argent pour Chez moi, acquis dès l’année suivante par le National Museum de Norvège.
Dialogues au féminin
Au sein de cette rétrospective, une section vient judicieusement élargir le propos aux cercles d’artistes femmes scandinaves dont Backer a fait partie. La Norvégienne apparaît ici sous le pinceau de sa compagne Kitty Kielland, en train de lire dans son atelier parisien ; c’est en revanche palette et pinceaux à la main qu’Asta Nørregaard se portraiture, mettant la dernière touche à une grande composition religieuse que lui a commandée une église de Norvège. La Danoise Bertha Wegmann brosse de sa consœur suédoise Jeanna Bauck une effigie empreinte de spontanéité, tandis que cette dernière la dépeint en retour en train d’exécuter le portrait du neurologue Dethlefsen, une œuvre riche de sens puisque la femme est ici l’artiste au travail et l’homme le modèle passif… Issues de la bonne société, ces jeunes artistes aiment se représenter en professionnelles actives mais n’entendent nullement renier leurs origines. Seules quelques-unes d’entre elles feront le choix de renoncer à un destin d’épouse et de mère pour se consacrer à leur carrière, à l’instar de Backer et Kielland, laquelle fut en outre très engagée dans les combats féministes de son temps.
La musique pour idéal
« Backer considère la musique comme la forme d’art la plus absolue », soulignent les commissaires d’exposition, Leïla Jarbouai et Estelle Bégué2. Elles ont, en toute logique, choisi de mettre l’accent sur les tableaux liés à la musique, que l’on admire au cœur du parcours, au son des compositions d’Agathe Backer. Exposée avec succès au Salon de 1881 sous le titre Andante, la toute première œuvre qu’Harriet consacre à cette thématique représente une élégante jeune femme jouant du piano dans une salle inspirée par le musée de Cluny.
Les pianistes, tantôt solitaires tantôt accompagnés d’un auditeur attentif, ne vont dès lors cesser de s’imposer comme l’un de ses sujets de prédilection. Il faut dire que la peintre, issue d’une famille de mélomanes, a toujours vécu entourée de musiciens, tant amateurs que professionnels, et jouait elle-même du piano. Le noble instrument, devenu en cette fin de XIXe siècle un incontournable des salons bourgeois, se trouve d’ailleurs en bonne place dans son atelier-salon, comme chez nombre de ses amis artistes et intellectuels. Mais Backer va plus loin. Elle développe une recherche plastique autour de la musique qui se rapproche de la synesthésie, s’efforçant parfois de traduire les notes, rythmes et ambiances par le biais des couleurs et des coups de pinceau, dans des toiles de petites dimensions que l’on pourrait prendre pour des esquisses.
« Harriet Backer disait que “la peinture est une musique pour l’œil”. Pour elle, les couleurs du tableau devaient résonner dans une interaction chromatique, de la même manière que les harmonies créent diverses tonalités en musique. »
Tove Haugsbø, « Et mon intention avec le tableau : la musique », Harriet Backer, cat. exp., Paris, musée d’Orsay, 2024.
Célébrer l’identité norvégienne
Parmi les œuvres les plus séduisantes pour le public français figurent les compositions typiquement scandinaves. Backer nous entraîne à travers les prairies d’Eggedal, jusqu’à la rivière de Sandvikselven et au mont Einund qu’elle magnifie par ses talents de coloriste et ses jeux de lumière. Pourtant, si le paysage occupe une place centrale dans l’œuvre de nombre de ses compatriotes souvent marqués par le pleinairisme de Jules Bastien-Lepage, elle n’accorde qu’un intérêt relatif à cette thématique à laquelle elle s’adonne essentiellement autour de l’été 1886, alors qu’elle séjourne avec des amis peintres à la ferme de Fleskum, près de Kristiania. Elle s’empare en revanche d’un autre thème plus singulier dont elle propose une approche toute personnelle : les intérieurs d’églises et les rituels religieux.
Une dimension spirituelle
Il est surprenant d’observer qu’au cours de ses pérégrinations en Europe, Backer n’a que très exceptionnellement représenté une église (à peine compte-t-on une poignée d’esquisses et de tableaux datant du séjour munichois). C’est uniquement dans son pays, où elle séjourne régulièrement avant de retourner s’y installer en 1888, qu’elle consacre un pan de ses recherches aux églises anciennes et parfois désaffectées (elle peut ainsi y travailler plus à son aise), vestiges d’une identité proprement norvégienne auxquels les habitants sont particulièrement attachés, après plusieurs siècles de domination danoise puis suédoise qui ne cesse vraiment qu’en 1905. Réunies dans une section à part, ces œuvres nous convient à pénétrer dans de sobres églises romanes ornées de retables baroques (Stange, Bergen) ou dans la chatoyante stavkirke (« église en bois debout ») d’Udval.
Instants suspendus
L’artiste qui se rêvait portraitiste dans sa jeunesse brosse en 1910 un autoportrait sans concession resté inachevé (collection particulière) ; elle a pourtant eu tendance à faire passer la figure humaine au second plan dans ses œuvres de maturité. Backer ne se concentre dès lors plus sur les détails et n’attache qu’une attention modérée aux personnages ; d’une touche enlevée, elle joue des harmonies colorées et des sources de lumière naturelle, cherchant avant tout à créer une atmosphère. Dans cette quête, la lumière s’impose comme un acteur à part entière mais elle est toujours indirecte, filtrée par le rideau d’une fenêtre et la végétation environnante. C’est en revanche la lueur tremblante d’une lampe qui anime une série de « portraits » de pianistes et d’intérieurs mettant en scène des femmes seules, absorbées par la lecture d’une lettre ou un ouvrage de couture.
Des êtres aux choses
Les personnages se fondent dans leur environnement jusqu’à parfois disparaître au profit de la pièce elle-même, comme en témoignent les vues d’églises : qu’elles soient vides ou qu’elles accueillent des offices (il s’agit alors de scènes recomposées), il en émane toujours une sensation de calme et de sérénité absolue. Ce sentiment d’instant suspendu est caractéristique des œuvres de l’artiste, qu’elle dépeigne une sacristie, son atelier, l’intérieur d’une ferme ou la bibliothèque du juriste et collectionneur Thorvald Boeck. Dans ses intérieurs sans figures, « ce sont les objets qui nous parlent », souligne Vibeke Waallann Hansen, qui les rapprochent fort justement des natures mortes3, un thème que Backer explore avec bonheur à partir de 1910, jouant autour d’un nombre restreint d’objets (plats et vases en céramique, fleurs et fruits, petite tête de chérubin). La dernière section de l’exposition réunit un florilège de ces œuvres tardives et souvent de grand format, très appréciées des Norvégiens. C’est d’ailleurs une nature morte que le directeur du National Museum commande à Backer en 1918, composition que l’artiste laissera inachevée à sa mort mais qui témoigne de sa notoriété dans son pays, aussi bien auprès des institutions que des collectionneurs.
Notes
1 Propos rapportés par l’élève et première biographe de l’artiste, Else Christie Kielland, en 1958. Citée par Carina Rech dans le catalogue de l’exposition.
2 Leïla Jarbouai est conservatrice en chef arts graphiques et peintures au musée d’Orsay, Estelle Bégué est chargée d’études documentaires au musée d’Orsay.
3 « Quand les intérieurs parlent », cat. exp. op. cit.
« Harriet Backer. La symphonie des couleurs », jusqu’au 12 janvier 2025 au musée d’Orsay, esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr
À lire : Catalogue, coédition musée d’Orsay / Flammarion, 184 p., 39 €.
L’Objet d’Art hors-série n°177, 64 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr