Chronique du droit de l’art : « Biens culturels spoliés pendant la Seconde Guerre mondiale : un rapport de la Cour des comptes dresse un état des lieux »
Près de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Cour des comptes a récemment publié un rapport sur la réparation par la France des spoliations de biens culturels commises entre 1933 et 1945. Le rapport dresse un état des lieux du cadre juridique et administratif existant, et de sa pérennité.
Des biens culturels spoliés continuent d’être identifiés ou retrouvés, au sein de collections publiques et privées. Ces découvertes résultent de recherches de provenance diligentées par les ayants droit, les services de certains grands musées et maisons de ventes, ou encore la Commission pour la restitution des biens et l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites (CIVS) et la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS).
« Vols, pillages, confiscation et saisie sous la forme d’aryanisation, ventes contraintes ou forcées… les formes des spoliations furent multiples. »
Cadre historique des spoliations de biens culturels
Dans le cadre d’une politique de spoliation mise en place par le régime nazi, de nombreux Juifs furent dépossédés de leurs actifs immobiliers, mobiliers et financiers. Parmi les centaines de milliers de biens spoliés en France durant l’Occupation, les biens culturels (œuvres, livres, instruments de musique, etc.) faisaient l’objet d’une politique spécifique. Vols, pillages, confiscation et saisie sous la forme d’aryanisation, ventes contraintes ou forcées… les formes des spoliations furent multiples. Malgré l’attention particulière portée aux biens culturels aujourd’hui, la Cour des comptes souligne qu’ils représentent une faible part des spoliations dont furent victimes les Juifs.
Les mesures de restitution et d’indemnisation dans l’immédiat après-guerre
Au lendemain de la guerre, les pays ont cherché à récupérer les œuvres en Allemagne ou dans les territoires contrôlés par le Reich. La Cour des comptes rappelle que parmi les œuvres rapatriées, toutes ne sont pas spoliées. Certains biens avaient été acquis légalement et sans contrainte par des dignitaires allemands ou étaient des commandes officielles allemandes.
« Plus de 45 000 œuvres sont restituées dans les années suivant la Libération. »
En France, des procédures d’indemnisation et de restitution ont été mises en place. L’Ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945 a ainsi instauré une procédure de restitution et créé un régime exorbitant de droit commun – afin de permettre des procédures accélérées et simplifiées au bénéfice des propriétaires spoliés. Cette ordonnance permet, sous certaines conditions, aux victimes de spoliation ou à leurs ayants droit de faire constater la nullité des actes de transfert « accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle », et la nullité de l’ensemble des transactions ultérieures. Plus de 45 000 œuvres sont ainsi restituées dans les années suivant la Libération. Puis, en 1949, parmi les œuvres récupérées mais qui n’étaient pas réclamées, environ 2 100 ont été sélectionnées et confiées à la garde des musées nationaux, en attente d’une éventuelle revendication des ayants droit. Il s’agit des œuvres dites « Musées nationaux récupération » (MNR) pouvant être revendiquées sans délai butoir fixé à ce jour : seules 179 d’entre elles ont été restituées.
Le renouveau des procédures de réparation à compter des années 1990
Après une première vague de restitution et de mesures de réparation dans l’immédiat après-guerre, ces procédures ont été quasiment à l’arrêt pendant presque cinquante ans. À partir des années 1990, la France a reconnu sa responsabilité dans les actes commis sous le régime de Vichy, et s’est à nouveau saisie de la question de la réparation des spoliations. À la même période, plusieurs textes internationaux dédiés aux biens culturels spoliés et à leur restitution sont adoptés. En particulier, les « Principes de la Convention de Washington », adoptés le 3 décembre 1998, invitent les États à rechercher une « solution juste et équitable » et à simplifier les procédures de restitution. Bien que non contraignants juridiquement, ces principes sont fréquemment invoqués devant les tribunaux et dans les négociations lors des revendications de biens spoliés. Il existe aujourd’hui des voies de recours judiciaires et administratives, et des modes alternatifs de règlement des différends permettant de demander l’indemnisation ou la restitution de biens spoliés.
« La Cour des comptes souligne que la France est le seul État indemnisant encore les ayants droit de victimes de spoliation. »
La voie administrative
La CIVS, créée en 1999 auprès du Premier ministre, traite les demandes de réparation et de restitution des ayants droit. Elle diligente des recherches, en tandem avec la M2RS pour les biens culturels. Puis, des magistrats de profession, nommés « rapporteurs » au sein de la commission, instruisent les dossiers des requérants, afin d’aboutir à une recommandation. La CIVS peut recommander l’indemnisation ou – lorsque le bien est localisé – la restitution de l’œuvre spoliée. La Cour des comptes souligne que la France est le seul État indemnisant encore les ayants droit de victimes de spoliation.
La loi de 2023
Une loi-cadre du 22 juillet 2023 est venue pallier une difficulté juridique et pratique concernant certains biens culturels dont la CIVS recommandait la restitution : ils avaient intégré les collections publiques, les rendant donc inaliénables, sauf loi spéciale. La loi de 2023 a créé une procédure administrative au sein du Code du patrimoine, permettant à l’État ou aux collectivités territoriales de restituer les biens culturels de leurs collections, spoliés pendant les persécutions antisémites entre 1933 et 1945 (Art. L451-10-1 du Code du Patrimoine). La décision de restitution par l’entité publique est soumise à l’avis préalable de la CIVS, qui évalue l’existence de la spoliation et ses circonstances. Les restitutions d’œuvres spoliées dans les collections publiques françaises sont donc facilitées, et le recours à la médiation et à la conciliation encouragé.
La voie judiciaire
Des œuvres spoliées, désormais en possession de personnes privées ignorant souvent tout de leur provenance, sont parfois retrouvées, ou identifiées par les ayants droit des victimes à l’occasion de ventes aux enchères ou d’expositions. Ce fut récemment le cas de La Cueillette des pois de Camille Pissarro, exposée au musée Marmottan en 2017, et du tableau attribué à Adriaen van der Werff, La Madeleine péninente, confié à Christie’s en vue de sa vente en 2018. Dans ces hypothèses, à défaut de solution amiable, des procédures judiciaires sont initiées contre les possesseurs des œuvres et l’Ordonnance de 1945 continue d’être utilisée afin d’obtenir leur restitution. La Cour des comptes considère que les ayants droit démontrant qu’ils ont été « dans l’impossibilité matérielle » d’agir dans les délais imposés, soit avant le 31 décembre 1951, pourraient demander aux juges d’être relevés de forclusion, et agir sur le fondement de cette Ordonnance afin que la restitution de leur bien soit ordonnée. Cette interprétation nous semble juridiquement discutable pour les biens meubles.
« Il ressort du rapport de la Cour des comptes que la France dispose d’un cadre solide permettant de procéder à la réparation des spoliations de biens culturels entre 1933 et 1945. À l’étranger, il existe d’autres commissions nationales […]. Chacune a un modèle de fonctionnement qui lui est propre. »
Des accords transactionnels
Cela étant, compte-tenu des aléas judiciaires, et du temps judiciaire, il n’est pas rare qu’acheteurs de bonne foi de l’œuvre et ayants droit des propriétaires spoliés, dûment conseillés, parviennent à des accords transactionnels. Cette voie peut être privilégiée par les parties à tous les stades de la procédure. La voie transactionnelle permet de négocier des solutions qui paraissent, selon la Cour, plus justes et équitables aux possesseurs de bonne foi qui pourraient autrement être dépossédés de l’œuvre, sans compensation.
Des modèles différents selon les pays
En définitive, il ressort du rapport que la France dispose d’un cadre solide permettant de procéder à la réparation des spoliations de biens culturels entre 1933 et 1945. À l’étranger, il existe d’autres commissions nationales en charge de l’examen des demandes d’indemnisation ou de restitution d’œuvres d’art spoliées. Chacune a un modèle de fonctionnement propre, et des prérogatives variées. Par exemple, aux Pays-Bas, la « Restitutie commissie » est habilitée à émettre un avis contraignant lorsqu’elle est saisie d’une demande conjointement par l’ayant droit et le propriétaire actuel (collectionneurs privés, musées ne relevant pas de l’État). En Allemagne, la commission agit comme un médiateur et ne peut émettre aucun avis contraignant. Mais cela pourrait changer dans les prochaines années, puisque l’Allemagne a annoncé la création d’une Cour d’arbitrage pour les biens spoliés par les nazis.
L’intensification des politiques de réparation et de restitution se confirme. Mais la question du terme de ces actions de réparation demeure, entre sécurité juridique et devoir mémoriel. Des considérations similaires se poseront probablement pour d’autres objets, spoliés dans des contextes historiques différents.