Somptueux dessins italiens du Museum Boijmans Van Beuningen à la Fondation Custodia
Le Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam conserve l’un des plus remarquables fonds au monde de dessins de la Renaissance italienne. Un florilège de 120 feuilles de cette insigne collection, récemment étudiée dans le cadre du Paper Project de la Getty Foundation, est exceptionnellement montré à la Fondation Custodia à l’aune des dernières découvertes et attributions.
Cette exposition et le catalogue qui l’accompagne répondent au double enjeu de proposer un panorama de la production dessinée des plus grands artistes italiens des XVe et XVIe siècles, mais aussi de faire (re)découvrir la richesse insoupçonnée du fonds de ce musée, connu à travers le monde pour ses collections d’une diversité et d’une qualité remarquables. Comme la plupart des collections publiques de cette envergure, celle des dessins italiens du Museum Boijmans Van Beuningen trouve son origine dans les initiatives de collectionneurs particuliers ; elle fut façonnée par leur goût puis par l’histoire de l’institution. De la collection de Frans Jacob Otto Boijmans (1767-1847), léguée en 1847 à la ville de Rotterdam, seule une poignée de dessins italiens a pu être sauvée des flammes lors du tragique incendie de 1864 qui toucha le bâtiment les abritant.
La pléthorique collection de Franz Koenigs
Une immense majorité des feuilles transalpines du Museum Boijmans Van Beuningen proviennent de la collection du banquier d’origine allemande Franz Koenigs (1881-1941). Celle-ci fut d’abord déposée en 1935, avant d’être définitivement acquise et donnée au musée en 1940 par l’homme d’affaires Daniël George Van Beuningen (1877-1955). Depuis, de ponctuelles mais pertinentes acquisitions ont été effectuées pour étoffer ce fonds.
Les atouts de la collection
Aborder une période de création à travers le prisme d’une seule collection, c’est accepter qu’inexorablement le profil de cette dernière – ses points forts comme son incomplétude – se reflète dans le choix des œuvres. L’exposition de la Fondation Custodia n’y échappe pas et si la richesse et la diversité de la collection du Museum Boijmans Van Beuningen – composée de pas moins de 800 feuilles pour cette période – permet un survol quasi complet de la Renaissance italienne, volonté a été d’en dévoiler les atouts : les œuvres désormais rares des premières décennies du Quattrocento, l’incroyable fonds de 400 études de Fra Bartolomeo (1472-1517) dont treize sont exposées et, outre les artistes florentins bien représentés, les Vénitiens pour lesquels Franz Koenigs montra une prédilection toute particulière.
La Renaissance, de 1400 aux années 1600
La période couverte par l’exposition admet une Renaissance (ou des Renaissances) dans ses limites chronologiques larges, partant de cette période de basculement de la première Renaissance vers 1400, et aboutissant aux frémissements des arts baroques et classiques au tournant des années 1600. Artistes et artisans du Moyen Âge ont dessiné, mais les témoignages qui nous en sont parvenus restent rarissimes. Le titre de l’exposition, « Naissance et Renaissance », rappelle que c’est à la Renaissance que les pratiques modernes du dessin s’établissent dans les ateliers. Devenant « père des arts », celui-ci acquiert un rôle central dans le processus de création. Le dessin devient le moyen d’expérimentation et d’expression privilégié par les différentes générations d’artistes. Sa primauté en tant qu’outil de transmission, d’appropriation et d’invention est en outre entérinée à la même époque par sa théorisation.
Le dessin comme outil de transmission
Parmi les œuvres les plus précoces de l’exposition figure l’Album Gozzoli, un très rare exemple de livre de modèles dont les pages, préparées de couleurs vives, constituent un répertoire de motifs. Copiés, répétés et réemployés par le Florentin Benozzo Gozzoli (vers 1420-1497), ces derniers servaient à leur tour de sources pour l’exécution des œuvres. De tels albums, hérités des pratiques médiévales, étaient transmis par les maîtres à leurs apprentis, assurant la continuité de l’activité de l’atelier. Les dessins de Pisanello (vers 1395-1455) issus de son Taccuino di viaggio (littéralement « carnet de voyage », en réalité un livre de modèles) témoignent de la coexistence de cette pratique avec une nouvelle approche du dessin. L’une de ces feuilles, conservée au Museum Boijmans Van Beuningen, combine des motifs copiés et des études plus libres, considérées comme les plus anciennes réalisées d’après le modèle vivant féminin.
La scène artistique vénitienne
À Venise, au temps où la puissante République étendait son contrôle dans le Nord de l’Italie, la scène artistique fut dominée par plusieurs dynasties de peintres. Les Caliari (menés par Véronèse), les Robusti (par Tintoret) et les Bassano s’appuyaient sur une organisation familiale de leurs ateliers pour répondre aux commandes nombreuses et monumentales destinées au Palazzo Ducale ou aux influentes Scuole. Dans un but pédagogique, Tintoret (1518/1519-1594) faisait participer ses apprentis – dont ses enfants – à des séances de dessin d’après ses propres œuvres, ses études ou la ronde-bosse. Les puissantes études vénitiennes sur papier bleu témoignent ainsi de la transmission, par le biais du dessin, des compositions, des motifs, des techniques et de la manière des maîtres, aux jeunes générations.
Le Paper Project de la Getty Foundation
L’exposition de la Fondation Custodia s’est appuyée sur le catalogage des dessins italiens entre 1400 et 1600 du musée de Rotterdam, initié en 2018 et soutenu par la Getty Foundation, dans le cadre du Paper Project. Un comité scientifique international, piloté par le Museum Boijmans Van Beuningen et la Fondation Custodia, s’est penché sur cette collection. Un regard neuf ou renouvelé a été porté sur les œuvres et des découvertes importantes ont été faites : attributions, interprétations iconographiques, remises en contexte des feuilles. Une Dormition de la Vierge a pu être ajoutée au corpus restreint de Parri Spinelli ; une tête d’ange d’après Léonard est désormais acceptée comme de la main de son meilleur élève Boltraffio. Un archange autrefois donné à Andrea del Sarto a été rendu à son compatriote Jacopo Pontormo. Parmi les anonymes, ont pu être identifiés des dessins remarquables de Pellegrino Tibaldi, Federico Zuccari, Raffaellino da Reggio ou encore Aurelio Lomi. La partie inférieure d’une étude de figure par Parmigianino a été retrouvée dans une autre collection et vient compléter un dessin jusque-là incompris. Certains questionnements persistent : la tête de saint est-elle d’Agnolo di Donnino del Mazziere ou de Lorenzo di Credi ? D’autres feuilles restent anonymes, telles que l’étude de pèlerin, sans doute lombarde ou vénitienne. La question est laissée ouverte. Espérons que l’exposition donnera à cette collection la visibilité nécessaire à des recherches futures.
Le dessin comme outil d’appropriation des modèles
Le dessin apparaît dès lors comme un outil d’exploration des modèles : antiques, vivants, tutélaires. Caractéristique de l’Humanisme et de l’art qui se développe à la Renaissance, la fascination pour l’Antiquité et l’invocation plus ou moins directe de ses sources sont palpables dans de nombreuses feuilles du Museum Boijmans Van Beuningen. Tirée des Métamorphoses d’Ovide, la Léda agenouillée dessinée par Léonard de Vinci (1452-1519) adopte une pose serpentine qui dérive directement des statues classiques représentant Vénus. Cet important dessin est l’une des deux seules études de ce maître conservées au Pays-Bas. Dans une approche assez différente, Giulio Romano (1492/1499-1546) dessina des œuvres antiques et, par ce médium, s’appropria motifs et formes en leur insufflant une intention maniériste inédite.
Représenter l’homme et la nature
La quête d’une représentation plus fidèle de l’homme et de la nature – un des topoï de la Renaissance – est palpable dès le XVe siècle. Des peintres tels que Vittore Carpaccio (1460/1465-1525/1526) à Venise ou Filippino Lippi (1457-1504) à Florence favorisèrent l’étude d’après le modèle vivant. La tradition des études de garzoni dans l’atelier se perpétua à Florence depuis Lippi jusqu’aux peintres de la Contre-Réforme tels que Jacopo da Empoli (1551-1640), passant par les innombrables études de Fra Bartolomeo (1472-1517) ou de Pontormo (1494-1557). Ces derniers concevaient méticuleusement leurs peintures par la réalisation de multiples dessins de figures qui leur permettaient de capter et d’explorer le pouvoir expressif du corps et des attitudes.
Ce triomphe du dessin, outil au service de l’observation et de l’appropriation de la nature, fut réaffirmé dans l’enseignement dispensé par les académies fondées à Rome par Federico Zuccari (vers 1540/1541-1609) et à Bologne par les Carracci. Il se concrétisa par l’épanouissement d’une manière ample et vigoureuse que l’on retrouve dans les feuilles de Rotterdam pour cette génération. La grande étude préparatoire au célèbre Triomphe de l’amour, peint à fresque par Annibale Carracci (1560-1609) au Palazzo Farnese de Rome, l’incarne merveilleusement.
La leçon des maîtres
Outre l’antique et la nature, c’est aussi la leçon des maîtres que les artistes s’approprient par le dessin. L’influence d’Albrecht Dürer (1471-1528) et de ses estampes est perceptible dans les paysages dessinés des Vénitiens. Celle des trois grands artistes de l’apogée de la Renaissance, Léonard, Michel-Ange et Raphaël, fut durable. Certains dessinateurs comme les élèves de Raphaël (Giulio Romano, Perino del Vaga) ou les émules de Michel-Ange (Sebastiano del Piombo, Alessandro Allori, Pellegrino Tibaldi) furent profondément marqués par leur maître, comme en témoignent les feuilles présentées à Paris. D’autres comme Correggio ou Parmigianino ne se laissèrent pas dominer par cet art mais y puisèrent les ingrédients pour enrichir leur propre langage graphique.
Le dessin comme outil d’invention
Matérialisation visuelle d’un projet mental, le dessin devient à la Renaissance le moyen privilégié par les artistes pour coucher sur le papier compositions et idées figuratives, avant de peindre ou de sculpter l’œuvre finale. Il permet ainsi aux artistes de mener des recherches pleines de virtuosité, tel le casque fantastique imaginé d’une plume très vive et expressive par Michel-Ange (1475-1564). Le papier devient le support de la libre invention de nouvelles formes et de nouveaux canons. Correggio et Parmigianino, parmi d’autres (Battista Franco, Antonio Maria Viani), s’éloignent de la beauté classique et du rendu naturaliste, jetant les bases de la nouvelle esthétique maniériste. Correggio (vers 1489-1534) le dévoile dans l’une de ses premières études pour Le Couronnement de la Vierge (église San Giovanni Evangelista à Parme), un de ses plus importants décors. Dans une toute petite feuille, Parmigianino (1503-1540) prépare sa célèbre Vierge au long cou, œuvre qui incarne sa veine maniériste la plus extrême. À travers son dessin inventif et parfois fantasque, sa ligne se libère et révèle son génie créatif.
« Naissance et Renaissance du dessin italien. La collection du Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam », jusqu’au 12 janvier 2025 à la Fondation Custodia, 121 rue de Lille, 75007 Paris. Tél. 01 47 05 75 19. www.fondationcustodia.fr
Catalogue, sous la direction de Maud Guichané et Rosie Razzall, Paul Holberton Publishing, en anglais, 2024, 296 p., 40 €.