Saint-Denis révélée par l’archéologie (2/5). Basilique Saint-Denis : les dessous de la tour nord

Sépultures du haut Moyen Âge en cours de fouille en mars 2023 à l’intérieur du massif occidental. On note au fond un marqueur de surface de tombe encore en place.

Sépultures du haut Moyen Âge en cours de fouille en mars 2023 à l’intérieur du massif occidental. On note au fond un marqueur de surface de tombe encore en place. © Emmanuelle Jacquot, Département de la Seine-Saint-Denis

Saint-Denis fut, pendant des siècles, la plus florissante et la plus influente des villes de France. Abbaye royale dès le VIIe siècle, ornée d’une somptueuse basilique, elle préserve des vestiges historiques de premier plan, témoins de son extraordinaire passé médiéval. Menées depuis plusieurs décennies, les fouilles archéologiques dévoilent peu à peu l’histoire de la ville – qui est aussi une histoire de l’archéologie urbaine. À l’occasion de deux grandes campagnes menées sous la basilique-cathédrale et sous la place Jean-Jaurès, Archéologia vous propose une synthèse de ces riches heures dionysiennes.

Les auteurs de ce dossier sont : Claude Héron, chef de service, Ville de Saint-Denis, Direction de la Culture, Unité d’archéologie ; Ivan Lafarge, responsable d’opération, Bureau du patrimoine archéologique, Département de la Seine-Saint-Denis ; Michaël Wyss, archéologue émérite à l’Unité d’archéologie de la Ville de Saint-Denis ; Georges El Haibe, responsable scientifique Inrap de la fouille de la place Jean-Jaurès à Saint-Denis ; Clément Tulet, adjoint au responsable scientifique, USAD, de la fouille de la place Jean-Jaurès à Saint-Denis

Avant la consolidation préalable à la reconstruction de la flèche nord de la basilique démontée en 1847, une fouille préventive a eu lieu du 6 juin 2022 au 5 mai 2023 du côté nord du massif occidental de l’édifice. Ce chantier de 425 m2 mené par un groupement de trois opérateurs en archéologie préventive (Département de la Seine-Saint-Denis, Ville de Saint-Denis et Inrap) renouvelle la perception de l’organisation funéraire de l’église et illustre le fonctionnement du chantier de construction médiéval.

Tout commence en 1122 lors de l’élection de Suger (1080/1081-1151) comme abbé de Saint-Denis, à son retour d’Italie. Très rapidement, il instaure une administration des domaines de l’abbaye royale qui conduit promptement à l’accroissement des revenus. Après dix à quinze ans d’une administration rigoureuse, il est en mesure de mettre en œuvre l’un de ses plus grands projets : la reconstruction de la vénérable abbatiale. Si l’on en croit ses écrits, le chantier du massif occidental démarre en 1137 et se termine en 1140, soit trois ans seulement pour l’un des chantiers qui, complété par le chevet de l’abbatiale entre 1140 et 1144, est à la source du développement du style d’Île-de-France, que l’on désigne depuis le XIXe siècle comme le style gothique. La construction du massif occidental semble avoir été rapide, mais il est aussi possible que l’abbé Suger, fin politique, ait omis quelques détails chronologiques – de fait, il n’est guère loquace sur les travaux connexes à l’agrandissement de l’église.

Les aléas climatiques du XIXe siècle

Le massif occidental construit sous l’abbatiat de Suger présentait finalement un aspect proche de ce que l’on observe encore aujourd’hui : en 1151, à la mort de l’abbé, seule la tour sud était élevée. Celle nord n’est édifiée qu’entre la seconde moitié du XIIe siècle et le siècle suivant. Mais elle connaît, avec sa flèche haute de 86 m, des aléas dès le XIIIe siècle (incendie, foudre…), tenant pourtant près de six siècles avant que le 9 juin 1837 la foudre ne s’y abatte, provoquant de très profonds dégâts sur cet ouvrage ancien et déjà fragile. François Debret, alors architecte en charge de la basilique (1813-1846), s’emploie à réparer les dégâts, comble les brèches et reprend les fissures. Pour ce faire, il utilise des « pierres de l’administration », déposées lors de travaux et réutilisées ou des pierres neuves provenant de la vallée de l’Oise. Ces opérations durent jusqu’en 1840 quand ont lieu le ravalement et le décor actuel de la façade. Mais en 1845, une nouvelle tempête ruine une bonne partie des réparations, tant et si bien que Debret se voit contraint de décider d’un démontage-remontage de la flèche et de sa tour. Mais, sous la pression des critiques, il démissionne à l’été 1846, à 69 ans, et est bientôt remplacé par Eugène Viollet-le-Duc, qui s’est distingué à Notre-Dame de Paris avec Jean-Baptiste Lassus. C’est donc Viollet-le-Duc qui achève le démontage de la tour jusqu’en mai 1847 ; il fait des relevés systématiques des niveaux significatifs puis, avant de lancer la reconstruction, décide de mener des sondages au pied des murs pour en voir les fondations. L’aspect des maçonneries qu’il observe ne lui inspire guère confiance : il remet le projet à plus tard.

 Niveaux de chantier du XII e siècle en cours de fouille en janvier 2023 à l’intérieur du massif occidental. Les trous de poteaux correspondent aux échafaudages.

Niveaux de chantier du XII e siècle en cours de fouille en janvier 2023 à l’intérieur du massif occidental. Les trous de poteaux correspondent aux échafaudages. © Ivan Lafarge, Département de la Seine-Saint-Denis

 

Un ensemble stratigraphique exceptionnellement conservé

Si cette étape est d’abord ajournée, Viollet-le-Duc ne s’avoue pas vaincu ; il propose en 1860 de raser le massif occidental de Suger pour le reconstruire intégralement à neuf. Heureusement pour l’archéologie, ce projet est refusé. La restauration de la tour nord et de sa flèche a été longtemps une sorte de marronnier, jusqu’en 2016 où est finalement signée la convention qui permet le démarrage du chantier. Celui-ci nécessite une importante consolidation de la structure déchargée depuis 170 ans. Un financement spécifique est assuré par l’association « Suivez la flèche » qui a la charge de regrouper les fonds. La Drac Île-de-France a la responsabilité de la consolidation depuis les fondations jusqu’à l’arase de l’existant. De fait, le Service régional de l’archéologie a prescrit une opération de fouille préventive directe (sans diagnostic), estimant qu’il s’agissait à l’évidence d’un site archéologique. La démarche a permis la mise au jour d’une stratigraphie intégralement conservée depuis les origines jusqu’au XIIe siècle et parfois au-delà, malgré les sondages de Viollet-le-Duc, somme toute ponctuels.

Les fouilles ont permis la mise au jour d’une stratigraphie intégralement conservée depuis les origines de l’abbaye jusqu’au XIIe siècle et parfois au-delà.

Cette stratigraphie a conduit à explorer strate après strate les réaménagements de l’église moderne ; puis ceux du XIIIe siècle liés à l’église de Louis IX (Saint Louis) qui institutionnalise le « cimetière aus rois » ; les niveaux du chantier de construction du massif occidental exceptionnellement conservés, dont l’analyse permettra de restituer son fonctionnement à la charnière entre roman et gothique ; une phase correspondant à un massif occidental primitif ou à un bâtiment associé à l’église, entre le Xe et le premier tiers du XIIe siècle, lequel succédait à un bâtiment carolingien qui demeure incompris mais qui faisait suite à un édifice d’époque mérovingienne, probablement une galerie funéraire monastique. Au total, 211 tombes ont été fouillées (environ 170 du premier Moyen Âge dont une soixantaine en sarcophage), portant à près de 2 600 l’ensemble des sépultures examinées dans le centre de Saint-Denis depuis le début du XXe siècle et plus de 300 au sein de la basilique. Les études à venir, notamment biomoléculaires et isotopiques, permettront certainement d’enrichir les données paléo-démographiques et de mieux distinguer les groupes humains composant les populations inhumées. Ces données sont encore provisoires et correspondent au panorama que l’on peut brosser à grands traits à l’issue de la fouille. L’étude débute à peine et permettra d’affiner, infirmer ou confirmer toutes les hypothèses.

Plan général provisoire de la fouille en mai 2023.

Plan général provisoire de la fouille en mai 2023. © Ivan Lafarge, Département de la Seine-Saint-Denis