Caillebotte enfin célébré à Orsay
Le musée d’Orsay met en lumière l’art du plus atypique des impressionnistes en exposant quelque 140 œuvres et documents. Presque toutes ses toiles majeures ont pu être réunies.
Préparée par l’acquisition en 2022 de la magnifique Partie de bateau, « Caillebotte, peindre les hommes » est, aussi surprenant soit-il, la toute première rétrospective que le musée d’Orsay consacre au peintre, dont la générosité fut pourtant essentielle à la constitution de ses collections impressionnistes.
Un regard américain posé sur le peintre
Il y eut certes la mémorable exposition du Grand Palais en 1994-1995, dont le catalogue reste encore aujourd’hui une référence, mais depuis cette date, Gustave Caillebotte (1848-1894) avait davantage reçu les hommages des pays étrangers (États-Unis, Allemagne) que de sa propre patrie. Le propos de la présente exposition est d’ailleurs assez marqué par les gender studies si populaires outre-Atlantique – deux des trois commissaires sont américains, Gloria Groom et Scott Allan, le troisième étant Paul Perrin, directeur des collections du musée parisien. « Peindre les hommes » s’entend ainsi, et d’abord, comme « peindre les êtres masculins », l’œuvre de Caillebotte s’avérant peuplé aux deux tiers de figures masculines, selon une proportion inverse de celui de ses amis impressionnistes.
Un éclairage nouveau
Après un texte introductif énonçant l’admiration, voire le désir du peintre pour un « idéal masculin moderne défiant les stéréotypes du genre », le visiteur est d’emblée interpellé par la description qui est faite de l’autoportrait de 1892, soit quelques mois seulement avant la mort prématurée de l’artiste : Caillebotte, qui y cultiverait « une apparence particulièrement virile », aurait offert son tableau à un marin qu’il employait et logeait chez lui, au Petit-Gennevilliers. L’hypothèse d’un Caillebotte homosexuel – alors qu’il vécut au moins les dix dernières années de son existence en concubinage avec une jeune femme, Charlotte Berthier – va constituer le fil rouge de l’exposition. Les commissaires, toutefois, ne se cantonnent pas à l’interprétation ; ils livrent également plusieurs pièces inédites, telles ces archives évoquant son parcours militaire, qui éclairent d’un jour nouveau la biographie du peintre. La connaissance de l’œuvre s’en trouve assurément enrichie.
Un accrochage chrono-thématique
Passé ce préambule, le parcours s’ouvre avec la décennie 1870, qui voit Caillebotte délaisser ses études de droit au profit de la peinture, qu’il apprend dans l’atelier de Léon Bonnat, avant d’entrer à l’École des beaux-arts. Ses toiles les plus significatives prennent pour sujet sa vie quotidienne et mettent en scène sa mère et ses frères Martial et René. C’est Le Déjeuner, où le deuil du père pèse sur les vivants réunis pour un repas de famille pour le moins lugubre ; c’est le portrait de sa mère, toujours vêtue de noir et absorbée dans son ouvrage de broderie ; c’est le Portrait de jeune homme à sa fenêtre – première occurrence d’une composition souvent reprise par la suite – qui représente de dos le viveur René regardant par la fenêtre de l’hôtel familial le boulevard Malesherbes.
Les Raboteurs de parquet
Le premier chef-d’œuvre est montré dans la salle suivante. Refusé au Salon de 1875, Raboteurs de parquet remporte un beau succès à la IIe exposition des impressionnistes et vaut à son auteur d’être pleinement accepté par le groupe. L’élaboration du tableau, appuyé sur force dessins préparatoires, était pourtant académique. Caillebotte allait ainsi incarner, du moins à ses débuts, une tendance plus sage et réaliste du mouvement, plus à même de séduire la critique que la peinture de ses amis. L’audace, nous disent les commissaires, se loge dans les types sociaux représentés – des ouvriers, des peintres en bâtiment, auxquels Caillebotte s’identifie par son travail manuel.
Les habits du temps
Un détour par la mode vestimentaire de l’époque, permis par des prêts du palais Galliera, confronte opportunément à la blouse ample de l’ouvrier la redingote austère du bourgeois, nouvel uniforme masculin de l’élite de la Troisième République. L’opposition est aussi genrée, l’habit féminin se distinguant par ses couleurs ou ses ornements, tel celui porté par la jeune femme du Pont de l’Europe, dont le statut social demeure indéterminé (épouse ? cocotte ?). La toile, remarquable par sa composition comme par son ambiguïté, fut présentée à la manifestation impressionniste de 1877, aux côtés de Rue de Paris, temps de pluie, tableau tout aussi magistral et dont l’Art Institute de Chicago a bien voulu se séparer le temps de l’exposition. Comme pour les Raboteurs ou les Peintres en bâtiment, plusieurs dessins au crayon viennent encadrer l’œuvre et rappeler combien elle aussi fut mûrement réfléchie.
Une attirance particulière pour les hommes
La section « Portraits de célibataires » est incontestablement celle qui apporte le plus de poids à la lecture homosexuelle de l’œuvre de Caillebotte. On est frappé par le nombre de modèles masculins, et surtout d’hommes restés célibataires et sans enfants, que peint l’artiste entre la fin des années 1870 et le début des années 1880. Presque tous sont des amis proches : Richard Gallo, Édouard Dessommes, Jules Froyez, Georges Roman… Un entre-soi viril et possiblement, donc, homosexuel, règne dans cette salle. La Partie de bézigue apparaît sous un nouveau jour, tout comme les scènes d’intérieur louées par Huysmans, qui y voyait une observation pénétrante des difficiles relations conjugales. Le fait que dans les deux toiles, les personnages soient posés par le fidèle Gallo et l’« amie » Charlotte, tend à accréditer l’idée que de passion amoureuse entre l’homme et la femme, non seulement il n’y a plus de trace, mais qu’il n’en a même peut-être jamais été question.
Loisirs nautiques
Les dernières sections renouent avec l’impressionnisme des champs et des loisirs, qui chez Caillebotte sont presque toujours nautiques. Grand amateur d’aviron et de voile, il peint à de multiples reprises des sportsmen, canotiers ou régatiers, adoptant, en même temps qu’une touche enlevée, des couleurs vives et claires, et usant de cadrages et de points de vue profondément originaux. Ces éléments formels ne sont toutefois guère mis en exergue par les commissaires, à la différence des questions sociales ou de genre : chaque rétrospective est bien fille de son temps.
« Caillebotte. Peindre les hommes », jusqu’au 19 janvier 2025 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr
Catalogue, coédition musée d’Orsay / Hazan, 256 p., 45 €.
À lire : Dossiers de l’Art n° 321, 80 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr