La « caipirinha » de l’art : Tarsila do Amaral investit le musée du Luxembourg
Au musée du Luxembourg en 2022, Tarsila do Amaral (1886-1973) faisait partie des « pionnières » des Années folles alors à l’honneur, aux côtés de Chana Orloff, Sonia Delaunay ou Tamara de Lempicka ; c’est désormais seule qu’elle investit les cimaises du musée où sont réunies 150 de ses œuvres puissantes et colorées dans lesquelles se côtoient plantes tropicales et gratte-ciels, Noirs et Blancs, figuration et abstraction… Boa visita !
L’année 1926 est décisive pour l’artiste puisqu’elle bénéficie d’une première exposition personnelle à la galerie Percier, à Paris, et qu’elle entre dans les collections publiques françaises grâce à l’acquisition de A Cuca (1924), verdoyant paysage investi par « un animal étrange, un crapaud, un tatou et un autre animal inventé ».
Un retour en majesté
Aujourd’hui largement plébiscitée dans son pays où de nombreuses expositions lui sont régulièrement consacrées, elle demeure assez mal connue hors du Brésil, et même en France où elle a pourtant en partie façonné un œuvre si puissamment original. Un siècle après avoir obtenu sa première consécration à Paris, elle fait enfin un retour remarqué, en majesté sur les cimaises colorées du musée du Luxembourg.
Une identité plurielle
Sans retracer dans le détail l’existence romanesque de Tarsila do Amaral, précisons que cette fille d’un riche caféiculteur attachée à ses origines rurales a assurément bénéficié d’une éducation soignée, placée sous le signe de l’ouverture. Piano, peinture, musées et poésie font partie de son quotidien, de même que les voyages à travers l’Europe et jusqu’au Liban ou en Israël. Épouse du romancier Oswald de Andrade, puis du psychiatre et intellectuel Osório César, elle s’impose comme une femme libre et indépendante, une figure de l’avant-garde. Les divers autoportraits ici réunis la révèlent se jouant des canons, entre l’exotique brésilienne, la parisienne sophistiquée ou la « caipirinha » (petite paysanne), comme elle se nommait elle-même.
Une passeuse entre São Paulo et Paris
Ses multiples confrontations avec l’ailleurs incitent l’artiste à revenir à ses racines, à la « redécouverte » des métropoles et des paysages exubérants de son pays, à partir de 1924. Paris, où elle séjourne à plusieurs reprises dès 1920, est l’autre pôle de sa création. Formée dans l’atelier d’André Lhote, fréquentant Constantin Brancusi, les Delaunay, Pablo Picasso ou Fernand Léger, dont elle collectionne les œuvres, Tarsila do Amaral se frotte au cubisme et au primitivisme en vogue, de même qu’au surréalisme naissant. En dépit des apparences, c’est toutefois à Rio de Janeiro qu’elle peint cette scène de carnaval empreinte de joie de vivre, dominée par la tour Eiffel en bois qui se dresse dans le quartier populaire de Madureira.
Porte-parole du « Brésil profond »
Femme blanche issue de la bourgeoisie cultivée, la peintre s’érige pourtant en porte-parole du « Brésil profond » et questionne à sa manière les fractures identitaires, sociales et raciales qui divisent son pays. Dans les années 1930, alors qu’elle est ruinée par le krach boursier de New York, on la voit même évoluer vers le réalisme social des muralistes mexicains dans des œuvres ouvertement politiques, voire militantes. Emblématique de ces compositions à connotation sociale, la vaste toile Ouvriers réunit des visages de toutes origines, parmi lesquels figure Gregori Warchavchik, théoricien de l’architecture fonctionnelle, ou encore l’écrivaine Eneida de Moraes que Do Amaral avait côtoyée lors de son séjour en prison, en 1932 (le régime dictatorial de Getúlio Vargas reprochait à l’artiste son séjour en URSS).
Dévorer l’art à pleine dents !
Capable de métisser les influences les plus diverses, l’artiste se nourrit du cubisme, du primitivisme ou encore du réalisme social développés par les avant-gardes. Mais elle s’imprègne aussi de la culture populaire, des traditions précoloniales, portugaises et africaines de son pays. Figure du mouvement intellectuel Pau-Brasil, théorisé en 1924 par son époux Oswald de Andrade, Tarsila do Amaral contribue à valoriser l’identité nationale dans ses toiles aux couleurs vives et aux formes simplifiées. Creusant ce sillon, le couple développe quatre ans plus tard le mouvement Anthropophage. Leur idée ? « Dévorer » les apports culturels étrangers pour donner vie à une culture à la fois profondément locale et universelle, dans une démarche à la croisée de la subversion, du rejet de l’européocentrisme et du retour aux mythes.
« Tarsila do Amaral. Peindre le Brésil moderne », jusqu’au 2 février 2025 au musée du Luxembourg, 19 rue Vaugirard, 75006 Paris. Tél. 01 40 13 62 00. museeluxembourg.fr
Catalogue, Grand Palais Rmn Éditions, 208 p., 40 €.