Quand les fous envahissent le Louvre (9/9). La folie chez Goya

Francisco de Goya y Lucientes, Ya tienen asiento [Les voilà bien assises] (détail), planche 26 des « Caprices ». Eau-forte et aquatinte, 21,7 x 15,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Francisco de Goya y Lucientes, Ya tienen asiento [Les voilà bien assises] (détail), planche 26 des « Caprices ». Eau-forte et aquatinte, 21,7 x 15,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

Goya témoigna à l’égard du déraisonnement et du sort des aliénés à son époque d’un intérêt constant, mais non dénué d’ambiguïté. Le sens aigu de la fantaisie macabre et de la liberté artistique propre à l’auteur voisine ici avec le constat désabusé de la tragédie de la condition humaine, nourri par des « passions tristes » (sadisme, pessimisme).

El sueño de la razón produce monstruos (« Le sommeil [le rêve] de la raison produit des monstres »), cette légende de l’une des plus célèbres gravures de la série des « Caprices » (Caprichos) est réputée fournir, au tournant du XVIIIe siècle, l’une des clefs de tout l’œuvre goyesque. Point de clef, néanmoins, qui ouvrirait toutes les serrures chez un artiste aussi ambivalent et paradoxal que Goya. En digne représentant de la dynamique européenne des Lumières (on parle, en Espagne, des ilustrados, littéralement les éclairés), Goya adresse ici une admonestation en forme d’apologie de la raison.

« Comme à l’épicentre de la polarité entre la raison et la déraison, son pendule oscille, s’affole avec une véhémence rare. »

Le message, dans ce qui était originellement le frontispice d’une série de gravures intitulée « Rêve » (Sueño), paraît explicite. L’endormissement, la torpeur de la raison engendre le surgissement d’une inquiétante fantasmagorie nocturne qualifiée de monstrueuse. L’un des paradoxes axiaux de Goya est que cette froide faculté de penser, de connaître, de juger, selon la définition « classique » que l’on peut donner de la raison, ne le rassasie pas. Comme à l’épicentre de la polarité entre la raison et la déraison, son pendule oscille, s’affole avec une véhémence rare. Goya tient évidemment des Lumières par son scepticisme ironique et la causticité mordante que lui inspirent les folies des hommes (et leur abjecte et inépuisable férocité). Mais il procède aussi, à part égale, de la déraison du premier romantisme noir, d’un dérèglement fécond des facultés qu’il exploite avec une virulence laissant loin derrière lui la plupart de ses pairs.

Francisco de Goya y Lucientes, El sueño de la razón produce monstruos [Le sommeil de la raison engendre des monstres], planche 43 des « Caprices », 1799. Eau-forte et aquatinte, 21,6 x 15,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Francisco de Goya y Lucientes, El sueño de la razón produce monstruos [Le sommeil de la raison engendre des monstres], planche 43 des « Caprices », 1799. Eau-forte et aquatinte, 21,6 x 15,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

Un monde renversé

Considérons la question par ordre croissant de virulence (et de noirceur). L’exposition de la déraison à travers ses manifestations les moins menaçantes est d’abord une inépuisable source de divertissement qui mobilise la verve de l’artiste aragonais. Selon ses propres termes, Goya, dans ses « Caprices », s’inscrivait dans la veine de ces moralistes sarcastiques que sont les satiristes, censeurs « des erreurs et des vices humains… [des] préjugés vulgaires et des mensonges autorisés par la coutume, l’ignorance ou l’intérêt […] ». Selon l’ancienne formule, il « sert ses ridicules » à la société. Une gravure fameuse des « Caprices » fait appel à un jeu de mots et à son potentiel graphique. « Les voilà bien assises » (Ya tienen asiento) offre une vision humoristique – que l’on pourra trouver misogyne – d’un « monde renversé » selon une logique d’inversion de la norme. Deux jeunes femmes, suivant les vicissitudes de la mode jusqu’à l’impudeur, portent sur la tête leurs jupons et leurs chaises renversées, au grand amusement de spectateurs narquois. Goya joue sur le mot asiento qui signifie à la fois « siège » et « jugement », suggérant, en d’autres termes, que ces demoiselles au comportement mal séant pensent avec leurs fesses… La dénonciation de l’impudeur féminine par un homme (fasciné par les femmes) serait assez banale si l’artiste ne possédait, au dernier degré, un sens de l’absurde, du nonsense pour quitter la langue de Cervantes pour celle de Byron, qui anticipe directement le surréalisme.

Francisco de Goya y Lucientes, Ya tienen asiento [Les voilà bien assises], planche 26 des « Caprices ». Eau-forte et aquatinte, 21,7 x 15,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Francisco de Goya y Lucientes, Ya tienen asiento [Les voilà bien assises], planche 26 des « Caprices ». Eau-forte et aquatinte, 21,7 x 15,2 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF

L’asile de fou, témoignage ou métaphore ?

Avec ses « Caprices » (de l’italien capriccio), Goya se situait résolument du côté de la licence, de la fantaisie débridée permise aux artistes, parfois avec la plus complète noirceur. L’exploration du monde de la déraison prit un tour très ténébreux avec les visions, infernales, des asiles d’aliénés dont la plus ancienne connue est L’Enclos des fous, peinte peu après la grave maladie survenue au cours de l’hiver 1792-1793 qui avait laissé l’artiste définitivement sourd. En 1794, Goya écrivit à l’un de ses correspondants éclairés, Don Bernardo de Iriarte, avoir vu, de ses propres yeux, à Saragosse, la scène à l’origine d’un tableau décrit comme suit : « Un enclos de fous, avec deux hommes nus qui se battent tandis qu’un gardien les frappe et d’autres dans des sacs [des camisoles ?] ». Plusieurs dimensions s’articulent dans cette œuvre peinte par un convalescent délié de la nécessité de plaire et dont le regard, à l’acuité implacable, sera désormais voilé d’un fort pessimisme : constat factuel d’une réalité sordide qui scandalisait les tenants des Lumières, « caprice » morose d’un homme livré à la souffrance, à l’isolement et à l’horreur de son nouvel état.

Francisco de Goya y Lucientes, L’Enclos des fous, 1794. Huile sur étain, 43 x 32 cm. Dallas, Meadows Museum, Southern Methodist University.

Francisco de Goya y Lucientes, L’Enclos des fous, 1794. Huile sur étain, 43 x 32 cm. Dallas, Meadows Museum, Southern Methodist University. Photo service de presse. © Meadows Museum, SMU – R. LaPrelle

Goya revint au sujet de l’enfermement des fous dans un autre tableau « sans commanditaire » : La Maison des fous (Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando). Pouvant être rapprochée de La Procession des flagellants et de la Scène d’inquisition conservées dans le même musée madrilène – et renvoyant à deux réalités espagnoles rétrogrades –, La Maison des fous paraît présenter le même caractère polysémique que le sinistre Enclos de Dallas. Certains exégètes, relevant la présence chez les fous d’accessoires et d’attitudes renvoyant à des fonctions sociales, militaires, sacerdotales, politiques ou judiciaires, y ont vu une charge contre l’Espagne de la restauration des Bourbons sur le trône (le monde comme asile d’aliénés). Saisissantes, la force plastique et la justesse « existentielle » du tableau excèdent cependant de beaucoup la portée triviale d’une simple satire d’un temps et d’un lieu.

Francisco de Goya y Lucientes, La Maison des fous, 1814-16 (?). Huile sur bois, 45 x 72 cm. Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando.

Francisco de Goya y Lucientes, La Maison des fous, 1814-16 (?). Huile sur bois, 45 x 72 cm. Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando. © akg-images

« Figures du fou. Du Moyen Âge aux romantiques », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025 dans le hall Napoléon du musée du Louvre, 99 rue de Rivolin, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr

Catalogue de l’exposition, coédition musée du Louvre / Gallimard, 448 p., 400 ill., 45 €.