Les livres d’artiste de Marie Alloy
Poète, peintre, graveuse, éditrice, photographe, Marie Alloy, qui dit « avoir des tableaux dans sa tête », nous emporte dans le roulement de sa création, ample et toujours en mouvement. Depuis 1993 elle a publié dans sa maison d’édition, Le Silence qui roule, environ 150 livres d’artiste.
« La gravure est une autre façon d’écrire », on pourrait même la penser comme « le négatif de la peinture » : poète, Marie Alloy a le sens de la formule, et les mots justes pour cerner les subtiles correspondances qui unissent tous les arts qu’elle pratique. Et c’est sans doute aussi pour cette raison qu’elle sait faire résonner ses images. Dans Le Jeu des galaxies (2023), on entend chanter l’eau grâce à la rencontre des différentes nuances de bleu de sa gravure avec le poème de Cécile A. Holdban : « au milieu de la nuit/ dans le bois transi de pluie/ une rivière invisible coule ». Dans une autre de ses parutions récentes, Persistance de l’éclair (2023), des filaments blancs éclatent sur le noir grainé de son aquatinte, faisant vibrer le texte de Jean-Pierre Chambon. Comme l’écrivait Vieira da Silva, que la graveuse aime à citer, « parfois, je ne suis pas très sûre si j’écoute ou je vois ».
Découvertes esthétiques
Le parcours de l’artiste est riche, multiple et familial. Élève à Douai, elle découvre la poésie en 1959 à l’occasion de la célébration dans cette ville du centenaire de la mort de Marceline Desbordes-Valmore. L’enfant récite des vers avec sa mère et écrit des poèmes. Puis, à la suite du décès prématuré d’une tante à laquelle la jeune Marie ressemble et qui était excellente dessinatrice, elle se met également à peindre, notamment des copies des chefs-d’œuvre de la peinture d’après cartes postales. « Je me suis sentie appelée à continuer l’activité créatrice de ma tante », dit-elle aujourd’hui. Après des études aux Beaux-Arts de Lille et de Marseille ainsi qu’à la faculté d’Arts plastiques d’Aix-en-Provence, menées tout en travaillant, elle obtient son agrégation et, poursuivant son œuvre personnelle, enseigne au lycée et au collège – elle fera même par la suite des livres d’artiste avec ses élèves, ce qui reste pour elle une formidable expérience humaine.
« Graver est une autre façon d’écrire »
La gravure qu’elle apprend seule, n’ayant pas reçu, époque oblige, de formation dans ce domaine pendant son cursus, lui permet de dégager sa singularité. « En peinture, j’avais trop de modèles dans la tête, explique-t-elle. Me plier aux contraintes techniques nécessaires à l’art de l’estampe m’a donné des limites et un cadre pour défricher moi-même mon chemin ». Avec l’eau-forte et l’aquatinte, elle trouve son moyen d’expression privilégié, la force et la finesse du trait de la première venant arrimer les surfaces mouvantes et profondes de la deuxième. En effet, écrit-elle, « il n’y a pas un geste mais une succession d’approches, qui creusent les noirs pour en retirer des traces fugitives, des lueurs, des lumières. Graver est une autre façon d’écrire, d’aiguiser le fil de notre regard1 ». Loin d’être appliqué, son dessin qui va mordre la plaque de zinc ou de cuivre plongée dans l’eau-forte est « saisi au passage », c’est-à-dire vif et instantané.
Art et poésie
Le fait que la gravure soit liée au livre est un avantage supplémentaire qui lui permet d’associer ses deux passions, la poésie et les arts graphiques. Très vite elle publie un premier livre chez l’éditeur et imprimeur typographe Jean-Jacques Sergent (1945-2011) – ses estampes accompagnant des poèmes de Joël Vernet, puis, très vite après, ceux d’Antoine Emaz –, avant de se lancer elle-même dans l’édition. En 1993, elle fonde les éditions Le Silence qui roule, car le silence permet aux mots de résonner et la création est toujours en mouvement, comme la presse. Marie Alloy tient à transmettre des inédits des poètes contemporains, accompagnés par ses estampes, pour « faire jouer les correspondances entre textes et gravures et que le tout soit vivant ». Sa maison d’édition comporte deux collections de bibliophilie, les livres d’artiste, écrits par d’autres auteurs, illustrés par elle-même et aujourd’hui tirés à quinze exemplaires, ainsi que les livres uniques avec poèmes, gravures et/ou peintures de sa main.
Les poèmes testamentaires de Pierre Dhainaut
En 2024, elle a sorti des presses du Silence qui roule trois nouveaux livres d’artiste dont À la plus que présente où ses eaux-fortes et aquatintes sur japon aquarellé enchâssent les poèmes de Pierre Dhainaut, qu’il considère, de son propre aveu, comme des poèmes testamentaires : « Sans but, sans orient, ce bruit,/ que vaudrait-il mieux dire ? Cela ressemble/ au fracas d’un torrent, chaos de roches, écume, /souvenir de l’écume, du plus grave au vif,/ du plus vif au grave, par menues variations,/ par interruptions brusques, dans le sens/ de la ruine ou du rebond. » Cette Plus que présente, dit Marie Alloy en soulignant combien cet extrait rejoint ses préoccupations artistiques, est pour Pierre Dhainaut « la musique du poème ». Précisons que chaque édition du même livre d’artiste est différente, la graveuse et éditrice faisant en sorte d’y apporter d’infimes variations.
La même année 2024, elle a également publié six livres uniques écrits, gravés ou peints par elle-même. Dont L’Épreuve des nuits, où un entrelacs de griffures et branchages noirs se mêle, comme autant de blessures, à une eau dormante sous un ciel habité de lueurs d’un blanc aveuglant : « […] nos mains et leurs gestes d’accueil/ feront saillir le soleil/ grimper à l’assaut des mots nos rêves perdus/ et nos morts ». Ce livre est constitué de quatre cahiers montés en leporello contenant deux gravures, eaux-fortes et aquatintes de 70 cm de long repliées en quatre parties. L’artiste est à l’aise dans les grands formats. Elle aime l’ampleur du geste, ce qui ne l’empêche pas de prêter une grande attention aux détails.
Le son des formes et des couleurs
Gravure ou peinture, noir et blanc ou couleurs, comment choisir ? Quand elle crée des livres d’artiste, Marie Alloy privilégie généralement la gravure. Mais c’est le poème qui a le dernier mot et lui dicte la solution. Pour Devant l’étang de Guillevic (1907-1997) qu’elle a publié en 2005, « Il fallait une fluidité […] Le pinceau plus que la pointe, l’aquarelle plus que l’empreinte, traduisent le renouvellement continu des formes, permettent ce qui se travaille vers le fond. La couleur dominante verte laisse filtrer l’azur, les pluies, le soleil2 ». C’est aussi une question d’écho car, de même qu’un poème est bon lorsqu’il transmet sa musique, le livre d’artiste doit, selon elle, faire entendre le son des formes et des couleurs, pour reprendre une thématique chère à Paul Klee. Traces ténues de Philippe Mathy (2022), qui nécessitait des gravures rehaussées à l’aquarelle, émet, selon Marie Alloy, un léger son de feuilles froissées. La Roselière de Jean-Pierre Chambon est tout en tonalités fines, comme murmurées. Car, pour qu’elle soit vivante, une gravure doit vibrer. Cette palpitation peut être créée par le contraste entre la sobriété du trait noir de l’eau-forte et les couleurs de l’aquarelle, opposition qui donne un rythme et marque le temps. Pour rendre perceptible cette particularité des couleurs, Marie Alloy se concentre notamment sur leur musique, leur sensibilité, leur signification, comme le montrent ses récentes Notes chromatiques (2024), constituées de sept cahiers en leporello de huit pages peintes à l’aquarelle recto verso. « Le gris, nous dit le poème, ne laisse rien deviner des drames qu’il traverse », ou encore « Un seul geste peut rendre l’âme à la couleur ».
Imprégnée de nature
L’artiste, qui vit près de Beaugency, dans le Loiret, à deux pas de la Loire, est imprégnée de nature, comme si elle était tout le temps sur le motif. Elle possède une très bonne mémoire visuelle, et, de plus, prend beaucoup de photos, une trentaine par jour, qui lui servent de notes, comme des croquis. En effet, être en mouvement étant capital pour capter une lumière ou une forme fugitive – « saisir au passage » est une règle importante de son esthétique –, elle évite de s’arrêter pour dessiner car la vision s’évanouirait. Mais ses photos ressemblent à ses gravures et à ses peintures : « C’est le même regard », explique-t-elle. Pour l’artiste, c’est le regard qui nourrit le geste de peindre ou de graver, qui retient « l’empreinte du visible » (qui a donné son titre à un livre écrit par Marie Alloy, édité par Al Manar en 2017).
Abstraction « allusive »
Marie Alloy, même si elle a gravé de très beaux portraits de poètes, comme, entre autres, Guillevic ou Abdellatif Laâbi, définit son art graphique plutôt comme abstrait, non pas sur le plan conceptuel mais sur le plan sensible. C’est ce qu’elle nomme l’abstraction « allusive ». À l’instar de nombreux graveurs et graveuses, elle cherche à « être surprise par ce qu’elle fait ». Comme l’écrivait Paul Valéry, « la gravure comporte une surprise […]. Le dessin, à chaque instant est ce qu’il est ; mais la gravure sera ce qu’elle sera. La morsure, le tirage, les reprises, les états successifs introduisent leurs conditions d’indétermination3 ». « Gravures picturales », « poèmes aquarelles » : en brouillant les frontières entre les arts, en jouant avec les genres et les catégories et en inventant de nouvelles correspondances, Marie Alloy s’y entend pour accentuer cette surprise. Sa dernière innovation, la collection « Duo » qui réunit deux artistes et un poète, illustre bien ce goût : le prochain opus, intitulé L’Instant rimbaldien, avec des poèmes inédits de Sylvie Fabre G. et des gravures de Christiane Vielle et Marie Alloy, est annoncé pour 2025. En attendant, plusieurs nouveautés seront présentées au salon Pages, parmi lesquelles La Ligne d’ombre, poèmes et aquarelles de Marie Alloy (Al Manar), Mes mains n’ont rien de Jean-Gabriel Cosculluela ou encore Pour revenir au monde clair, poèmes de Sylvie Fabre G. et gravures de Marie Alloy (Le Silence qui roule).
1 Sur son site : mariealloy.fr, onglet estampes, « Le temps de la gravure ».
2 Sur le site de sa maison d’édition : lesilencequiroule.com, « Rencontrer Guillevic ».
3 Paul Valéry, Variations sur ma gravure, cité par Marie Alloy sur son site mariealloy.fr, onglet estampes, « Techniques ».
Marie Alloy, tél. : 06 78 46 04 00, courriel : mary.alloy@gmail.com, site Internet : mariealloy.fr et lesilencequiroule.com