Les Senn : une épopée familiale et picturale au musée d’Art moderne André Malraux
Le musée d’Art moderne André Malraux (MuMa) est la première collection publique en France après celle d’Orsay pour la peinture impressionniste, depuis la donation par Hélène Senn-Foulds, en 2004, des œuvres dont elle a hérité de son grand-père Olivier Senn. Afin de célébrer dignement le vingtième anniversaire de cette première donation, quelque 280 peintures et dessins appartenant à la collection initiale d’Olivier Senn sont exceptionnellement réunis. De Courbet à Nicolas de Staël, l’exposition donne à voir un éblouissant panorama d’un siècle d’art moderne en France, reflétant le goût de cette famille de collectionneurs et mécènes havrais.
Au fil de trois générations, l’épopée artistique de la famille Senn est évoquée à travers un parcours thématique mettant en lumière les pièces phares de leurs collections. L’ensemble réuni par Olivier Senn comptait à l’origine plus de 500 pièces. À chaque fois que cela a été possible, les accrochages de l’appartement familial de l’avenue d’Iéna sont reconstitués au cœur du parcours. De nombreux prêts d’institutions publiques et de collectionneurs privés dialoguent ainsi sur les cimaises avec les tableaux et dessins conservés au MuMa, dévoilant des chefs-d’œuvre parfois exposés pour la première fois, grâce au remarquable travail d’identification réalisé par les commissaires, Géraldine Lefebvre, directrice du MuMa, et Michaël Debris, attaché de conservation au musée. Le catalogue qui accompagne l’exposition répertorie l’ensemble de la collection originelle.
« Le vernissage de l’exposition a donné lieu à une grande réunion de famille au Havre. »
Portraits de famille
Le parcours débute par une série de portraits et de photographies brossant l’entourage familial d’Olivier Senn. En 1892, il épouse la fille d’Émilie Schlumberger et d’Ernest Siegfried, dont Jules le frère fut maire du Havre puis ministre du Commerce, de l’Industrie et des Colonies. En 1915, le collectionneur, dont le fils aîné vient de mourir à la guerre, commande les portraits au pastel de son épouse Hélène et de son second fils Édouard au peintre américain Leslie Cauldwell (1861-1941) ; retrouvés aux États-Unis, ils ont pu être restaurés et figurent dans l’exposition. Sa fille Alice et son mari Rodolphe Rufenacht quittent la France pour New York à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Naturalisée américaine et devenue veuve en 1949, Alice s’installe en Arizona à Tucson pour soulager ses rhumatismes. En 1960, elle fait expédier en Amérique les œuvres dont elle a hérité : Monet, Renoir, Pissarro, Degas, Cross, Marquet, Denis, Bonnard… Les récents travaux menés sur la généalogie de ces cousins américains ont permis de retrouver de nombreux tableaux que leurs propriétaires ont généreusement accepté de prêter ; le vernissage de l’exposition a donné lieu à une grande réunion de famille au Havre.
Un musée ancré dans son époque
Inauguré en 1845, le musée du Havre a bénéficié de donations et de legs importants. Il déploie dans un premier temps des œuvres des différentes écoles européennes ; dès le début du XXe siècle, ses acquisitions prennent un tournant résolument contemporain. En 1900, le frère d’Eugène Boudin, conformément à la volonté de l’artiste, donne à la ville son fonds d’atelier, composé de 240 esquisses peintes, un témoignage admirable de son travail en plein air. L’année suivante, la municipalité crée une commission d’amateurs éclairés chargée d’acquérir des œuvres représentatives de la période contemporaine : trois peintures de Maxime Maufra, Henry Moret et Georges d’Espagnat sont acquises chez Durand-Ruel à Paris ; puis en 1903, Camille Pissarro est invité à peindre le port du Havre. Consciente de l’intérêt que représente l’école de peinture impressionniste pour la région, la ville achète sur le champ deux des vingt-quatre toiles réalisées par l’artiste sur ce thème (L’Anse des Pilotes, Le Havre, matin, soleil, marée montante et L’Anse des Pilotes et le brise-lames est, Le Havre, après-midi, temps ensoleillé). En 1910, c’est au tour de Claude Monet, désireux d’être représenté dans le musée de la ville où il a grandi, de céder trois peintures sélectionnées dans ses dernières séries. Le collectionneur havrais, Charles-Auguste Marande, ami d’Olivier Senn, fait don à son tour en 1936 de ses collections impressionniste et fauve (soixante-trois peintures, vingt-cinq dessins et une sculpture). Citons enfin, parmi les enrichissements notables de l’institution, les soixante-dix œuvres du Havrais Raoul Dufy, offertes par sa veuve en 1963.
La première donation
En 2004, la générosité d’Hélène Senn-Foulds fait entrer le MuMa dans une nouvelle dimension : 205 œuvres impressionnistes et postimpressionnistes, dont des pièces majeures de Courbet, Delacroix, Boudin, Monet, Sisley, Pissarro, Renoir, Degas, Sérusier, Vallotton, Cross ou Marquet. Olivier Senn, négociant en coton, a constitué sa collection entre la fin du XIXe siècle et les années 1930. Il est membre fondateur, en 1906, au Havre, du Cercle de l’Art moderne destiné à promouvoir l’art de son temps. Pour sa collection personnelle, outre les mouvements impressionniste et postimpressionniste, il privilégie dès la première heure les Fauves, avec une prédilection pour Marquet dont il réunit des travaux de toutes les périodes et il acquiert des œuvres directement auprès des artistes, comme les Nabis Sérusier, Vallotton, Bonnard et Vuillard.
La collection d’Édouard Senn
En 2009, Hélène effectue une seconde donation en offrant cette fois la collection de son père Édouard (soixante-sept œuvres). Édouard Senn voit le jour au moment où son père commence à constituer sa collection et il entreprend la sienne quand ce dernier n’achète plus. Il fait également carrière dans le négoce du coton et développe l’industrie cotonnière en Afrique. Il réunit entre 1950 et 1980 un ensemble principalement axé sur la Nouvelle École de Paris ; ce qui ne l’empêche pas d’acquérir une poignante aquarelle de la période bleue de Picasso, Le Mendiant (1904) ainsi que Paysage, Antibes (1955), l’une des dernières toiles peintes par Nicolas de Staël avant son suicide. Plusieurs achats importants reflètent le goût de son père : en 1965, une séduisante peinture japonisante de James Abbott McNeill Whistler, Projet pour une mosaïque, et Rue dans le midi d’Henri Matisse, en 1975. Édouard Senn décidera par ailleurs de se séparer de vingt-six œuvres héritées, parmi lesquelles deux Maurice Denis et un Vallotton.
Enfin, en 2014, Pierre-Maurice Mathey, petit-fils par alliance d’Olivier Senn, fait don au musée de dix-sept œuvres de son grand-père, signées Boudin, Pissarro, Marquet, Utrillo…
280 œuvres identifiées
Ces différentes donations ont mis en lumière une partie importante de la collection Senn, mais près de 280 œuvres (revendues ou restées dans la famille) faisant partie de l’ensemble initial ont été identifiées dans le cadre des remarquables recherches entreprises par les commissaires. De nouveaux artistes ont ainsi fait surface, comme Alfred Stevens, Diego Rivera (dont Olivier Senn acquiert deux peintures du début, influencées par Cézanne) ou encore Giorgio De Chirico auquel il rend visite ; il est le premier en France à lui acheter une toile, La tour rouge (1913).
Des ensembles cohérents reflétant la carrière des artistes
Une salle entière est consacrée à Edgar Degas dont Senn avait acquis quatre-vingt-un dessins de jeunesse lors des ventes après décès de l’artiste en 1917 (quarante-huit d’entre eux sont conservés au MuMa). Le collectionneur s’attache à réunir des ensembles cohérents d’œuvres, donnant à voir différentes étapes de la carrière d’un artiste, comme pour Pissarro, Boudin, dont il possède au moins dix peintures, plus d’une vingtaine d’études de ciel, tout autant d’aquarelles, et deux pastels.
Quatre-vingts œuvres du néo-impressionniste Henri-Edmond Cross entrent dans sa collection lors de la dispersion de son atelier en 1921, elles illustrent le processus créatif de l’artiste. De Marquet, rencontré dès sa période fauve, il conserve près d’une vingtaine de peintures et plus d’une centaine de dessins et aquarelles ; l’exposition dévoile deux petites peintures, Femmes d’Alger (vers 1920-1921) et Faubourg de Saint-Jean-de-Luz (1907) conservées dans la descendance américaine d’Alice. Le journal tenu par cette dernière est très précieux car elle y évoque les artistes que son père côtoyait.
Les dons à d’autres institutions
Olivier Senn enrichit régulièrement le fonds du Luxembourg, le « musée des artistes vivants » créé en 1818. En 1922, ayant à cœur de soutenir les artistes, il cède à l’institution quatre aquarelles de Cross. Il se dessaisit également d’un étonnant nu de Marquet, Femme blonde (1919), atypique dans la production du peintre.
Olivier Senn décède à 95 ans après avoir traversé le XIXe et le XXe siècle. Il appartient à la seconde génération de collectionneurs des impressionnistes formée grâce à la dispersion en ventes publiques des grands ensembles réunis par les Tavernier, Blot, Weiler ou Rouart. Cet éminent amateur d’art n’a cependant pas adhéré à toutes les modernités et reste par exemple hermétique à un mouvement d’avant-garde comme le cubisme.
« Les Senn collectionneurs et mécènes », jusqu’au 16 février 2024 au musée d’art moderne André Malraux (MuMa), 2 boulevard Clemenceau, 76600 Le Havre. Tél. 02 35 19 62 62. www.muma-lehavre.fr
Catalogue, coédition MuMa / Octopus, 2024, 280 p., 30 €.