Éblouissant Ribera ! La splendeur des humbles au Petit Palais
La prodigieuse rétrospective proposée par le Petit Palais, la première jamais organisée en France, reconstitue l’ensemble de la formidable carrière de Jusepe de Ribera. À travers plus d’une centaine de peintures et de dessins, elle embrasse, en un fil chrono-thématique, les intenses années romaines et l’éclatante période napolitaine, pour en faire saillir les fulgurantes inventions, les reprises ou les obsessions de l’artiste.
Jusepe de Ribera (1591-1652), à la renommée exceptionnelle en son temps, pourtant si apprécié par les artistes et écrivains français du XIXe siècle, est ensuite progressivement tombé dans l’oubli sur notre territoire et n’avait jamais fait l’objet d’une grande exposition en France. Dès ses débuts romains (à partir de 1609-1610), ses tableaux sont pourtant présents dans les plus prestigieuses collections (Vincenzo Giustiniani, Scipione Borghese). Et c’est encore des Grands d’Espagne (et notamment les vice-rois) qu’il obtiendra les plus importantes commandes à Naples (à partir de 1616).
Un caravagesque virtuose
Le geste ample et la fougue d’une brosse alerte des premiers tableaux laissent place à la délicatesse d’un pinceau affiné, à des contrastes lumineux plus subtils, à un jeu sur la matière et les empâtements plus maîtrisé. À cette virtuosité d’exécution s’ajoute la richesse d’une production graphique d’une qualité inédite au sein de la « galaxie » des artistes caravagesques. En suivant la voie frayée par Caravage, « mais en plus sombre et plus féroce » – comme l’indique son contemporain Giulio Mancini –, Ribera pousse encore plus loin le curseur d’un réalisme radical, sans concession, d’une âpreté accrue. Ses modèles sont magnifiés dans la dignité d’un quotidien dont il sublime la beauté des détails. Le détournement, l’inconvenance, voire la transgression de ses sujets étonnent, frappent ou choquent. Véritable peinture de la condition humaine, dans ce qu’elle a de plus noble et de plus ignoble, le parcours proposé par le Petit Palais en une centaine d’œuvres ne devrait pas laisser indifférent.
Les précédentes expositions
Cette rétrospective s’inscrit à la suite de la grande monographie de 1992 orchestrée par A.-E. Pérez-Sánchez et N. Spinosa successivement à Naples (Museo di Capodimonte), Madrid (Museo Nacional del Prado) et New York (Metropolitan Museum of Art), puis de l’exposition consacrée au « Jeune Ribera » (Naples et Madrid, 2011) qui faisait la synthèse de la découverte fracassante de l’historien de l’art Gianni Papi – identifiant le Maître du Jugement de Salomon à Ribera, et augmentant considérablement le corpus romain de l’artiste –, ainsi que de l’exposition de ses dessins (Madrid et Dallas, 2016).
Jusepe de Ribera en quelques dates
1591 Naissance de Jusepe de Ribera, fils de cordonnier, à Játiva, près de Valence, en Espagne.
1605-1606 Arrivée de Ribera à Rome.
Mai 1606 Caravage fuit Rome.
1607-1609 Réalisation de son premier Apostolado, dit « aux cartels ».
1609-1610 Réalisation du Jugement de Salomon (Rome, Galleria Borghese).
1611 Séjour de quelques mois à Parme à l’initiative du duc Ranuccio Maria Farnese. Réalisation du Saint Martin partageant son manteau pour l’église San Prospero à Parme (tableau perdu).
1613 Ribera est mentionné comme appartenant à l’Académie de Saint-Luc, à Rome.
1615-1616 Commande de la série des Cinq Sens par Pedro Cosida, diplomate espagnol. Présence à Rome des artistes caravagesques Dirck van Baburen, Hendrick Ter Brugghen, Valentin de Boulogne, Simon Vouet, Bartolomeo Manfredi, Cecco del Caravaggio.
1616 Départ de Ribera pour Naples. En novembre, il se marie avec Caterina Azzolino, fille du peintre Bernardino Azzolino, établi à Naples depuis plusieurs années.
1621-1628 Période d’intense production gravée.
1629-1631 Vice-règne du duc d’Alcalá, qui commande à Ribera une série de « philosophes-mendiants » (1629-1631) et la « Femme à barbe » (1631).
1632 Réalisation de la série des Furies, qui rejoignent ensuite le Palais du Buen Retiro à Madrid.
1637 Réalisation de l’Apollon et Marsyas (Naples, Museo di Capodimonte)
1637-1651 Participation au décor de la chartreuse de San Martino à Naples.
1646 Ribera achève le retable de Saint Janvier sortant indemne de la fournaise, sur une grande plaque de cuivre, pour le Duomo de Naples.
2 septembre 1652 Mort de Ribera à Naples.
Plus vif que vif : l’usage du modèle vivant
Ribera à Rome reprend l’un des fondements de la leçon du Caravage : l’usage du modèle vivant. Mais si le maître lombard travestissait ses jeunes éphèbes sous l’apparat d’un Bacchus ou d’un ange, Ribera représente ses modèles tirés de la rue dans leur absolu dénuement. C’est là une révolution. Il fait l’honneur d’un portrait à taille réelle à un simple mendiant et jamais auparavant on n’avait porté une telle attention sincère à une figure du peuple. Avec son regard direct, ses mains rougeaudes qui nous tendent un béret pour demander l’aumône, ce marginal en haillons saisit profondément par la vérité de son dépouillement.
« Les plus grands penseurs sont représentés en indigents, surgissant puissamment d’un fond sombre, provocants et superbes. »
L’artiste utilise à de nombreuses reprises le même modèle à la physionomie caractéristique, véritable trogne qui semble l’avoir fasciné pour ses potentialités plastiques. Son vieillard chauve au visage rond très ridé, au menton en galoche et au nez busqué, les oreilles fortement décollées, tient de nombreux rôles et devient un topos de ses productions romaines.
Des portraits de saints
La présentation en vis-à-vis de deux Apostolados, le premier dit « aux cartels », daté des années 1607-1609, et le deuxième dit « Cosida » des années 1612-1613, montre bien l’évolution de ces véritables « portraits » de saints, peints d’après nature, incarnés par les modèles de prédilection du peintre qu’il choisit dans son environnement quotidien. À la représentation à mi-corps des saints derrière un parapet, aux poses et attributs variés, succède une monumentalisation nouvelle des figures à mi-jambes, prises « sous les feux » d’un véritable dispositif scénique. On retrouve notre vieillard chauve aux oreilles décollées sous les traits inquiétants d’un saint Barthélémy aux airs de serial killer. Derrière un autre Saint guerrier, se dévoile un authentique portrait vivant d’un homme au visage doux, marqué par la fatigue, aux yeux cernés et à la barbe naissante.
L’invention des philosophes-mendiants
À Naples, c’est au duc d’Alcalá que l’on doit la commande d’une typologie nouvelle de philosophes-mendiants dont Ribera est le génial inventeur. Les plus grands penseurs sont représentés en indigents, surgissant puissamment d’un fond sombre, provocants et superbes. Ils sont l’occasion d’une extraordinaire exploration des expressions humaines. Ses figures, entre le noble et le prosaïque, où l’artiste s’est davantage concentré sur la vérité psychologique que sur l’identification précise des personnages, sont marquées par une certaine dérision revendiquée et la proclamation d’une dignité de la pauvreté. Ses sujets sont chargés d’intériorité et de concentration, ils captivent par leur présence silencieuse. S’ils s’interrogent sur des sujets existentiels, ils « nous » interrogent en retour.
« L’éventail des passions humaines s’offrant à nous semble inépuisable. »
Face-à-face
Qui regarde qui ? La peinture de Ribera interpelle, notamment par la frontalité de ses modèles, qui nous regardent de face, droit dans les yeux. L’accrochage bas de ces figures dans l’exposition, « à hauteur d’homme », vise à ménager cet effet de face-à-face si caractéristique de l’art de Ribera. Si le Mendiant nous touche tant, c’est parce qu’il se présente devant nous, surgissant de la pénombre, et nous tend son béret pour y déposer une obole. Difficile de se dérober à la présence silencieuse des modèles de Ribera. Leurs regards nous fixent sans ciller, attisant l’expression intense de leurs visages, désespérés (Un mendiant), narquois (Un philosophe), bonhommes (Allégorie du goût), inquiétants (Saint Barthélémy), souriants (Démocrite) ou pleurants (Héraclite) devant les malheurs du monde. L’éventail des passions humaines s’offrant à nous semble inépuisable.
Focus sur une œuvre : « La Femme à barbe »
Quel tableau étrange que cette femme à barbe donnant le sein à un nourrisson, se présentant face à nous, accompagnée de son mari, derrière elle !
En 1631, Ribera est appelé au palais royal par le duc d’Alcalá pour témoigner par une œuvre d’un miracle de la nature. L’événement est explicitement retranscrit par l’inscription présente sur les blocs de pierre à droite : l’artiste a peint « d’après le modèle vivant » (AD / VIVVM MIRE DEPINXIT) le portrait de Maddalena Ventura, une femme de 52 ans originaire des Abruzzes qui, après avoir donné naissance à trois enfants, à l’âge de 37 ans, se vit pousser une barbe épaisse, sans doute du fait de dérèglements hormonaux. Le peintre tient à attester de ce prodige de la nature (EN MAGNV[M] NATVRA MIRACVLVM, précise l’inscription), qui devait constituer un phénomène tel qu’il était digne d’être consigné par le plus célèbre peintre de Naples à ce moment. Ribera date (16 février 1631) et signe son œuvre, en se comparant lui-même à Apelle, peintre le plus illustre de l’Antiquité.
Des attributs féminins
Outre la pilosité détonnante, le jaillissement du sein offert au nourrisson que cette femme porte dans ses bras perturbe. La lumière vient frapper cette petite tête ronde et ce giron imposant et central, leur attribuant un rôle significatif. Étant donné son âge avancé de 52 ans et la mention de trois enfants préalablement engendrés, le nouveau-né tient davantage de l’attribut symbolique de la maternité que de véritable rejeton. Son vêtement, sa coiffe, l’anneau de mariée qu’elle arbore au doigt et surtout le fuseau de laine posé sur la pierre sont autant de symboles des vertus domestiques associées à la femme qui viennent contrebalancer l’apparence générale de virilité se dégageant du modèle.
Des figures nobles
Ribera nous offre un portrait de famille (voire une Sainte Famille !) résolument non conventionnel, en rupture radicale avec l’art du portrait de cour en son temps. Le spectateur ne peut qu’être frappé par cette image frontale mettant l’accent sur le contraste entre la longue barbe noire et le sein blanc gonflé de lait sorti du corsage pour nourrir l’enfant. La grande humanité, voire la noblesse, des figures l’emporte sur l’incongruité de la représentation. Rarement on aura porté aux nues avec tant de brio la splendeur des plus humbles.
Expliciter le drame
Au sein de compositions plus complexes, nombreuses sont les figures de ces admoniteurs (qui apostrophent le spectateur et le guident dans le tableau). Graves ou rieurs, ils accompagnent et explicitent le drame. Tel ce personnage pivot, assis à la table des joueurs de dés du Reniement de saint Pierre, qui fait entrer le spectateur dans le champ de la composition se déployant vers la droite et dont la narration est guidée par force « coups de projecteur » et rhétorique des gestes. Ou encore ce jeune faune à gauche du Silène ivre, dont le rire moqueur est redoublé par le braiement-ricanement de l’âne de Silène, qui renforce le caractère comique de cette scène de couronnement d’un Silène avachi et ventripotent.
Instiller le malaise et l’horreur
Le regard par en dessous du Christ couronné d’épines (1620, Fundación Casa de Alba), ployant sous les atteintes de ses bourreaux, instille un certain malaise et invite le fidèle à méditer, avec lui, sur sa souffrance. Ce sont cette fois les deux bourreaux du Martyre de saint Barthélémy (1620, Palazzo Pitti), de part et d’autre du corps ligoté de Barthélémy, qui nous regardent, hilares. Leur sadisme sans vergogne renforce la cruauté d’une scène dont nous sommes les témoins oculaires. Impossible de rester insensible au supplice de Marsyas, écorché par Apollon (1637, Museo di Capodimonte), au visage déformé, bouche ouverte et yeux exorbités, renversé vers nous.
Même renversement dans le visage de saint Barthélémy (1644, Museu Nacional d’Art de Catalunya) qui nous fixe, le corps disloqué semblant projeté hors du tableau. En un ultime retournement, le visage du bourreau qui l’écorche a les mêmes traits que celui de Marsyas. Victime et bourreau sont interchangeables dans une horreur qui nous « saute aux yeux ». Ultime « œillade », mais des plus mystérieuses et perturbantes : cet œil sévère qui semble nous fixer, glissé au creux des plis du drap, à l’aplomb de l’épaule du Christ de la Lamentation sur le Christ mort (1633, musée Thyssen-Bornemisza) et à côté de la signature de l’artiste, telle une présence malicieuse de celui-ci ?
Matière et sensorialité
Outre l’audace de ses inventions, Ribera est un artiste hors pair par sa capacité à retranscrire une réalité presque tactile des individus, des chairs et des objets. La virtuosité de sa touche dans le rendu des étoffes, de la peau et de ses aspérités, des cheveux et des poils, des éléments de nature morte qui ponctuent ses compositions, confèrent à sa peinture un caractère haptique remarquable. Les haillons rapiécés du gueux servant de modèle à l’Allégorie de l’odorat (vers 1615-1616, collection Abelló) s’effilochent comme les pelures de l’oignon qu’il tient dans les mains. Le pelage duveteux de l’agneau reposant au premier plan de L’Adoration des bergers (1650, musée du Louvre) ainsi que l’épais manteau en laine du berger agenouillé devant l’Enfant Jésus invitent à la caresse d’une matière peinte qui se fait palpable.
Les plus fins détails
Ribera est un grand peintre des détails. Il excelle dans l’expression des visages, souvent profondément marqués, et des chairs, particulièrement flétries. Le corps émacié de son Saint André en prière (1615-1618, Complesso dei Girolamini) est un véritable tour de force dans le rendu anatomique : les poils de la barbe et des cheveux sont traités par touches nerveuses au moyen d’un pinceau très fin, les veines saillantes et les plis de la peau sont précisément marqués. Ribera va jusqu’à signifier le détail des ongles noircis, tandis que les rides (au niveau du front ou des pattes d’oie) sont incisées avec la pointe du pinceau dans l’épaisse couche picturale.
Un art multisensoriel
Outre cette invocation au toucher, son art se révèle multisensoriel et convoque un éventail de perceptions intenses. De l’odeur puissante des fragrances combinées de l’oignon, de l’ail et de la fleur d’oranger au premier plan de l’Allégorie de l’odorat – mêlée à l’odeur corporelle du pauvre gueux lui-même, au cri déchirant du Marsyas écorché par Apollon (1637, Museo di Capodimonte), si insupportable qu’un des satyres assistant à la scène se bouche les oreilles ou se griffe le visage de douleur compatissante. Jusqu’au témoignage du peintre Jean-François Millet, admirant Le Martyre de saint Barthélémy (1644, Museu Nacional d’Art de Catalunya), qui eut la sensation d’« entendre le craquement de la peau se détachant d’avec la chair ».
« Ribera. Ténèbres et lumière », jusqu’au 23 février 2025 au Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, avenue Winston Churchill, 75008 Paris. Tél. 01 53 43 40 00. www.petitpalais.paris.fr
Catalogue, sous la direction d’Annick Lemoine et Maïté Metz, coédition Petit Palais / Paris Musées, 304 p., 49 €.