Saint-Denis révélée par l’archéologie (5/5). Le destin d’une grange entre le XIIIe et la fin du XVIe siècle

Vue aérienne du chantier de fouille. Document, UASD

Vue aérienne du chantier de fouille. Document, UASD photo, T. Sagory

Saint-Denis fut, pendant des siècles, la plus florissante et la plus influente des villes de France. Abbaye royale dès le VIIe siècle, ornée d’une somptueuse basilique, elle préserve des vestiges historiques de premier plan, témoins de son extraordinaire passé médiéval. Menées depuis plusieurs décennies, les fouilles archéologiques dévoilent peu à peu l’histoire de la ville – qui est aussi une histoire de l’archéologie urbaine. À l’occasion de deux grandes campagnes menées sous la basilique-cathédrale et sous la place Jean-Jaurès, Archéologia vous propose une synthèse de ces riches heures dionysiennes.

Les auteurs de ce dossier sont : Claude Héron, chef de service, Ville de Saint-Denis, Direction de la Culture, Unité d’archéologie ; Ivan Lafarge, responsable d’opération, Bureau du patrimoine archéologique, Département de la Seine-Saint-Denis ; Michaël Wyss, archéologue émérite à l’Unité d’archéologie de la Ville de Saint-Denis ; Georges El Haibe, responsable scientifique Inrap de la fouille de la place Jean-Jaurès à Saint-Denis ; Clément Tulet, adjoint au responsable scientifique, USAD, de la fouille de la place Jean-Jaurès à Saint-Denis

Une batterie de foyers en cours de fouille. Document, UASD

Une batterie de foyers en cours de fouille. Document, UASD photo, M. Wyss

Lors d’une opération préventive réalisée en 2013, l’Unité d’archéologie (UASD) a découvert une grange médiévale, implantée hors du castellum. L’utilisation du bâtiment apporte un nouvel éclairage sur la production viticole dionysienne, qui était au cœur de l’activité économique de l’abbaye.

L’abbaye médiévale de Saint-Denis a été la plus grande propriétaire francilienne de vignes au nord de la Seine. Une part importante de l’économie du bourg monastique, le castellum Sancti Dionysii, reposait sur le commerce du vin en gros et au détail. Les nombreux celliers monumentaux mis au jour lors des fouilles du quartier situé au nord de la basilique en témoignent.

La grange du XIIIe siècle

À près de 500 m à l’ouest de la basilique, le site de découverte appartenait à un paysage formé de prés enclos de murs, relativement élevés. La grange était construite dans l’un de ces enclos, 50 m à l’écart d’une grande voie d’accès au bourg monastique, non loin de Saint-Denis-de-l’Estrée, un prieuré de l’abbaye. Le bâtiment, à l’architecture en pierre et bois, s’étendait entre deux pignons et deux murs gouttereaux, dont chacun était épaulé extérieurement par quatre contreforts. À l’intérieur, deux files de poteaux, fondés sur des plots de maçonnerie, divisaient l’espace en une vaste nef axiale flanquée de deux collatéraux plus étroits. Les poteaux supportaient une charpente qui conférait à l’édifice une hauteur estimée à 16 m. Au centre du pignon de façade, une porte charretière ouvrait sur la nef centrale dont le sol devait être revêtu d’un pavement très résistant, subsistant sous la forme de quelques blocs en grès. Au fond de la grange, une importante fosse-dépotoir renfermait des cendres et du marc de raisin (peaux, pépins et grappes) identifiés par analyse carpologique (Marie Derreumaux, CRAVO). Ce résidu est caractéristique d’un processus de vinification ; il suggère que se pratiquaient dans le bâtiment des étapes de l’élaboration du vin telles que foulage, fermentation et pressurage. Une soixantaine de poteries recueillies dans ce même contexte le date du XIIIe siècle (étude Véronique Durey). La plupart de ces pots sont marqués de traces de chauffe et certains ont été percés après cuisson de petits trous. Ces récipients sont-ils liés à un processus de distillation en rapport avec la production du vin ?

Les foyers du XVIe siècle

Au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, la grange est englobée dans l’enceinte urbaine et sa distribution interne profondément remaniée pour adapter le bâtiment à sa nouvelle situation. Au début du XVIe siècle, le pavage est retiré et remplacé par un sol en terre battue. Une cloison édifiée dans la nef définit un espace longitudinal occupant la moitié de la grange. Cet espace en rez-de-chaussée comporte, sur toute sa longueur, une plateforme caractéristique d’un lieu de stockage ; a-t-elle pu servir de chai ? L’autre moitié de la grange est investie par deux batteries de foyers enterrés construits avec des matériaux de récupération (pavés de grès et tuiles plates). Chaque couple de foyers est desservi par une aire de chauffe commune. Les foyers, de forme circulaire, ménagent, à hauteur de la surface du sol, des orifices dans lesquels pouvaient s’emboîter des chaudrons métalliques de plus d’un mètre de diamètre. Ces chaudrons, qui étaient chauffés par des feux de faible intensité, devaient fonctionner avec les cuves, sans doute en bois, qui jouxtaient les foyers. Une voie en impasse donne accès à la grange. Dans ses ornières creusées par les chariots, la présence massive de pépins de raisins a été relevée, indice qui permet d’envisager une relation entre les foyers et le processus de vinification. Dans cette région, le raisin n’arrive pas toujours à maturation et, par temps froid, la fermentation a du mal à démarrer. Pour la stimuler, une technique employée depuis l’Antiquité consiste à chauffer une portion de la récolte, le defrutum, et à l’ajouter aux cuves.

Les résidus suggèrent que se pratiquaient dans le bâtiment des étapes de l’élaboration du vin telles que foulage, fermentation et pressurage.

La citadelle de 1593

À l’abandon des foyers, peu après le milieu du XVIe siècle, la grange sert d’écurie. Bien que partiellement détruit par un incendie, le bâtiment a dû subsister et continuer à marquer le paysage de sa hauteur. C’est sans doute la raison pour laquelle, en 1593, les ingénieurs militaires d’Henri IV l’intègrent au projet de transformation du quartier de l’Estrée comme un camp retranché occupant l’angle nord-ouest de l’enceinte urbaine. C’est à partir de la grange, utilisée comme poste d’observation, que sont tracés deux fossés secs perpendiculaires délimitant une surface de 4,5 ha. Cette fortification doit correspondre à la citadelle avec laquelle Henri IV entendait instaurer un blocus de la capitale en contrôlant l’une de ses plus importantes voies d’approvisionnement en denrées produites dans la plaine de France. La citadelle n’a pas laissé de trace dans le paysage urbain car les fossés ont été rapidement remblayés. Dans le premier tiers du XVIIe siècle, ces terrains ont bénéficié à la fondation de deux communautés religieuses, les visitandines et les ursulines.

Pour aller plus loin :
WYSS M. (dir.), 1996, Atlas historique de Saint-Denis : des origines au XVIIIe siècle, Documents d’Archéologie Française no 59, Paris, Maison des sciences de l’Homme. COXALL D., à paraître, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) – place Jean Jaurès, rapport de diagnostic, UASD, Saint-Denis, SRA Île-de-France.

WYSS M., 2017, « Saint-Denis. Fouille programmée de l’îlot du Cygne, dix siècles de développement urbain », Archéologia, Dijon, éditions Faton, no 557, p. 28-35. WYSS M., 2018, « Permanences et changements dans l’organisation spatiale de Saint-Denis entre le IVe et le XIIe siècle » dans Territoires, sociétés et conflits en Île-de-France, actes des journées archéologiques d’Île-de-France 2018, Paris, Service régional de l’archéologie, p. 253-264.