Le cimetière médiéval juif oublié de Manosque

Vue aérienne de la partie centrale du site à l’issue de la fouille.

Vue aérienne de la partie centrale du site à l’issue de la fouille. © SDA 04

Fin 2019, des terrassements pour la construction d’une maison individuelle, dans une zone de Manosque jusque-là considérée comme peu sensible archéologiquement, ont mis au jour de nombreux ossements. Alerté par la Police nationale, le Service départemental d’archéologie des Alpes-de-Haute-Provence a immédiatement procédé à une expertise, concluant que ces ossements provenaient de dix sépultures datant probablement du Moyen Âge. S’en suivirent alors, au cours de l’année 2020, un diagnostic ainsi qu’une fouille préventive qui ont permis d’identifier un vaste cimetière, exceptionnel, celui de la communauté juive médiévale de la ville.

Situé hors de la ville médiévale, à plus d’un kilomètre au sud du bourg et à 400 m d’un castrum médiéval, le site a été mis au jour sur le versant méridional de la colline de Toutes-Aures.

Une découverte inattendue

201 sépultures ont été retrouvées sur les 773 m2 concernés par le projet d’aménagement, surface n’ayant toutefois pas permis d’atteindre les limites de ce cimetière qui s’étendait bien au-delà. Face à cet espace d’envergure, qui ne figurait sur aucune carte ancienne et qui ne semblait pas être associé à un édifice de culte connu, la question de l’identité de la communauté inhumée s’est vite posée. En l’absence d’élément épigraphique, seuls des indices indirects – comme l’organisation spatiale des tombes ou la position des individus – associés à une mention tardive du cimetière dans un texte du XVIe siècle, le localisant vaguement au sommet de la colline de Toutes-Aures, ont aidé à en comprendre la nature, à savoir son appartenance à la communauté juive médiévale de Manosque.

Selon les analyses radiocarbones, si la majorité des sépultures mises au jour est du XIIIe siècle, les plus anciennes remontent au plus tard à la fin du XIIe siècle tandis que les plus récentes sont du XIVe siècle ou du tout début du XVe siècle. Les datations les plus précoces précèdent ainsi de près d’un siècle les premières mentions connues du cimetière et d’un demi-siècle celles d’une communauté juive installée à Manosque. La partie fouillée n’a en revanche pas livré de sépultures correspondant au dernier siècle de son utilisation. En effet, celle-ci s’achève en 1501 avec le bannissement des Juifs de la Provence, devenue française, alors qu’ils avaient jusque-là été préservés des expulsions que le royaume de France multiplie dès la fin du XIIe siècle.

Un cimetière tiré au cordeau

L’aire fouillée présente une organisation spatiale rigoureuse : les sépultures, axées sudouest / nord-est avec la tête des défunts placée au sud-ouest, sont organisées en rangées d’une grande régularité et dessinent, dans la partie centrale de l’emprise, une allée de circulation. La surface du site a subi une érosion marquée suivie d’un remblaiement, tous deux liés à l’aménagement en terrasses des flancs de la colline. Si les éléments de signalisation des tombes, tels que des dalles que l’on retrouve d’ordinaire dans l’aire culturelle séfarade, ont disparu avec la surface d’origine du cimetière, leur présence initiale ne fait aucun doute : sur les 201 tombes fouillées, aucun recoupement n’a été observé. À défaut de signalisation de surface, des marqueurs ont en revanche été retrouvés dans les niveaux supérieurs du comblement de certaines tombes : déjà observés dans d’autres nécropoles juives européennes, ils prennent la forme de gros blocs calcaires bruts destinés à alerter le fossoyeur si, d’aventure, il creusait à l’emplacement d’une tombe préexistante. L’ensemble des sépultures présente, enfin, un profil très homogène : toutes correspondent à des inhumations individuelles et, lorsque les ossements conservés permettent d’observer la position des défunts, ces derniers sont dans une position très standardisée : allongés sur le dos, les bras le long du corps avec les mains systématiquement en position basse, dans la zone du bassin, et les jambes en extension.

Dégagement en cours d’une sépulture anthropomorphe.

Dégagement en cours d’une sépulture anthropomorphe. © SDA 04

La mise au jour et la fouille du cimetière de la communauté juive médiévale de Manosque, oublié de tous, constituent une découverte de grande ampleur.

 Des pratiques funéraires très homogènes

En opposition avec la grande diversité typologique des tombes chrétiennes rencontrées à cette époque, seuls deux types différents d’architecture funéraire ont été retrouvés sur les 201 tombes fouillées. Le premier, observé dans la moitié des sépultures, correspond à des cercueils en bois assemblés avec des clous en fer en nombre variable. Le second type, plus difficilement identifiable, rassemble des fosses de forme anthropomorphe, souvent dotées d’une logette céphalique (pour la tête) et fermées par des couvertures en bois calées par des blocs calcaires. La nature sableuse du sédiment a permis la conservation de nombreuses planches pour chacun des deux types. L’analyse d’une sélection d’entre elles a révélé différentes essences régionales de résineux (épicéa ou mélèze, sapin, pin d’Alep) qui peuvent être associées au sein d’un même cercueil.

Clé en fer retrouvée dans la main d’une défunte.

Clé en fer retrouvée dans la main d’une défunte. © SDA 04

Moins de 5 % des sépultures ont livré du mobilier. Dans la majorité des cas, il s’agit d’éléments portés – fonctionnels (épingle) ou de parure (bague, boucle) – mais de rares objets sont également déposés : deux clés en fer, l’une placée sur l’abdomen d’un nourrisson et l’autre dans la main d’une femme adulte, et deux céramiques brisées dont les fragments ont été disposés contre le cercueil d’une femme âgée.

 Deux types d’architecture funéraire se côtoient : à gauche un individu inhumé en cercueil, à droite une sépulture anthropomorphe.

Deux types d’architecture funéraire se côtoient : à gauche un individu inhumé en cercueil, à droite une sépulture anthropomorphe. © SDA 04

 

Sectorisation du cimetière

La partie fouillée de ce cimetière ne représente qu’un échantillon de la population enterrée au cours de ses trois à quatre siècles d’utilisation probable. Environ 60 % des défunts mis au jour sont des adultes, et 60 % d’entre eux sont des femmes. La répartition spatiale des défunts en fonction de leur sexe montre, dans la partie centrale de la fouille correspondant aux tombes les plus anciennes, une sectorisation de l’espace : les femmes et les hommes sont inhumés dans des parties distinctes, parfois par rangée entière. Limitée par l’emprise du projet de construction, la fouille incomplète de ces zones peut expliquer que l’on ait retrouvé une majorité de femmes. La population masculine paraît plus éprouvée avec un âge moyen au décès de 48 ans alors qu’il est de 55 ans pour les femmes.

Résidus textiles d’une coiffe retrouvés dans la tombe 287 qui abritait une femme adulte.

Résidus textiles d’une coiffe retrouvés dans la tombe 287 qui abritait une femme adulte. © SDA 04

Les 40 % de défunts restants sont âgés de moins de 20 ans et l’essentiel a entre 1 et 14 ans. Aucun nouveau-né n’a été retrouvé, alors que la forte mortalité infantile de ces époques nous les ferait attendre en grand nombre. La répartition spatiale des défunts en fonction de leur âge au décès peut également expliquer leur absence : les enfants âgés entre 1 et 14 ans sont en majorité regroupés dans des secteurs spécifiques alors que les plus de 15 ans sont intégrés aux espaces des adultes. L’absence des moins de 1 an suppose ainsi une aire d’inhumation propre qui n’a pas été fouillée.

 Résidus de planches en bois formant l’angle d’un cercueil. Les clous fixant le couvercle sont encore positionnés en hauteur.

Résidus de planches en bois formant l’angle d’un cercueil. Les clous fixant le couvercle sont encore positionnés en hauteur. © SDA 04

Le cimetière au travers des archives

Si l’indigence des archives relatives aux cimetières juifs est connue, pour Manosque, qui dispose de fonds médiévaux exceptionnels par leur ampleur et leur diversité, elle est criante. Les centaines de références dépouillées n’ont ainsi livré que 28 mentions, presque toutes incidentes et peu disertes, qui attestent dès avant 1287 l’existence d’un cimetière communautaire dans le quartier de La Varzelle. D’abord dit cimiterium judeorum, il est désigné à partir du XVe siècle comme vasa judeorum ou « tombes des juifs ». Au sein de ce corpus, la présence de seulement quatre testaments, tous rédigés entre décembre 1375 et avril 1384, en pleine épidémie de peste, est à l’évidence conjoncturelle et laisse supposer que les juifs, usagers réguliers du notariat, avaient recours à un autre enregistrement que cet office pour leurs dernières volontés. Le dossier se clôt sur le bail par lequel la Chambre des Comptes d’Aix cède, le 4 avril 1503, au notaire Jean de Crossio « l’ancien cimetière des juifs de Manosque » (cimetorium olim judeorum), confisqué en 1501 par la Cour. Le terrain est dit « au sommet de la colline de Toutes-Aures » (in cacumine montis dicti de totis auris) et d’environ deux saumées de surface, soit 60 à 200 ares. Avec une superficie de 773 m2, les terrains fouillés représenteraient ainsi au maximum 13 % de l’aire du cimetière dans son état final.

Extrait du bail du 4 avril 1503 mentionnant le cimetière et sa localisation.

Extrait du bail du 4 avril 1503 mentionnant le cimetière et sa localisation. Archives municipales de Manosque, GGe8.

Des pratiques plus souples que les normes

D’une manière générale, les pratiques funéraires juives – localisation du cimetière en dehors de la ville, inhumation individuelle, gestion rigoureuse de l’espace pour éviter toute perturbation de sépulture préexistante, position standardisée des mains des défunts, etc. – se révèlent assez stables en Europe au Moyen Âge, dictées par les règles religieuses du judaïsme et la croyance en la résurrection physique des corps. Les gestes observés au cimetière de Manosque trouvent ainsi souvent leur pendant dans d’autres sites européens. Cependant, une certaine prise de distance avec la loi juive est observée à plusieurs égards, le plus important étant l’interdiction de montrer son statut social dans la tombe, selon le principe d’égalité dans la mort, qui impliquerait que les défunts soient enterrés dans de simples linceuls. À Manosque, plusieurs sépultures ont livré des résidus textiles de coiffes très luxueuses, portées chez les adultes par des femmes mais également par de jeunes enfants. Ainsi, si le statut social ne se reflète pas dans l’architecture de la tombe, il s’observe clairement à l’intérieur.

Détail des motifs géométriques de l’un des bandeaux de la coiffe de la tombe 287.

Détail des motifs géométriques de l’un des bandeaux de la coiffe de la tombe 287. © E. Desplanques et H. Huysseune

Des restes textiles exceptionnels

Des fragments textiles composant à l’origine des coiffes ont été découverts, dans un état de conservation exceptionnel, au niveau des crânes d’une dizaine de défunts. Tous les fils conservés sont d’une grande finesse et constitués de soie. La plupart des tissus retrouvés sont des fragments de toile : certains fils sont entourés d’un filet métallique, dont l’oxydation a favorisé la conservation des textiles. On trouve également des galons tissés aux tablettes (procédé de tissage remontant à l’Âge du bronze) qui présentent des motifs géométriques. Des toiles et des filets d’une finesse remarquable servaient probablement à retenir les cheveux ou à maintenir les coiffes sur la tête. Les éléments de passementerie, les couleurs, l’éclat du métal, la brillance de la soie, l’alternance de fils variés et les motifs tissés sont autant de détails qui participaient à la confection de couvre-chefs ostentatoires, techniquement et esthétiquement complexes, dans un contexte où les coiffes et les voiles sont des marqueurs sociaux très usités. Les comparaisons avec d’autres découvertes textiles dans des cimetières juifs de République tchèque, de Suisse et d’Espagne montrent des similitudes qui laissent supposer des liens particuliers entre les communautés de ces régions.

Fragment de filet issu de la tombe 287 ayant probablement servi pour le maintien des cheveux ou de la coiffe.

Fragment de filet issu de la tombe 287 ayant probablement servi pour le maintien des cheveux ou de la coiffe. E. Desplanques et H. Huysseune

Remettre en lumière les communautés passées

La mise au jour et la fouille du cimetière de la communauté juive médiévale de Manosque, oublié de tous, constituent une découverte de grande ampleur tant l’étude de cette minorité religieuse demeure un champ marginal dans la recherche archéologique : les opérations de ce genre restent rares et le cimetière de Manosque est à ce jour le plus grand ensemble de ce type fouillé en France. On estime que dans son état final, celui-ci a pu accueillir entre 1 500 et 5 000 sépultures. La fouille a apporté de riches informations quant à la nature et à l’organisation de cet espace tout en ouvrant de nouveaux questionnements : comparaison avec les populations chrétiennes contemporaines du site, dynamique d’organisation du cimetière, répartition éventuelle des enfants par sexe, etc. Des études complémentaires apporteront des éléments de réponse à ces diverses interrogations. Comme la fouille et les études menées à ce jour, elles seront conduites dans le strict respect dû aux défunts et participeront à redonner à ces communautés toute leur place dans le récit national.

Pour aller plus loin :
SALMONA P., 2021, Archéologie du judaïsme en France, Paris, Inrap / La Découverte.
SALMONA P., BLANCHARD Ph., SAGASSER A. (dir.), 2023, Archéologie du judaïsme en Europe, Paris, CNRS éditions.
IANCU-AGOU D., 2010, Provincia judaïca. Dictionnaire de géographie historique des juifs de Provence médiévale, éditions Peeters, Collection de la revue des Études juives.
SHATZMILLER J., 1973, Recherches sur la communauté juive de Manosque au Moyen Âge, 1241-1329, Mouton & Co.