Pour une archéologie de la Seconde Guerre mondiale (1/5). Naissance de l’archéologie française de la Seconde Guerre mondiale
Il y a près de 80 ans, les Alliés débarquaient sur les plages normandes. La Seconde Guerre mondiale toucherait à sa fin quelques mois plus tard. Déferlant sur le territoire national, aussi bien sur terre que sur mer, elle a durablement marqué notre paysage et notre mémoire. Depuis 10 ans à peine, l’archéologie s’emploie à en découvrir les traces, alors que ses témoignages matériels, comme humains d’ailleurs, s’effacent lentement. Dans ce dossier, Archéologia vous dresse un bilan de cette décennie de recherches pas comme les autres.
Les auteurs du dossier sont : Juliette Brangé, archéologue territoriale, Archéologie Alsace, doctorante, UR ARCHE 3400 ; Alexandre Bolly, archéologue territorial, Archéologie Alsace ; Vincent Carpentier, ingénieur chargé de recherches à l’Inrap, CRAHAM-Centre Michel de Boüard, UMR 6273 ; Cécile Sauvage, archéologue et conservatrice du patrimoine au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm) ; Benoît Labbey, Inrap Grand-Ouest, Laboratoire HisTeMé, EA 7455 ; Michaël Landolt, ingénieur d’études, Drac Grand Est / SRA Metz ; Antoine Le Boulaire, Inrap Grand-Ouest, UMR 6566 CReAAh
Si l’archéologie de la Seconde Guerre mondiale existe depuis les années 1980 dans la recherche anglo-saxonne, les vestiges de ce conflit n’ont été officiellement inclus au patrimoine national français qu’à la fin de 2013. Ces derniers sont notoirement nombreux en Normandie où d’innombrables découvertes ont eu lieu depuis la fin des années 1940, pour l’essentiel à mettre au crédit d’amateurs et de collectionneurs passionnés. Ainsi les bilans scientifiques des services archéologiques régionaux n’en mentionnent-ils presque aucune liée à la Seconde Guerre mondiale avant 2014, alors même que des sites étaient régulièrement détruits par l’aménagement du territoire, les fouilles non déclarées ou l’érosion littorale. Mais, depuis une décennie, les lignes ont grandement bougé.
Cette situation a commencé à changer à la fin des années 1990, une décennie après la fouille de certains sites emblématiques de la Première Guerre mondiale dont la tombe d’Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes, en 1991.
D’un siècle à l’autre
En 1997, Jean-Pierre Legendre (ministère de la Culture et de la Communication) découvre et étudie l’épave d’un bombardier Lancaster de la RAF (Royal Air Force) crashé à Fléville-devant-Nancy. L’année suivante, Cyril Marcigny et Emmanuel Ghesquière (Association pour les fouilles archéologiques nationales) mettent au jour à Mosles, près de Bayeux, lors de la fouille d’un habitat de l’âge du Fer, les restes d’un camp de prisonniers allemands construit à la fin de la guerre par les Anglais. La même année, un abri enterré est également investigué à Touffréville, à l’est de Caen, par Nicola Coulthard (département du Calvados) : c’est le tout premier « trou d’homme » étudié en France. Il a fallu cependant attendre 2006 pour que le premier projet de fouille préventive voie le jour autour des vestiges du camp de prisonniers allemands de La Glacerie, près de Cherbourg. D’autres ont suivi jusqu’à ce qu’à la fin de l’année 2013, la ministre de la Culture Aurélie Filipetti déclare que les vestiges des XIXe et XXe siècles, dont ceux des deux guerres mondiales, bénéficieraient désormais « de la même considération et de la même protection que les autres éléments du patrimoine archéologique ». En l’espace d’une décennie, un nombre croissant d’opérations fut mis en œuvre dans toute la France sur les vestiges du dernier conflit mondial, principalement dans le cadre de l’archéologie préventive. Cette recherche concerne essentiellement les régions du nord-ouest et du nord-est de la France, davantage marquées par l’occupation et les combats. Au total, vingt à trente découvertes sont rapportées chaque année pour l’ensemble de la France, dont 90 % en Normandie.
Les vestiges des deux guerres mondiales bénéficient désormais « de la même considération et de la même protection que les autres éléments du patrimoine archéologique. »
Vestiges des champs de bataille
La majorité de ces vestiges provient des champs de bataille. Ceux de la Normandie surtout ont livré un grand nombre de structures et d’objets liés aux combats ou à leurs conséquences. Dans certains secteurs, comme autour de Caen où l’aménagement du territoire est très dynamique, les archéologues sont désormais à même de les interroger à l’échelle des théâtres d’opérations militaires. Il s’agit notamment de zones de parachutage et de débarquement, de villages occupés et libérés par les troupes anglo-canadiennes, d’aires de carpet-bombings et de campements – parfois très vastes à l’image de celui de la 2e division d’infanterie canadienne à Fleury-sur-Orne, où ont également été étudiés depuis 2014 les vestiges d’un vaste camp de prisonniers allemands et ceux, exceptionnellement conservés, d’une carrière-refuge où des centaines de civils se sont abrités des bombardements de juin-juillet 1944. Des restes humains sont parfois retrouvés lors des travaux d’aménagements ou des interventions archéologiques. Dans le nordouest de la France, la mise au jour de plusieurs tombes provisoires ou dépouilles de soldats a permis d’observer les soins apportés à l’inhumation ou à l’exhumation des combattants. Une archéologie des sites de crashes d’avions s’est également déployée dans toute la France, en association avec des universités américaines ou des associations de mémoire. Les archéologues contribuent ainsi à établir des faits objectifs et parfois à identifier, au moyen de données historiques et d’analyses ADN, des membres d’équipage disparus depuis la guerre. En outre, des épaves et autres vestiges sous-marins datant des débarquements du jour J et des opérations aéronavales de la Seconde Guerre mondiale ont également été cartographiés et étudiés par des archéologues plongeurs du Département de recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm).
Mégastructures défensives et logistiques
D’autres recherches portent sur les mégastructures défensives et logistiques, notamment les ouvrages du mur de l’Atlantique qui, en Normandie, sont actuellement inventoriés dans le cadre d’un projet collectif de recherche piloté par Cyrille Billard (Drac) et Jean-Luc Leleu (CNRS). Des falaises de Dieppe à la poche de Royan, un réseau de jeunes archéologues, dont Benoît Labbey (Inrap), Antoine Le Boulaire (Inrap) ou Théo Aubry (Département de Charente-Maritime), étudie actuellement différents sites de l’Atlantikwall. Plusieurs opérations ont été conduites sur certaines des grandes batteries côtières de Normandie, au nombre des sites de la Seconde Guerre mondiale les plus visités au monde après Auschwitz. En 2021, la batterie de la Pointe du Hoc, en surplomb d’Omaha Beach, a été le cadre d’une prospection réalisée par l’Inrap à la demande de l’American Battle Monuments Commission, incluant étude d’archives, photo-interprétation, relevés LiDAR et géophysiques. Pour la première fois ont été précisées la chronologie et la configuration de la batterie, y compris les cratères de bombes ou d’obus, dans son état au soir du 6 juin 1944. Cette méthode est actuellement appliquée à d’autres sites moins connus mais très bien conservés. Ces recherches révèlent l’hétérogénéité du mur de l’Atlantique dont la composition exacte est aussi établie pour la première fois, y compris les ouvrages détruits ou dégradés par l’érosion littorale depuis la fin de la guerre. D’autres sites peu documentés sont également à l’étude, dont des stations-radars ou les positions de Flak (canons antiaériens allemands) de Bretteville-sur-Odon en Normandie et d’Azereix en Occitanie, respectivement près des aéroports de Caen et de Tarbes, et fouillées en 2020 et 2022 par l’Inrap et Éveha. Des prospections ont également été menées sur les sites logistiques allemands des massifs forestiers de l’ouest de la France ou sur les fortifications du Südwall (mur de la Méditerranée) ; dans le Vieux-Port de Marseille par exemple, les fresques de la base de U-Boot Martha (bunker de sous-marins allemands) sont maintenant publiées et protégées.
En une décennie à peine, les archéologues français ont su développer des problématiques adaptées au patrimoine français de la Seconde Guerre mondiale.
Archéologie des camps et de l’internement
La recherche a également progressé sur les sites d’internement liés à la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs opérations ont d’abord révélé, partout en France, les vestiges de camps de prisonniers allemands en activité de 1944 à 1948, à La Glacerie, Vandœuvrelès-Nancy, Stenay, Poitiers, Miramas, Bétheny, Coyolles, Savenay… En revanche, les lieux relatifs à l’internement des civils restent bien moins étudiés à ce jour, aucune fouille n’ayant encore été conduite au sein des camps de Pithiviers, de Beaune-La-Rolande ou de Montreuil-Bellay. Les chercheurs issus des régions du nord-est se sont penchés les premiers sur les sites de détention et de travail forcé d’Alsace-Moselle. En outre, Jean-Pierre Legendre a également attiré l’attention sur l’oubli et le risque d’effacement définitif des camps de la Zone libre, suscitant une prise de conscience grâce à laquelle les principaux camps français, liés à l’enfermement des réfugiés espagnols puis à la déportation et à la Shoah sous l’Occupation, ont été érigés en mémoriaux nationaux : Compiègne-Royallieu en 2008, Les Milles et Drancy en 2012, Rivesaltes en 2015… À cette occasion, des études de bâti ou d’aménagements moins connus comme des tunnels d’évasion, ainsi que des relevés de graffitis ont été réalisés à Drancy, à Compiègne-Royallieu, au Fort de Romainville ou à la prison de Fresnes, à la suite des travaux pionniers du journaliste Henri Calet début 1945. En 2020, un ambitieux programme a été lancé sur le KL Natzweiler-Struthof, camp de concentration nazi situé en Alsace, sur l’actuel territoire français. Des interventions archéologiques y ont été conduites depuis 2018, au fil des travaux de réaménagement du Centre européen des résistants déportés (CERD). Un diagnostic mené par Alexandre Bolly (Archéologie Alsace) devant l’entrée de la chambre à gaz a précédé la construction d’un nouveau mémorial en 2022. Deux stèles mentionnant les noms des 86 détenus assassinés, au prétexte « d’expériences médicales », y ont été inaugurées par le Président de la République. En 2020 et 2021, Juliette Brangé (université de Strasbourg) et Michaël Landolt (ministère de la Culture et de la Communication) ont prospecté l’ensemble du camp dans le but d’identifier et de cartographier ses aménagements. Puis, en 2022, des fouilles ont été ouvertes dans la carrière de granit. Cette recherche en cours réunit désormais dans un projet commun, dédié à l’étude du Struthof et de ses sous-camps disséminés en France et en Allemagne, les universités de Strasbourg et du Bade-Wurtemberg. En une décennie à peine, les archéologues français ont su développer des problématiques adaptées au patrimoine français de la Seconde Guerre mondiale et dépasser le mythe héroïque du « Jour le plus long » pour atteindre, grâce au croisement des données archéologiques et des archives historiques, des photographies ou des témoignages, la matérialité objective du conflit et des comportements spécifiques à la violence de guerre contemporaine. Ces recherches ont en outre montré l’urgence qu’il y a à étudier ces derniers vestiges du conflit, dans des zones densément urbanisées depuis les années 1980, où le pillage de militaria est à l’œuvre depuis bientôt 80 ans. Il ne fait guère de doute que cette recherche encore jeune fera l’objet de développements passionnants au cours des prochaines années.
Lexique
Un carpet-bombing, ou tapis de bombes, est le bombardement systématique d’une zone géographique de taille variable. Cette technique est également désignée « bombardement de saturation ».
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Pour une archéologie de la Seconde Guerre mondiale