Île de Tylos. Bahreïn au cœur du commerce antique

État du site en mars 2023.

État du site en mars 2023. © Mission archéologique française à Bahreïn, David Duda

Depuis 2017, le CNRS et le musée du Louvre fouillent à Bahreïn une nécropole de l’époque du Tylos moyen (Ier siècle avant notre ère – Ier siècle de notre ère), période au cours de laquelle la culture de ce petit archipel du golfe Persique connaît un regain de prospérité grâce au boom des échanges entre le monde méditerranéen, l’Orient hellénisé, séleucide puis parthe, et le sous-continent indien. Sa culture locale, nourrie de nombreuses importations et imprégnée d’hellénisme, n’en garde pas moins de fortes spécificités, décelables dans ses pratiques funéraires que les fouilles actuelles permettent de préciser.

Le site d’Abu Saiba dans son environnement en avril 2020.

Le site d’Abu Saiba dans son environnement en avril 2020. © Ministry of Information of Bahrain

Au cœur du golfe Persique se trouve un petit archipel composé de 33 îles dont la plus importante, Bahreïn, a tiré sa prospérité de la présence d’abondantes sources artésiennes d’eau douce (la deuxième « mer » du nom arabe actuel du pays) et de sa position stratégique sur les voies maritimes en offrant aux bateaux ravitaillement et mouillage sûr.

Bahreïn, ce pays aux deux mers

Dès la fin du IIIe millénaire avant notre ère, une riche civilisation s’y développe, tirant profit de ses capacités agricoles (avec notamment la culture du palmier-dattier) et des relations que ses marins tissent avec les régions voisines, l’Inde, la péninsule omanaise, le sud iranien et la Mésopotamie, qui la désigne sous le nom de « Dilmun ». Une royauté apparaît, ainsi qu’une ville portuaire, sur le site de l’actuel Qal’at al-Bahreïn. Tout au long de son histoire, le pays de Dilmun a maintenu un particularisme culturel affirmé, particulièrement visible dans ses coutumes funéraires. Pendant de nombreux siècles, les Dilmunites se font inhumer sous des tumuli individuels dont le nombre, évalué à près de 75 000, a laissé une très forte empreinte sur le paysage archéologique de l’île.

Vue du site en mars 2023.

Vue du site en mars 2023. © Mission archéologique française à Bahreïn

Une mission qui œuvre à Bahreïn depuis près de 50 ans

La mission archéologique française à Bahreïn a été fondée en 1977 par Monik Kervran à qui Pierre Lombard a succédé en 1989. Durant quatre décennies, les fouilles se sont concentrées sur le site de Qal’at al-Bahreïn, le plus vaste de l’île, et qui correspond sans doute à l’ancienne capitale et au port principal aux âges du Bronze et du Fer (2050-320 avant notre ère). Depuis 2017 un nouveau programme de recherche centré sur la période de Tylos a été engagé avec la fouille de la nécropole d’Abu Saiba. Le musée du Louvre en a pris la direction en 2022, confirmant son intérêt pour le développement des recherches dans cette région du Moyen-Orient.

Tylos aux marges du monde hellénisé…

Vers 325 avant notre ère, Alexandre le Grand s’intéresse au golfe Persique que son amiral Néarque a parcouru à son retour d’Inde. Il envoie plusieurs expéditions de reconnaissance dont quelques auteurs antiques conservent le souvenir. Androsthénès de Thasos, en particulier, a décrit l’île de Tylos, nom qui n’est autre que la forme hellénisée de Dilmun. L’île est toujours prospère et se distingue par la culture d’un « arbre à laine », c’est-à-dire de coton. La mort prématurée d’Alexandre ne lui permet pas d’accomplir ses désirs de conquêtes de ce côté du monde, mais ses successeurs en Orient, les Séleucides, parviennent à mettre la main sur Tylos, qui devient un avant-poste de la défense maritime de leur royaume. Une garnison grecque s’y installe et la culture hellénistique commence à s’y faire connaître. Des inscriptions découvertes à Bahreïn attestent l’usage du grec, principalement pour l’administration, la population locale conservant sûrement sa langue sémitique. Les liens avec la Mésopotamie séleucide sont particulièrement forts, et une grande partie de la céramique à glaçure verte que l’on retrouve à Bahreïn en provient certainement. Vers 127 avant notre ère, au moment où le pouvoir séleucide s’effondre en Mésopotamie face à l’avancée des Parthes venus d’Iran, le satrape (gouverneur) séleucide du sud mésopotamien, Hyspaosinès, fonde le petit mais prospère royaume de Characène. Une inscription dédicatoire mentionnant Hyspaosinès permet maintenant de démontrer que son royaume s’étendait bien jusqu’à l’archipel de Bahreïn. C’est toujours le cas 300 ans plus tard d’après une inscription funéraire palmyrénienne datée de 131 de notre ère, après quoi Tylos passe probablement dans l’orbite parthe.

… mais au cœur des échanges maritimes

Aux IIIe et IIe siècles avant notre ère, les échanges transarabiques, motivés par la demande croissante en aromates en provenance de « l’Arabie heureuse » (Yémen), se font surtout par voie terrestre et laissent Tylos en marge des grands itinéraires. Mais à partir du tournant de l’ère, le commerce maritime connaît une vitalité accrue par la demande des élites romaines à la suite de l’extension de l’Empire en Méditerranée orientale et en Égypte. Le Ier siècle de notre ère voit un véritable boom des échanges maritimes par la mer Rouge mais également par le golfe Persique. Sa position stratégique et son insularité expliquent que Bahreïn développe alors une culture originale à l’interface de la Mésopotamie hellénisée, de l’Iran parthe et du monde arabe. Cette culture de Tylos est cependant principalement connue par la fouille de nécropoles et aucun habitat n’a été reconnu, à l’exception d’un niveau mal conservé à Qal’at al-Bahreïn.

Sa position stratégique et son insularité expliquent que Bahreïn développe alors une culture originale à l’interface de la Mésopotamie hellénisée, de l’Iran parthe et du monde arabe.

Fouiller à Abu Saiba

La mission archéologique française à Bahreïn fondée en 1977 avait surtout œuvré sur ce site de Qal’at al-Bahreïn mais, depuis 2017, un nouveau programme de recherche a été inauguré pour approfondir l’étude de la culture de Tylos. Le choix s’est porté sur la nécropole d’Abu Saiba, qui semblait bien conservée. Récemment le musée du Louvre a montré son intérêt à s’impliquer davantage dans ce chantier et en a pris la direction. L’étroite collaboration avec les autorités de Bahreïn a d’ailleurs abouti à un dépôt d’objets pour cinq ans, donnant l’occasion d’exposer les cultures de Dilmun/Tylos au visiteur du musée (voir encadré page suivante). Le programme de fouille de la nécropole d’Abu Saiba a pour ambition d’explorer, à travers les pratiques funéraires, la culture de Tylos à Bahreïn. En effet, si Bahreïn n’est plus alors un royaume indépendant, ni même un centre politique important, l’île occupe toujours une place centrale dans les réseaux d’échanges qui connaissent alors une phase d’épanouissement. La pêche des huîtres perlières, qui permettent d’orner de perles naturelles les splendides bijoux des élites romaines et parthes, est également une spécialité du golfe Persique et Tylos est déjà alors le centre de ce commerce. Cette dernière est donc aux marges du monde hellénisé puis parthe, mais au centre d’un autre, qui en font une zone particulièrement intéressante à explorer pour étudier cette phase de globalisation antique et l’impact de ces échanges sur une petite société insulaire d’agriculteurs et de marins.  

Une tombe avant ouverture : les interstices entre les quatre dalles principales étaient bouchés par de petites pierres, puis l’ensemble était scellé au mortier.

Une tombe avant ouverture : les interstices entre les quatre dalles principales étaient bouchés par de petites pierres, puis l’ensemble était scellé au mortier. © Mission archéologique française à Bahreïn

 

Architecture et pratiques funéraires

Entouré d’immeubles dans un environnement à l’urbanisation récente, le site d’Abu Saiba se présente comme une petite colline d’environ 70 m de diamètre et culminant à environ 3 m au-dessus des rues adjacentes. Ce tell avait déjà été partiellement fouillé en 1983 lors de la viabilisation du secteur. Une quarantaine de tombes avait alors permis de mettre au jour un matériel de très belle qualité, laissant supposer qu’il s’agissait de la nécropole d’une population riche. Malgré les nombreux pillages anciens, l’état de conservation de l’architecture, des ossements et du mobilier funéraire était bon. Reprise à partir de 2017, la fouille actuelle a permis de dégager plus d’un tiers du site et d’identifier plus d’une centaine de tombes, dont 90 ont été jusqu’à présent investiguées. Si l’on met à part quelques tombes de fœtus en jarre, les tombes d’Abu Saiba sont toutes du même type. Il s’agit de caveaux creusés dans le sol et construits en moellons calcaires. Leurs faces intérieures sont soigneusement recouvertes d’un mortier d’excellente qualité et très résistant. Au-dessus du sol, le caveau forme une banquette rectangulaire débordante destinée à recevoir les dalles de couverture en pierre scellées au mortier. Ces tombes sont toutes dimensionnées pour un seul occupant, bien que l’on ait pu noter quelques cas de réoccupation, par réduction d’un individu précédent ou à la suite d’une modification architecturale. Les caveaux sont profonds, parfois jusqu’à 1,30 m, sans doute afin de permettre l’insertion d’un cercueil en bois dont des traces ont souvent été identifiées. Deux de même époque, parfaitement intacts, ont été mis au jour en 1997 par une équipe bahreïnienne sur la nécropole proche de Shakhoura. Ils étaient réalisés dans un « bois de rose » indien extrêmement résistant et pratiquement imputrescible (Dalbergia sissoo). Leur couvercle avait une forme en bâtière, ce qui explique la nécessité de caveaux profonds. La présence de cercueil n’était toutefois pas systématique et l’on a pu démontrer aussi l’usage de simples planches en bois. Des rites accompagnaient la descente du cercueil et la fermeture de la tombe, au cours desquels un bol rempli de cendres (de végétaux ?) était renversé et placé au sommet.

Tombe d’enfant fouillée en 2023. Le cercueil, bien conservé, s’est simplement affaissé. Les cordelettes qui ont servi à le descendre au fond du caveau sont encore visibles.

Tombe d’enfant fouillée en 2023. Le cercueil, bien conservé, s’est simplement affaissé. Les cordelettes qui ont servi à le descendre au fond du caveau sont encore visibles. © Mission archéologique française à Bahreïn

 

Une exceptionnelle tombe d’enfant

La campagne de 2023 a permis la découverte de la tombe intacte d’un enfant, décédé entre 2 et 3 ans. Le plus surprenant était la bonne conservation du cercueil. Des liens ou cordelettes en fibres végétales l’entouraient et avaient sans doute servi à le descendre au fond du caveau. Le matériel qui accompagnait l’enfant était particulièrement riche, un fait également constaté dans d’autres tombes d’enfants retrouvées intactes et qui montre tout le soin que les populations de Tylos apportaient à leurs très jeunes défunts. La parure se composait d’un collier de plus de 70 perles en matières, de tailles et de formes diverses (agate, cornaline, grenat, améthyste, stéatite, fritte, verre, verre feuilleté à feuille d’or), d’un bracelet, d’une boucle d’oreille et d’une bague, tous en argent. Ils étaient accompagnés d’une boîte à incrustations en os contenant d’autres perles en agate et cornaline, une spatule en bronze, ainsi que des fusaïoles et d’un fuseau en os. Une grande partie des perles venait de contrées lointaines : les perles feuilletées en verre à feuille d’or en particulier sont des produits de luxe en provenance de l’Égypte romaine.

Détail des perles du collier de l’enfant. Agates et cornalines d’Inde dominent. Les perles en verre, notamment celles à feuille d’or, viennent surtout d’Égypte.

Détail des perles du collier de l’enfant. Agates et cornalines d’Inde dominent. Les perles en verre, notamment celles à feuille d’or, viennent surtout d’Égypte. © Mission archéologique française à Bahreïn

Organisation et datation de la nécropole

Chaque caveau était ensuite recouvert d’un tumulus de sable. Si l’on ne remarque pas de différence fondamentale dans l’architecture des caveaux, hormis des qualités de construction variables, ce sont en revanche ces tumuli, de taille plus ou moins importante et dont les plus grands étaient recouverts d’une couche de pierres soigneusement agencées, qui manifestaient aux vivants les différences sociales de leurs occupants. Certains pouvaient même être marqués d’une stèle funéraire en pierre représentant le défunt par une silhouette schématique ou dans un geste de prière. Ces tombes ne suivent pas d’orientation particulière ; elles s’organisent en alvéoles rayonnant à partir d’une tombe antérieure. Un premier tumulus se retrouvait bientôt entouré d’autres tombes secondaires qui s’accolaient à lui en formant des regroupements que l’on suppose par famille ou maisonnée. La nécropole pouvait ainsi s’étendre de tout côté de manière dense et buissonnante selon une chronologie et une hiérarchie subtiles. Tous les âges sont représentés, à l’exception des individus morts entre 4 et 15 ans. Les tombes conservées comprennent souvent de la céramique glaçurée et d’assez nombreux éléments de parure, datables du Ier siècle avant notre ère au Ier siècle de notre ère.

Stèle funéraire découverte sur le site de Shakhoura en 1992.

Stèle funéraire découverte sur le site de Shakhoura en 1992. © Bahrain Authority for Culture and Antiquities, George Mathew

Un mobilier funéraire où dominent les objets exotiques

Les habitants de Tylos aimaient se faire enterrer avec des objets qui devaient leur paraître exotiques et précieux : des verreries méditerranéennes (égyptiennes ou levantines), parfois mésopotamiennes, et beaucoup de bijoux dont les pierres, où dominent l’agate et la cornaline, viennent du sous-continent indien, d’Arabie du Sud ou du plateau iranien. L’albâtre sudarabique est représenté sous la forme de petits vases à onguent. Les objets en os transcrivent au contraire la qualité d’un artisanat local. Enfin les perles naturelles, source de richesse pour Tylos, sont aussi offertes au défunt, montées en bijoux ou déposées en amas bruts. Des appliques de linceul en or au décor au repoussé sont parfois retrouvées. Enfin, une minuscule obole était souvent placée dans la bouche du défunt, indice clair d’une communauté de croyances avec le monde hellénisé puisqu’il doit s’agir de « l’obole à Charon » qui permettait à l’âme de traverser le fleuve des Enfers. Le mobilier dépeint un haut niveau de richesse, sauf pour quelques tombes pauvres sans aucun objet ou presque. Pour autant, les marqueurs d’activité physique intense se décèlent sur tous les individus conservés, y compris les occupants de tombes raffinées. Il semblerait donc que dans cette société les inégalités sociales ne se soient pas développées à l’extrême – beaucoup d’individus semblant avoir eu l’occasion de se procurer les mêmes produits, sans qu’il y ait de forte concentration de biens. La nécropole traduit donc l’image d’une société d’agriculteurs et de marins enrichis par la pêche perlière et les échanges. 

Bahreïn au Louvre

Le musée du Louvre a reçu en 2022, et pour une durée de 5 ans, un dépôt d’environ 70 objets archéologiques des musées de Bahreïn, couvrant les grandes périodes antiques de l’île dont l’époque de Tylos. Pour la première fois, l’archéologie de cette région du golfe Persique est représentée dans le parcours permanent du musée, ce qui permet un dialogue avec les collections provenant de Mésopotamie et d’Iran. Le visiteur peut enfin découvrir, grâce à la générosité des autorités bahreïniennes, l’importance de Dilmun/Tylos à travers les siècles, ses cultures, sa place stratégique et son rôle dans les réseaux d’échanges.

Pour aller plus loin :
LOMBARD P., 1999, Bahreïn : la civilisation des deux mers, catalogue de l’exposition, Paris, Institut du monde arabe.
LOMBARD P. et alii, 2020 ; « Les fouilles françaises de Abu Saiba (Mont 1). Données nouvelles sur la phase Tylos de Bahreïn (c.200 BC–AD 300) », Proceedings of the Seminar for Arabian Studies, 50, p. 226-241.
CUNY J., CHAMEL B., LOMBARD P., 2022, « Gérer la mort des tout-petits à Bahreïn à l’époque Tylos : l’exemple d’Abu Saiba », ArchéOrient – Le Blog, 27 mai 2022, [En ligne] https://archeorient.hypotheses.org/19021
COTTY M., CUNY J., 2022, De Dilmun à Tylos. Voyage archéologique au royaume de Bahreïn, Manama, Bahrain Authority for Culture and Antiquities.