Antoine Watteau, peintre poète (4/9). Conversation : Watteau et les maîtres anciens

Antoine Watteau, Fêtes vénitiennes (détail), vers 1717. Huile sur toile, 56,3 x 46,2 cm. Édimbourg, National Galleries of Scotland. © National Galleries of Scotland / Bridgeman Images
Si singulier soit-il, l’art de Watteau se nourrit constamment de sources fort diverses consultées et utilisées de manière souvent désinvolte. Il ne s’agit guère de « citer » ostensiblement des modèles prestigieux et bien reconnaissables, mais plutôt d’alimenter ad libitum une poétique originale. Le Nord y a rendez‑vous avec le Midi.
Antoine Watteau naquit, de justesse, sujet de Louis XIV en 1684, le traité de Nimègue ayant consacré en 1678 le rattachement définitif à la France de Valenciennes qui cessa d’appartenir aux Pays-Bas espagnols. C’est dire que l’identité culturelle dans laquelle grandit le futur auteur du Pèlerinage à l’île de Cythère était encore celle des Flandres. Il faut par ailleurs souligner l’attachement de l’artiste pour son « pays », le Hainaut, où il projeta de rentrer pour tâcher de guérir de la phtisie qui le rongeait. Son ami Jean de Jullienne le qualifiera, sans ambages, de « peintre flamand ». Les premières références discernables dans sa peinture ne doivent pourtant pas seulement à cette ascendance, ni même à sa fréquentation, à Paris, d’artistes originaires des Pays-Bas méridionaux (tels Nicolas Vleughels, fils d’un peintre originaire d’Anvers, ou l’Anversois Jean-Jacques Spoëde).
Antoine Watteau, L’Amour au théâtre français, 1715-18. Huile sur toile, 38,8 x 49,4 cm. Berlin, Staatlichen Museen zu Berlin – Gemäldegalerie. Photo Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie – J. P. Anders / PDM 1.0
« C’est ainsi que chez Watteau les appropriations vénitiennes corrigent, atténuent, dissimulent ce que sa peinture a d’instinctivement flamand, lui créent un procédé, une cuisine d’art qui n’est ni italienne ni flamande […] »
E. et J. de Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle, éd. 1880
Entre Valenciennes et Paris
Arrivé dans la capitale du royaume vers 1702, le jeune Watteau se signala par des emprunts à des peintures de scène « du quotidien » – on ne parle pas encore de peintures de genre – tant flamandes (David I et II Teniers) qu’hollandaises (Gerrit Dou, Adriaen van Ostade), qui avaient toujours eu une clientèle à Paris, mais dont la vogue et les prix allaient spectaculairement croître au cours du siècle. La Cuisinière ou L’Écureuse de cuivres (Strasbourg), dont l’attribution a jadis pu être discutée, est un astucieux pastiche de ces maîtres auquel s’ajoute l’impression produite par l’art de Rembrandt (le graveur d’abord, plus que le peintre) dont la réputation était en plein essor en France. À mesure que la culture visuelle de l’artiste s’accrut, d’autres sources allaient s’ajouter à ces premiers modèles sans que l’intéressé dévie d’une singularité dont les contemporains, amateurs et artistes, sentirent bientôt l’irrésistible attrait. Faisant sienne la maxime prêtée à Molière, Watteau prit son bien où il le trouva. Après le précieux secours des estampes consultées avec avidité, les demeures royales et les riches collections d’art des élites parisiennes (Verrue, Crozat), que lui ouvrit sa réputation croissante, fournirent au maître valenciennois les ferments nécessaires à l’affirmation d’une poétique dont l’invention ne peut cependant lui être retirée.
Antoine Watteau, L’Écureuse de cuivres, 1709-10. Huile sur toile, 53 x 44 cm. Strasbourg, musée des Beaux-Arts. Photo Musées de Strasbourg – M. Bertola
La collection Crozat
Financier, mécène, collectionneur opulent, Pierre Crozat (1665-1740) compta parmi les plus grands curieux, comme on disait alors, de son temps, l’ensemble de dessins qu’il accumula – environ 20 000 feuilles et gravures – apparaissant, en particulier, difficile à surpasser. Parti négocier, en Italie, l’achat de la collection de la reine Christine de Suède pour le Régent (1714-1715), Crozat afficha un goût marqué pour l’art de la péninsule (singulièrement celui de Venise), qui constituait entre 60 et 70% des œuvres de son cabinet de peinture et d’art graphique. Il ne dédaignait cependant pas l’art flamand et hollandais. C’est ainsi qu’il possédait des œuvres insignes de Rubens (dont l’assez dérangeant Bacchus des collections de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg1), cité ostensiblement par Watteau dans l’une des Saisons Crozat), d’admirables et nombreux Van Dyck et au moins un chef-d’œuvre de Rembrandt (La Sainte Famille aux anges, Saint-Pétersbourg, Ermitage). Intéressé par « l’art contemporain », le financier accueillit volontiers les artistes français et italiens dans son hôtel de la rue de Richelieu qui s’imposa comme l’un des foyers culturels les plus influents de l’époque à Paris. Watteau profita de l’hospitalité du maître des lieux (peut-être par l’entremise du peintre Charles de La Fosse [1636-1716] qui logeait lui-même chez Crozat avec sa famille) et de ce qui constituait à Paris un véritable musée, en même temps qu’une source d’inspiration inépuisable.
Nicolas Lancret, Le Concert chez Crozat, vers 1738. Huile sur toile, 36,8 x 45,6 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Alte Pinakothek. © BPK, Berlin, dist. RMN / image BStGS
1 Catherine II de Russie acquit une part substantielle de la collection Crozat, auprès de l’un de ses héritiers, en 1772.
Rubens, référence « par excellence »
L’intensité du regard porté par Watteau sur le maître emblématique de la peinture flamande baroque présente un caractère assez déroutant. On a prétendu que Watteau avait mis à profit son entrée comme collaborateur dans l’atelier de l’un des grands peintres décorateurs-ornemanistes du temps, Claude III Audran, en 1707 ou 1708, pour se familiariser avec le génie de Rubens, jeté à pleines mains, au milieu des années 1620, dans la vingtaine de compositions formant la Galerie Médicis au Luxembourg (palais dont Audran se trouvait être le « concierge », c’est-à-dire le gardien, le conservateur, si l’on veut). Si Rubens affleurera sans cesse dans l’œuvre de Watteau, de manière parfois furtive1, il semble s’imposer plus tardivement comme référence majeure.
Le primat de la séduction chromatique
Remarquons que c’est moins Rubens dans sa superlative universalité – apologue de la Contre-réforme, doctus pictor à l’érudition classique envahissante, historien épique d’un siècle « de héros et de saints » – qui arrête Watteau que l’intarissable inventeur de formes inscrites dans un élan vital sans commencement ni fin et définies par le chatoiement ou la saturation de la couleur. On a parlé joliment, à son propos, de Rubens « sur le mode mineur ». Après trente ans de querelle d’amateurs assez oiseuse parfois, mais intense, autour de la supériorité de Rubens et de la couleur ou de Poussin et du dessin, les partisans des rubénistes l’avaient emporté dans la Querelle du coloris en même temps que le Grand Siècle arrivait à son terme. Choisir le maître flamand comme guide vers 1710, c’était d’abord élire le primat de la séduction chromatique. C’était, en outre, privilégier une approche de la nature sensuelle et fortement incarnée.
Antoine Watteau, Fêtes vénitiennes, vers 1717. Huile sur toile, 56,3 x 46,2 cm. Édimbourg, National Galleries of Scotland. © National Galleries of Scotland / Bridgeman Images
Des figures en état d’alerte
Il est révélateur que Watteau se soit intéressé, parmi les premiers en France, à un chef-d’œuvre discrètement entré dans les collections royales en 1685 : la « Kermesse » (Louvre), sorte de « bacchanale paysanne » débridée, explosive, peinte par Rubens au milieu des années 1630. La primauté des références formelles et thématiques antiquisantes se voyait, quant à elle, renvoyée à l’arrière-plan (ici la méprise sur la teneur du legs du maître flamand était totale…). L’élection de Rubens revenait enfin à adhérer à un principe cinétique essentiel qui fait que les figures de Watteau semblent presque toujours dans un état d’alerte sinon d’alarme qui vient les troubler jusque dans leur repos.
Des emprunts multiples
Les emprunts au grand maître flamand abondent chez le peintre, qui tira nombre d’études d’après des œuvres, tableaux ou dessins rubéniens examinés « de première main » ou appréhendés à travers les estampes, pléthoriques, qui les reproduisaient. Dans ses Fêtes vénitiennes (Édimbourg), la gracieuse protagoniste paraît ainsi « démarquer » la figure de Marie de Médicis dans le spectaculaire Débarquement de la reine à Marseille, le 3 novembre 1600. L’inversion de la figure doit-elle faire conclure que c’est la gravure récemment exécutée par Duchange d’après le tableau de la galerie du Luxembourg qui fut utilisée ici ? Watteau connaissait évidemment le tableau de Rubens de visu. Les deux personnages féminins portent d’ailleurs une robe de satin argenté commune aux peintures de l’un et l’autre artiste. On relèvera qu’une figure semblable, dans le même sens que la reine Marie originellement (mais cette fois vêtue par Watteau d’une étoffe sombre), apparaît dans un autre chef-d’œuvre, plus précoce peut-être, l’Amour au théâtre français (1715-1718, Berlin, Gemäldegalerie).
Gaspard Duchange, d’après Pierre Paul Rubens (via un dessin de Jean-Baptiste Nattier), Débarquement de la reine à Marseille, le 3 novembre 1600, 1710. Détail. Eau-forte et burin, 50,7 x 35,4 cm. Genève, musée d’Art et d’Histoire. Photo MAH, cabinet d’arts graphiques, Genève
Du Jardin d’amour aux fêtes galantes
Au-delà d’emprunts ponctuels, Watteau contracta une dette plus considérable à l’égard de son devancier. Le fameux Jardin d’amour de Rubens a été identifié de longue date comme une source décisive de ces « fêtes galantes » auxquelles le nom de Watteau demeure attaché. On a voulu minimiser ce que ce dernier devait à Rubens en faisant observer que le thème des conversations (c’est ainsi que l’on désigne ces réunions galantes, en Europe, dès le XVIIe siècle), celui de Cythère même, avaient été antérieurement popularisés en France par l’exemple de Claude Gillot et des gravures comme celles de Claude Duflos d’après Bernard Picart. Sans méconnaître le rôle de ces précédents, les contributions de Rubens au genre exercèrent sans nul doute une attraction très supérieure – ajoutons au Jardin d’amour l’influent Parc d’un château (Vienne) gravé dès 1638 par Schelte Adamsz. Bolswert, source évidente de Watteau pour Assemblée dans un parc (Louvre, 1716-17).
Pierre Paul Rubens, Le Jardin d’amour, entre 1630 et 1635. Huile sur toile, 199 x 286 cm. Madrid, musée du Prado. © Museo Nacional del Prado, dist. RMN / image du Prado
Des œuvres émaillées de motifs rubéniens
Crucial, l’exemple rubénien favorisa la transition entre des précédents gauches, raides, où les protagonistes étaient peu ou prou vêtus à la mode du temps, et la féerie uchronique de Watteau. Évoquant fortement ceux du théâtre, les costumes de ses personnages mêlent des éléments contemporains à d’autres, dits alors « à l’espagnole », empruntés à la vêture du début du XVIIe siècle, typiquement celle des acteurs du Jardin d’amour. Watteau ne pouvait, certes, connaître le tableau du Prado parvenu de bonne heure en Espagne, mais des gravures sur cuivre et sur bois de Clouwet et Jegher en avaient assuré une ample diffusion. Une copie de l’œuvre, considérée alors comme l’original (aujourd’hui à la Gemäldegalerie de Dresde), se trouvait, en outre, dans la célèbre collection parisienne de la comtesse de Verrue qui ménageait une place d’honneur aux peintres du Nord, exemple qui allait être fort suivi. Il est incontestable que les deux versions du Pèlerinage à l’île de Cythère sont émaillées de motifs rubéniens empruntés tant au Jardin d’amour qu’à la Galerie Médicis (le putto de dos, à droite, dans la version de Charlottenbourg, provient par exemple directement de celui figurant en bas à gauche dans la Naissance de Marie de Médicis). Il n’est pas jusqu’à la figure du batelier dans la version du Louvre qui trahisse une possible source rubénienne, inattendue puisque ce robuste nautonier semble provenir de La Pêche miraculeuse (vers 1610, Cologne, Wallraf-Richartz Museum & Fondation Corboud), qu’une eau-forte de Pieter Soutman avait pu rendre familière au maître valenciennois.
Pierre Paul Rubens, Parc d’un château, vers 1632-35. Huile sur bois, 52,5 x 97 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum. © akg-images – E. Lessing
Anvers / Venise
Il existait une forte convergence esthétique entre l’école de Rubens et celle des grands Vénitiens du Cinquecento, Titien, Véronèse, etc., qui avaient servi, dès la Renaissance, de boussole à ceux qui appréhendaient la peinture à travers la vibration du coloris plutôt que le linéament du dessin. Faute d’avoir pu se rendre en Italie, Watteau vit venir à lui l’art vénitien de son temps à travers la présence à Paris de Rosalba Carriera ou de Sebastiano Ricci qu’il fréquenta. Surtout, ce fut la collection, notamment graphique, de l’un des curieux éminents du temps, le financier Crozat, chez lequel il logea (en 1715 ?), qui lui offrit, par exemple, le loisir d’étudier l’art de Titien et de Domenico Campagnola, dont les paysages arcadiens invitaient longtemps avant les siens à pratiquer l’art éphémère de converser et d’aimer au son d’une mélodie suave.
Antoine Watteau, Paysage avec musiciens assis sous des arbres, avant 1721. Sanguine sur papier, 19,2 x 25,8 cm. Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie © Besançon, musée des Beaux Arts et d’Archéologie – P. Guenat
Le Concert champêtre de Titien
Le Concert champêtre du Louvre, donné aujourd’hui à Titien (dans les collections du roi de France, comme Giorgione, depuis 1671), figure aussi parmi les jalons picturaux qui conduisirent le maître valenciennois à trouver sa voie (et sa voix). Dans un registre ouvertement érotique et mythologique, Nymphe et satyre constitue un cas exemplaire de cette synthèse titiano-rubénienne, sans coutures, « cuisine d’art qui n’est ni italienne ni flamande », mais tout à fait Watteau.
Tiziano Vecellio, dit Titien, Concert champêtre (détail), vers 1510. Huile sur toile, 105 x 137 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – M. Urtado
1 C’est ainsi que le chien bicolore tout occupé à sa toilette dans L’Enseigne de Gersaint (1720) provient, sans détour, bien qu’en sens inverse, de l’une des compositions de la Galerie Médicis : l’immense Couronnement de Marie de Médicis…
« Les mondes de Watteau », sous le commissariat scientifique d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, du 8 mars au 15 juin 2025 au musée Condé, château de Chantilly, 7 rue Connétable, 60500 Chantilly. Tél. 03 44 27 31 80. www.musee-conde.fr
Catalogue d’exposition, sous la direction d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, éditions Faton, 150 ill., 208 p., 24 €.
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