Antoine Watteau, peintre poète (5/9). Watteau à Chantilly. Histoire d’une collection

Antoine Watteau, Deux études d’une femme assise à terre tenant un éventail (détail), vers 1717. Pierre noire, sanguine et craie blanche, 15,8 x 25,1 cm. Chantilly, musée Condé, achat du duc d’Aumale en 1861. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – M. Urtado
Célèbre pour ses collections principalement réunies par Henri d’Orléans, duc d’Aumale, le château de Chantilly est réputé détenir le deuxième plus important fonds de peintures anciennes de France après le musée du Louvre, et Antoine Watteau n’est pas pour rien dans cette réputation. Par le biais d’une exposition, le musée Condé met en lumière le bel ensemble de tableaux et de dessins de l’artiste qu’il conserve et l’histoire de sa constitution.
Peu d’institutions françaises peuvent se targuer de conserver autant d’œuvres du maître de Valenciennes que le musée Condé. Parmi les nombreuses explications à sa rareté dans le pays où sa carrière s’est pourtant déroulée, la plus importante tient sans doute au revirement du goût provoqué par la Révolution française, qui fustige le style rococo et méprise des artistes tels François Boucher ou Antoine Watteau, jugés trop étroitement associés à l’Ancien Régime. Le Louvre lui-même n’a longtemps conservé qu’une seule peinture de Watteau, Le Pèlerinage à l’île de Cythère, peint en 1717.
Antoine Watteau, Le Plaisir pastoral, vers 1716. Huile sur toile, 31,3 x 43,7 cm. Chantilly, musée Condé, achat du duc d’Aumale en 1868. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – M. Urtado
« Comme toujours avec les modes et les vogues, ce regard empreint d’idéologie qui ne voyait en Watteau qu’un représentant des modes de vie honnis et considérés comme dépravés de l’Ancien Régime finit par passer. »
De David aux Goncourt : Watteau reconsidéré
Parmi les principaux contempteurs de Watteau, le peintre Jacques Louis David et ses élèves sont connus pour l’aversion qu’ils nourrissaient envers les artistes regroupés sous des étiquettes dépréciatives comme celle de « goût Pompadour » ; plusieurs anecdotes d’atelier rapportent la virulence de leur détestation. Dans la Lettre d’un artiste sur l’état des arts en France qu’il publie en 1848, le peintre d’histoire Pierre Nolasque Bergeret se souvient de ses années de formation dans l’atelier de David. Il rapporte que Le Pèlerinage à l’île de Cythère était alors accroché dans une salle du palais du Louvre dont l’Académie avait l’usage, où il servait de cible aux boulettes de mie de pain des dessinateurs et aux projections de terre glaise des sculpteurs. Un jour, l’un des élèves les plus radicaux de David, emporté par son antipathie, se lève et lance un coup de poing vigoureux dans le tableau. Il ne resta plus d’autre choix au conservateur des collections de l’Académie que de décrocher l’œuvre et de la mettre au grenier, où Bergeret précise qu’elle resta longtemps oubliée.
Comme toujours avec les modes et les vogues, ce regard empreint d’idéologie qui ne voyait en Watteau qu’un représentant des modes de vie honnis et considérés comme dépravés de l’Ancien Régime finit par passer. Un mouvement progressif de réévaluation de son œuvre s’engage au tournant du siècle, prend une ampleur particulière dans les années 1830 et culmine avec les différents écrits consacrés au XVIIIe siècle français par les frères Edmond et Jules de Goncourt sous le Second Empire. Ces derniers, cependant, écrivent dès 1860 que nombre d’œuvres sont déjà passées à l’étranger, où des collectionneurs anglais ou allemands, tenus éloignés des considérations politiques, savent apprécier Jean Honoré Fragonard, Boucher, Jean-Baptiste Greuze ou encore Watteau.
Antoine Watteau, Deux études d’une femme assise à terre tenant un éventail, vers 1717. Pierre noire, sanguine et craie blanche, 15,8 x 25,1 cm. Chantilly, musée Condé, achat du duc d’Aumale en 1861. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – M. Urtado
Une conscience patriotique
C’est également sous le Second Empire que le Louvre reçoit de nouvelles œuvres de Watteau – un précieux legs lui est consenti par le docteur Louis La Caze en 1869 – et que le duc d’Aumale fait l’acquisition de la plupart de ses œuvres du maître. Dans le catalogue de l’exposition qu’elle a consacrée en 2005 au cabinet des Dessins du musée Condé, Nicole Garnier-Pelle a souligné combien le facteur patriotique était essentiel pour comprendre la logique d’acquisition du duc d’Aumale. Le cas de Watteau le confirme une nouvelle fois. Fils de Louis-Philippe, dernier monarque à régner sur la France avec le titre de « roi constitutionnel des Français » entre 1830 et 1848, le duc d’Aumale est en outre l’une des plus grandes fortunes privées du pays.
L’importance qu’il attache au fait de maintenir en propriété française des biens culturels considérés comme des chefs-d’œuvre de l’école nationale ressort de nombreuses acquisitions qu’il entreprend, lesquelles figurent toujours parmi les fleurons du musée Condé : Le Massacre des Innocents de Nicolas Poussin est acheté en vente publique à Londres en 1854, Les Très Riches Heures du duc de Berry1 sont acquises auprès d’un couvent pour jeunes filles près de Gênes en 1856, les quarante miniatures de Jean Fouquet auprès d’un collectionneur de Francfort en 1891, etc. Sans doute l’exil auquel le duc d’Aumale fut contraint, en Angleterre, après la chute de la monarchie de Juillet l’a-t-il sensibilisé au destin de ces œuvres que des circonstances de toutes sortes avaient éloignées de leur pays d’origine.
Antoine Watteau, Jeune femme assise accordant un luth, vers 1715. Mine de plomb et sanguine, 17,3 x 13,7 cm. Chantilly, musée Condé, achat du duc d’Aumale en 1861. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – M. Urtado
La constitution de la collection
Les premières œuvres de Watteau à rejoindre Chantilly remontent à l’acte de naissance de la collection de dessins du duc en 1861. Éminent amateur d’art, le conservateur du musée du Louvre Frédéric Reiset avait réuni une collection de 380 dessins de premier ordre, parmi lesquels figuraient des feuilles d’Albrecht Dürer, de Raphaël ou encore de Claude Lorrain ainsi que cinq dessins de Watteau. Tandis que le British Museum de Londres approche le propriétaire pour qu’il lui cède sa collection, le duc d’Aumale intervient pour faire obstacle au départ de ces œuvres à l’étranger et les achète en bloc. Ce noyau originel est ensuite enrichi à l’occasion de ce que Raymond Cazelles, biographe du duc d’Aumale, décrit comme l’opération la plus importante de la fin de son exil en Angleterre. En 1868, il acquiert en effet trente-deux peintures et dessins de la collection du marquis Maison, elle aussi conservée outre-Manche. Ce fils du maréchal Maison, ancien officier de cavalerie lui-même, avait constitué un ensemble conséquent comptant des toiles d’Alexandre Gabriel Decamps, ami de son père, mais aussi de Watteau et de Greuze, de Pierre Paul Prud’hon et d’Antoine Jean Gros, de Prosper Marilhat et de Léopold Robert qu’il avait lui-même achetées.
Antoine Watteau, L’Amour désarmé, vers 1715. Huile sur toile, 47 x 38 cm. Chantilly, musée Condé, achat du duc d’Aumale en 1868. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – H. Bréjat
Une rare étude de soldats
Désormais propriétaire de quatre peintures de Watteau, le duc d’Aumale complète l’ensemble en 1891. Si sa collection illustre déjà bon nombre de sujets caractéristiques du peintre, de la fête galante aux figures mélancoliques isolées et des études de vêtements aux figures de musiciens, l’un des pans les plus fascinants de l’œuvre y manque. Dans sa première période, Watteau a peint des scènes militaires, aujourd’hui conservées en très faible nombre, qui prennent le parti inhabituel de ne pas représenter des soldats héroïques dans le feu de l’action, mais plutôt les temps morts de la guerre, le désœuvrement des troupes ou le triste quotidien des campements miliaires. Il fait à cet égard figure de pionnier et compte, avec Jacques Callot, parmi les très rares artistes ayant illustré les malheurs de la guerre, avant même que cette iconographie ne s’installe dans le contexte des campagnes napoléoniennes avec Théodore Géricault, Francisco de Goya et bien d’autres. Or, en 1891, la maison Christie’s vend la collection de Sarah Ann James à Londres, qui comprend une étude de soldats à la sanguine et à la mine de plomb de Watteau, datée vers 1712-1715. Le duc d’Aumale saisit cette opportunité : selon une pratique dont ils étaient coutumiers, ses marchands londoniens Dominic et Paul Colnaghi enchérissent en son nom et remportent le dessin pour la somme de 4 guinées et 4 shillings.
Antoine Watteau, Deux soldats, l’un assis et buvant, l’autre debout et marchant, vers 1712-15. Mine de plomb et sanguine, 14,6 x 19 cm. Chantilly, musée Condé, achat en vente chez Christie’s, 22 juin 1891. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – M. Urtado
Les Singeries de Chantilly
L’illustre collectionneur de Chantilly devait être d’autant plus sensible à l’art de Watteau que l’on considérait alors comme étant de sa main la Grande et la Petite Singerie du château. Si ces ensembles décoratifs uniques furent réattribués à Christophe Huet dès avant la mort du duc, il n’en demeure pas moins que d’aussi éminents spécialistes de l’artiste que les frères Goncourt défendaient leur attribution au maître de Valenciennes. Publié sous le titre Journal des Goncourt. Mémoires de la vie littéraire, le journal qu’ils tenaient relate une visite effectuée par Edmond de Goncourt à Chantilly le 14 décembre 1874 : « J’avais fait demander, indirectement, au duc d’Aumale, la permission d’étudier pour mon catalogue de Watteau, les « Singeries » de Chantilly, le duc m’a répondu par une invitation à déjeuner, et ce matin je suis à sa table, au milieu de gens que je ne connais pas du tout. Je pourrais tout au plus nommer le comte de Paris, la comtesse de Paris, Mme de Saint-Didier, […] Mlle Jacquemart, la peintresse, en amazone et en chapeau de cheval. Le duc d’Aumale, il n’y a qu’un mot pour le peindre, c’est le type du vieux colonel de cavalerie légère. Il en a l’élégance svelte, l’apparence ravagée, la barbiche grisâtre, la calvitie et la voix cassée par le commandement […] On se lève de table. Le prince me mène dans le salon de la “Grande Singerie”, et s’en fait le cicerone aimable et intelligent. Puis, il me fait descendre, traverse sa chambre, dont le lit, à la militaire, est surmonté d’une Marie-Amélie après sa mort et où il y a dans des vitrines de pieuses défroques, des haillons aimés et révérés, débarrasse, à coups de pied, les grandes bottes de chasse, fermant l’entrée de la “Petite Singerie”, et me la fait voir en détail. »
Antoine Watteau, L’Amante inquiète, vers 1717-20. Huile sur panneau, 24,2 x 19,8 cm. Chantilly, musée Condé, achat du duc d’Aumaleen 1868. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – A. Didierjean
Livrant un rare témoignage sur la manière dont le collectionneur recevait les amateurs d’art en son château, ce texte souligne en outre son attachement au fait de rendre ses trésors accessibles à ceux qui étudiaient les artistes dont il possédait – ou croyait posséder – des œuvres. Les rayonnages de la bibliothèque du musée Condé confirment qu’Aumale possédait une édition en deux volumes de L’Art du XVIIIe siècle des frères Goncourt ainsi que le Catalogue raisonné de l’œuvre peint, dessiné et gravé d’Antoine Watteau qu’Edmond publie en 1875. Se souvenant de sa visite à Chantilly un an plus tôt, l’auteur lui dédicace l’ouvrage en « hommage reconnaissant pour la grâce avec laquelle le propriétaire de Chantilly a bien voulu [lui] montrer la Grande et la Petite Singerie ».
Antoine Watteau, Le Donneur de sérénade, vers 1715. Huile sur panneau, 24 x 19,3 cm. Chantilly, musée Condé, achat du duc d’Aumale en 1868. Photo service de presse. © RMN (domaine de Chantilly) – A. Didierjean
1 Ce manuscrit, le plus célèbre au monde, fera l’objet d’une exposition exceptionnelle au musée Condé à l’été 2025.
« Les mondes de Watteau », sous le commissariat scientifique d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, du 8 mars au 15 juin 2025 au musée Condé, château de Chantilly, 7 rue Connétable, 60500 Chantilly. Tél. 03 44 27 31 80. www.musee-conde.fr
Catalogue d’exposition, sous la direction d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, éditions Faton, 150 ill., 208 p., 24 €.
Sommaire
Antoine Watteau, peintre poète