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Archéologie des guerres napoléoniennes (4/7). Charniers et champs de bataille. L’empire de la mort

Fenêtre de fouille réalisée en 2015 et 2016 devant le mur d’enceinte de la ferme d’Hougoumont à Waterloo. Afin de mieux comprendre le déroulement et la nature des combats du 18 juin 1815, des fanions localisent les balles en plomb britanniques ou françaises. L’étude de la répartition de celles de pistolet aide à localiser les combats rapprochés.

Fenêtre de fouille réalisée en 2015 et 2016 devant le mur d’enceinte de la ferme d’Hougoumont à Waterloo. Afin de mieux comprendre le déroulement et la nature des combats du 18 juin 1815, des fanions localisent les balles en plomb britanniques ou françaises. L’étude de la répartition de celles de pistolet aide à localiser les combats rapprochés. © Emile Picard, University of Glasgow

L’essor de l’archéologie préventive a favorisé le développement d’une archéologie des conflits modernes et contemporains. Des premières campagnes du jeune général Bonaparte à celles menées sous l’Empire, les guerres napoléoniennes ont bénéficié, dans le contexte des bicentenaires, de fouilles d’envergure – tant en France qu’à l’étranger, avec de nouveaux enjeux scientifiques. Ces découvertes inédites viennent enrichir un corpus d’une cinquantaine de sites enfin constitué ; ce dossier d’Archéologia vous en dévoile toute la richesse.

L’auteur du dossier est : Frédéric Lemaire, docteur en histoire et en archéologie, archéologue à l’Inrap, spécialisé dans l’étude des grands conflits contemporains, directeur des recherches sur le camp de Boulogne, les champs de bataille de Russie et l’île-prison de Cabrera aux Baléares

La fosse 77 découverte sur le site de la bataille de Wagram contenait les squelettes de six soldats, dont trois Français et un Autrichien, selon les boutons réglementaires associés.

La fosse 77 découverte sur le site de la bataille de Wagram contenait les squelettes de six soldats, dont trois Français et un Autrichien, selon les boutons réglementaires associés. © S. Konik, B. Miska, Novetus GmbH

Du berceau de Boulogne au tombeau de la Bérézina, les armées napoléoniennes s’égrènent en charniers aux quatre coins de l’Europe. Depuis le début des années 2000, des sites fondateurs ont été mis en évidence, tandis que la récente archéologie des batailles aide à en préciser le déroulement.

Au XIXe siècle, la fosse commune reste le lieu de sépulture réservé aux soldats ; ainsi les corps sont inhumés sommairement sur le champ de bataille ou en périphérie des combats, lorsque les défunts succombent aux blessures ou aux maladies qui déciment la troupe. La tombe individuelle est plutôt réservée aux officiers supérieurs, à l’exemple de celle du général Gudin découverte à Smolensk en juillet 2019.

Deux sites fondateurs : Vilnius et Kaliningrad

Le développement d’une archéologie du conflit napoléonien a été marqué par la découverte-choc en 2001 de l’immense charnier de Vilnius. La fosse commune fait l’objet l’année suivante d’une fouille préventive, livrant près de 3 300 combattants qui avaient survécu au passage de la Bérézina, au cours de la terrible retraite de Russie de 1812. Les recherches ont été réalisées par des équipes lituanienne et française, placées sous la responsabilité de Rimantas Jankauskas et l’expertise scientifique des anthropologues Olivier Dutour et Michel Signoli. L’équipe du professeur Raoult réussit à isoler, pour la première fois, l’agent pathogène Rickettsia prowazekii, responsable du typhus, à partir de la pulpe dentaire prélevée sur les restes de 35 soldats. Par la suite, une évaluation statistique fixa à 30 % la proportion des soldats atteints par cette maladie infectieuse transmise par les poux. Les milliers d’hommes, qui trouvèrent la mort dans les rues de Vilnius, succombèrent d’abord d’épuisement, de faim, et surtout de froid. De retour sur le Niémen, les soldats de la Grande Armée ne sont plus que quelques milliers dont une infime partie a vu les dômes dorés de Moscou. Les rescapés arrivent les 25 et 26 décembre à Koënigsberg (actuelle Kaliningrad). Nombreux vivent leurs derniers jours dans les hôpitaux de cette ville, comme le général Éblé. En 2006, 700 corps, placés tête-bêche, ont été découverts dans douze fosses de 3 m2, disposées sur deux lignes. La structure démographique est comparable à celle observée à Vilnius, marquée par la prépondérance de jeunes adultes de sexe masculin, caractéristique des sépultures de masse d’origine militaire. Mais, à la différence de Vilnius, ces fosses sépulcrales sont à mettre en relation avec le fonctionnement d’un hôpital militaire, comme l’atteste la présence de squelettes marqués par des amputations péri-mortem, réalisées selon la technique dite du « lambeau circulaire », développée par le chirurgien militaire Dominique Larrey, présent à Koënigsberg.

Reconstitution d’une « gueule cassée »

En 2019, l’unité Pacea de l’université de Bordeaux a recréé le visage d’un des soldats du charnier de Kaliningrad. Cette ostéotomie virtuelle a été réalisée à partir du scan 3D du crâne d’un individu âgé entre 24 et 27 ans. Ce soldat, « gueule cassée », a survécu entre six semaines et trois mois après un coup de sabre au visage qui lui a détruit le côté gauche de la mandibule, des maxillaires et des dents antérieures. Le processus de cicatrisation avait commencé avant la mort (probablement liée au typhus) survenue au terme de la retraite.

Le charnier de Valoutina Gora

En 2019, une équipe française (AASCAR) a participé à l’étude du champ de bataille de Valoutina Gora (Lubino pour les Russes) conduite par des chercheurs de l’Institut d’archéologie de l’Académie des sciences de Russie. Cette bataille voit l’avant-garde française se heurter violemment à l’arrière-garde russe, au lendemain de la prise de Smolensk, en août 1812. Un examen spatial du site a été réalisé, ainsi que la fouille d’un charnier de soldats et de chevaux mêlés, en grande partie détruit par des fouilleurs clandestins. Le charnier, localisé sur la butte du « champ sacré », au lieu-dit Valutino, contenait plusieurs dizaines de corps de soldats de la division Gudin, identifiés par des lambeaux d’uniforme cousus de boutons, mais également de soldats de la division Razout. Une petite icône en bronze percée d’un coup de baïonnette souligne que des dépouilles russes se mêlaient à celles des Français.

Fouille du charnier de Valoutina Gora : squelettes de chevaux.

Fouille du charnier de Valoutina Gora : squelettes de chevaux. © F. Lemaire, photo D. Bossut, Inrap

Des Indiens des plaines aux soldats napoléoniens 

Le champ de bataille, dont témoigne très concrètement le charnier, devient également champ d’investigations. Depuis 2015, à la suite de la découverte en juin 2012 d’un squelette complet à proximité de la ferme de Mont-Saint-Jean (D. Bosquet), le site de Waterloo fait l’objet d’un programme de recherches anglo-belge intitulé Waterloo Uncovered. Des cartographies originales sont produites en recourant à des investigations extensives multimodales mobilisant des compétences spécialisées et des outils technologiques modernes. Les artefacts qui en sont issus, les balles en particulier, aboutissent à des études de répartition et des analyses combinatoires contribuant à une meilleure compréhension, voire une objectivisation, du déroulement ou de la topographie des combats. Cette approche, initiée par Douglas Scott au début de la décennie 1980 sur le site de la bataille de Little Bighorn, est à l’origine de la Battlefield Archaeology, c’est-à-dire l’archéologie des batailles. L’évènement-bataille est une reconstruction qui débute dans les heures qui suivent son achèvement et qui connaît ensuite des fluctuations complexes, induites par des ressorts politiques ou idéologiques et des influences historiennes. Ainsi l’archéologie contribue à tirer les batailles du domaine de la mythologie pour les emmener vers celui de l’histoire par des apports documentaires nouveaux et des preuves tangibles.

La bataille de Waterloo en 1815. Charles Steiben, aquarelle et encre sur papier, 1831.

La bataille de Waterloo en 1815. Charles Steiben, aquarelle et encre sur papier, 1831. © Bridgeman Images

Profanation et fouilles au noir en Russie

Convoités par les black diggers (« fouilleurs noirs »), pour le commerce des artefacts, les sites de la campagne de Russie, celui de la Bérézina en particulier, font l’objet d’un pillage intensif qui les laisse littéralement vidés et définitivement perdus pour la recherche et les générations futures. Le pillage ne concerne pas uniquement de petits objets métalliques localisés dans la couche superficielle, il touche aussi les charniers des combattants, dans des proportions qui donnent le vertige et la nausée. Les restes humains sont parfois réinhumés par les plus scrupuleux, eux-mêmes anciens militaires. En Russie, les recherches sur les conflits récents ne sont pas réglementées. 

Wagram à l’épreuve de l’archéologie préventive

En 2017 et 2018, sur le site de la bataille de Wagram (Autriche), des fouilles à grande échelle, préalables à la construction de la voie express S8, ont permis de découvrir une partie des camps occupés par deux régiments autrichiens (no 35 et 47). Ces camps se retrouvèrent au cœur des combats des 5 et 6 juillet 1809 ; les aménagements en creux servirent d’abris et, par la suite, de sépultures. Ainsi 25 fosses, parmi les quelque 500 étudiées, contenaient les squelettes de 60 soldats jetés en vrac, des Français pour la moitié, mélangés à des Autrichiens ou des Saxons. De nombreux ont été enterrés entièrement vêtus, comme l’attestent les boutons métalliques conservés. Ces derniers sont essentiels pour discriminer les belligérants, les régiments auxquels ils appartiennent, et parfois les grades (étude de Slawomir Konik). Ainsi la dépouille d’un officier français a été isolée et, dans une autre sépulture, les éléments d’uniforme ont permis une identification partielle de quatre des six squelettes. La plupart des individus découverts à Wagram sont des hommes jeunes, âgés d’environ 16 à 30 ans, ce qui corrobore les conclusions des études anthropologiques des charniers de Vilnius et de Kaliningrad. Leurs os portent des traces du scorbut (causé par une carence en vitamine C), d’inflammation des articulations (en raison des longues marches avec de lourdes charges) et d’infections, comme la pneumonie et d’autres maladies liées à la promiscuité des camps militaires.

Exhumations biélorusses

En Biélorussie, plusieurs découvertes fortuites de fosses communes ont été faites dans la région de Borisov, sur le trajet emprunté par la Grande Armée en retraite, de part et d’autre de la rivière Bérézina. Ces mises au jour, prises en charge en 2006 et 2007 par un bataillon militaire spécialisé dans l’exhumation des charniers de la Shoah par balles, n’ont donné lieu à aucune étude scientifique. Les corps ont été réinhumés au cimetière de Studienka, lieu du passage de la Bérézina, en présence des autorités biélorusses et françaises.

Le Passage de la Bérézina en 1812. V. Adam, lithographie couleur.

Le Passage de la Bérézina en 1812. V. Adam, lithographie couleur. © Brown University Library, Bridgeman Images

Diagnostic post-mortem : le général Gudin

Ami de Napoléon, le général Gudin est mort de ses blessures lors de la bataille de Valoutina Gora pendant la campagne de Russie, le 19 août 1812. Sa tombe se trouvait au centre d’un des cinq bastions de la citadelle de Smolensk. La dépouille était placée dans un cercueil en bois clouté, profondément enfoui. Contrairement au cercueil, le squelette était mal conservé. Les connexions anatomiques des parties les moins altérées étaient cependant préservées. Le squelette est celui d’un individu amputé de la jambe gauche. Le célèbre chirurgien militaire Dominique Larrey donna une description des blessures et des causes du décès du général Gudin qu’il avait tenté de sauver sur ordre de l’Empereur. Les observations archéo-anthropologiques confirment une amputation de la cuisse au-dessus du genou, caractérisée par l’absence de l’épiphyse distale du fémur. L’expertise ADN, mitochondrial et cellulaire, réalisée par Alain Stevanovitch (INPS) à partir des restes de la mère et d’un frère du général Gudin, exhumés pour les besoins de l’enquête, confirme l’identité de ce corps, avec une probabilité de 99,9 %. 

Champ de bataille de Valoutina Gora montrant l’équipe sur le lieu où le général Gudin a été fauché par un boulet.

Champ de bataille de Valoutina Gora montrant l’équipe sur le lieu où le général Gudin a été fauché par un boulet. © F. Lemaire, photo D. Bossut, Inrap

Sommaire

Archéologie des guerres napoléoniennes

5/7. Norman Cross et Cabrera, l’infernal sort des vaincus (à venir)

6/7. L’héritage archéologique des soldats vétérans (à venir)

7/7. Pour une intégration à l’archéologie des conflits (à venir)