Archéologie des guerres napoléoniennes (5/7). Norman Cross et Cabrera, l’infernal sort des vaincus

Emblématique « caverne des dragons » redécouverte en 2024 sur l’île de Cabrera par la mission AASCAR. Éloignée du port et difficile d’accès, cette grotte fut privilégiée par des dizaines de prisonniers en raison d’une réserve importante en eau douce localisée dans sa partie inférieure. Les très nombreux vestiges identifiés, structures et artefacts, attestent une occupation pérenne du site. © F. Lemaire, photo D. Bossut
L’essor de l’archéologie préventive a favorisé le développement d’une archéologie des conflits modernes et contemporains. Des premières campagnes du jeune général Bonaparte à celles menées sous l’Empire, les guerres napoléoniennes ont bénéficié, dans le contexte des bicentenaires, de fouilles d’envergure – tant en France qu’à l’étranger, avec de nouveaux enjeux scientifiques. Ces découvertes inédites viennent enrichir un corpus d’une cinquantaine de sites enfin constitué ; ce dossier d’Archéologia vous en dévoile toute la richesse.
L’auteur de ce dossier est : Frédéric Lemaire, docteur en histoire et en archéologie, archéologue à l’Inrap, spécialisé dans l’étude des grands conflits contemporains, directeur des recherches sur le camp de Boulogne, les champs de bataille de Russie et l’île-prison de Cabrera aux Baléares
Inscriptions pariétales relevées dans l’une des grottes de l’île‐prison de Cabrera ; deux noms français, une croix et la date 1813. © F. Lemaire, photo D. Bossut
Quelque 200 000 à 300 000 soldats napoléoniens sont faits prisonniers soit environ 10 % des mobilisés entre 1800 et 1815. Les traces archéologiques liées à cette réalité demeurent rares, et seulement deux sites identifiés se prêtent à des recherches, le camp de Norman Cross en Angleterre et l’île de Cabrera dans les Baléares.
Situé près de Peterborough dans le Cambridgeshire, le camp de Norman Cross est construit en 1797 pour détenir les prisonniers des guerres napoléoniennes.
Norman Cross, le camp-prison prototype
Il est considéré historiquement comme la première prison militaire conçue comme telle. Caractérisé par un plan en forme de croix, il couvrait une surface de plus de 15 ha. Délimité par un profond fossé (doublé d’un mur extérieur), toujours visible du ciel, il pouvait accueillir jusqu’à 7 000 détenus simultanément. Il illustre parfaitement l’évolution des pratiques liées à la détention en contexte de guerre et reflète les tensions de l’époque napoléonienne, marquée par une massification de la guerre. Une évaluation du site a été réalisée en juillet 2009 par Time Team’s et Wessex Archaeology. Après une première étude géophysique, neuf tranchées ont été creusées : elles ont confirmé la disposition générale du camp et ont fourni des détails sur sa construction et son utilisation. Elles ont aussi permis de localiser un cimetière, et plusieurs sépultures à inhumation ont été fouillées. Les bagnards y fabriquaient des objets en os, simples ou complexes, utiles ou fantaisistes. Enrichissant la compréhension historique du camp et offrant un aperçu original de la vie quotidienne des soldats et marins de Napoléon en captivité, ces investigations montrent aussi de quelle manière la mort était prise en compte. Par rapport à Cabrera, les conditions de détention à Norman Cross étaient humainement acceptables. Sur 1 770 décès enregistrés, 1 020 sont dus à une épidémie probable de typhus en 1800-1801.
Cabrera, l’enfer au paradis
Située au sud de Majorque, l’île de Cabrera, de la taille d’une ville de province, est aujourd’hui une réserve naturelle. Entre 1809 et 1814, plus de douze mille soldats napoléoniens, capturés par les Espagnols, y sont déportés et périssent dans des conditions effroyables. À son propos, le journaliste Georges Claretie écrira en 1911 : « Oui, ce roc sinistre est un tombeau. C’est la Sainte-Hélène de la Grande Armée. » En majeure partie préservée, Cabrera constitue un site de premier choix pour la recherche sur la déportation à travers l’archéologie. À ce titre, il fait l’objet d’un programme de recherches français (AASCAR), le seul à ce jour sur le conflit napoléonien. Entamé en 2021, le projet poursuit son développement. En novembre 2024, la mission a porté son attention sur les sites troglodytiques occupés par les « rafalés », ces captifs décharnés regroupés en petites communautés détachées du cadre militaire maintenu autour de quelques camps de baraques. Plusieurs grottes emblématiques ont été redécouvertes avec l’aide logistique des équipes du Parc naturel de l’archipel de Cabrera. Inaccessibles aux profanes et périlleuses dans leur accès, ces cavités souterraines conservent, fossilisés, les vestiges de leur appropriation par ces Robinsons impériaux malheureux ; partout des aménagements de pierre, et sur les sols des boutons numérotés par dizaines, comme des petits cailloux blancs dans l’obscurité de ce drame historique hors norme.
Boucle et boutons militaires découverts en 2024 dans la « caverne des dragons » sur l’île‐prison de Cabrera (Baléares). © F. Lemaire, photo D. Bossut, AASCAR
Des prisonniers désœuvrés apprentis archéologues
La détection et l’étude des traces matérielles de cette captivité sont fondamentales mais il s’agit aussi pour les chercheurs de créer les conditions d’une confrontation des sources. L’île concentrationnaire est complexe à saisir, notamment en raison d’une temporalité plurielle. Les chroniqueurs ont laissé une image horrifique de cet internement mais ce récit souffre pourtant de nombreuses contradictions sur les conditions réelles de survie au sein d’une prison sans geôliers. Isolés du monde sans en être totalement coupés, les prisonniers de Cabrera, parmi les moins désespérés, ont organisé leur existence tels des naufragés et lutté contre le désespoir et le dénuement par des distractions et des activités artisanales. Étonnemment, l’archéologie fut l’un de ces dérivatifs, selon François Frédéric Billon qui écrivit dans ses Souvenirs d’un vélite de la Garde publiés en 1865 : « Distractions. – Un jour, dans un des rares coins de l’île où la terre végétale avait quelque épaisseur, nous crûmes apercevoir quelques parcelles de verre et de métal. Aussitôt, par désœuvrement autant que par curiosité, nous fîmes entreprendre quelques fouilles ; mais l’on nous signifia immédiatement l’ordre de cesser notre ouvrage. Nous avions eu cependant le temps de mettre à découvert plusieurs tombes romaines avec médailles, dont quelques-unes à l’effigie de Julia Augusta, fille de Titus et petite-fille de Vespasien ; d’autres qu’on supposa d’origine punique. Comme nous n’avions point d’érudits parmi nous, nous fîmes hommage de nos trouvailles au capitaine Palmer, qui parut fort priser notre cadeau »…
Sommaire
Archéologie des guerres napoléoniennes
6/7. L’héritage archéologique des soldats vétérans (à venir)
7/7. Pour une intégration à l’archéologie des conflits (à venir)