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L’Italie commémore les 200 ans de la disparition de « l’immortel Canova »

Antonio Canova, Endymion endormi, 1819-1822. Plâtre, 99 x 190 x 92 cm. Ravenne, Accademia di Belle Arti.

Antonio Canova, Endymion endormi, 1819-1822. Plâtre, 99 x 190 x 92 cm. Ravenne, Accademia di Belle Arti. Photo service de presse. © Ravenna, Accademia di Belle Arti

À l’occasion du bicentenaire de la mort d’Antonio Canova, le musée de Bassano del Grappa rend hommage au célèbre sculpteur en une magistrale rétrospective qui présente sa Marie Madeleine récemment redécouverte. L’exposition renouvelle l’image de l’artiste néoclassique en mettant en lumière certains aspects parfois méconnus de sa personnalité et de son œuvre.

Le 13 octobre 1822, Antonio Canova s’éteignait à Venise. Le sculpteur, devenu un véritable mythe de son vivant, avait été admiré dans toute l’Europe, par Napoléon comme par George IV d’Angleterre, par Chateaubriand et Stendhal comme par Byron et Keats. Le « nouveau Phidias » qui avait renouvelé l’art de la sculpture incarnait l’esthétique même du néoclassicisme. Au-delà de cette image marmoréenne, la grande exposition que le musée de Bassano del Grappa consacre à « l’immortel Canova » (selon l’expression stendhalienne) met en valeur la fascinante personnalité du jeune orphelin qui réussit une prodigieuse ascension sociale, de l’artiste aux multiples talents, du collectionneur avisé, et même du fin diplomate.

Canova en 150 œuvres

Dans une scénographie entièrement renouvelée pour l’occasion, les trois imposantes galeries du premier étage du musée accueillent 150 œuvres, dont certaines sont exposées en Italie pour la première fois, comme la Marie Madeleine (cf. encadré en fin d’article) récemment retrouvée à Londres et le Saint Jean Baptiste enfant qui appartiennent à des collections privées. On ne peut néanmoins que déplorer que les prêts importants qui avaient été consentis, avant le début du conflit en Ukraine, aussi bien par le musée de l’Ermitage que par le musée national de Kiev, n’aient pu rejoindre l’exposition. L’absence de l’allégorie de la Paix de Kiev prend une valeur douloureusement symbolique.

« Le sculpteur, devenu un véritable mythe de son vivant, avait été admiré dans toute l’Europe, par Napoléon comme par George IV d’Angleterre, par Chateaubriand et Stendhal comme par Byron et Keats. »​​

Antonio Canova, Saint Jean Baptiste enfant, 1821-1822. Marbre, 65 x 35 x 43 cm. Paris, Trebosc van Lelyveld.

Antonio Canova, Saint Jean Baptiste enfant, 1821-1822. Marbre, 65 x 35 x 43 cm. Paris, Trebosc van Lelyveld. Photo service de presse. © Paris, Trebosc van Lelyveld

Venise, Rome… États-Unis

Articulé autour de trois grands axes, « L’homme et l’artiste », « Canova et l’Europe » et « Canova dans l’histoire », le parcours retrace la carrière exceptionnelle d’un artiste né dans un milieu très modeste, le 1er novembre 1757 à Possagno, petit village près de Bassano del Grappa, en Vénétie. Orphelin de père dès l’âge de quatre ans, il est élevé par son grand-père tailleur de pierres. La protection du sénateur vénitien Giovanni Falier lui ouvre les portes de l’atelier du sculpteur Giuseppe Bernardi Torretti. C’est tout naturellement à Venise qu’il obtient son premier succès lorsqu’il expose en 1779 Dédale et Icare. Il reçoit en récompense un prix de cent sequins d’or qui lui permet de partir pour Rome où sa carrière prend un essor fulgurant. La réalisation des tombeaux des papes Clément XIII et Clément XIV contribue encore à sa renommée ; il ne cessera ensuite d’être sollicité pour des monuments funéraires. L’exposition réunit pour la première fois la stèle sculptée en 1806-1808 à la mémoire de son ancien protecteur, Giovanni Falier, venue de l’église Santo Stefano de Venise, et son étude préparatoire monochrome qui montre une jeune femme pleurant le défunt représenté par un buste à l’antique, formule qui rencontre un grand succès et que Canova utilisera à plusieurs reprises. Car les commandes arrivent de toute l’Europe, pour les monuments funéraires de l’archiduchesse Marie-Christine d’Autriche, du comte de Souza Holstein, ou encore de l’amiral Nelson… et jusqu’à une sollicitation de l’État de Caroline du Nord pour le monument de George Washington qui confirme que la renommée de Canova s’étend jusqu’en Amérique.

​​​​​​« L’exposition réunit pour la première fois la stèle sculptée en 1806-1808 à la mémoire de son ancien protecteur, Giovanni Falier, venue de l’église Santo Stefano de Venise, et son étude préparatoire monochrome […] »

​​​​​Antonio Canova, Stèle funéraire de Giovanni Falier, 1806-1808. Marbre, 221 x 120 cm. Venise, Chiesa di Santo Stefano.

Antonio Canova, Stèle funéraire de Giovanni Falier, 1806-1808. Marbre, 221 x 120 cm. Venise, Chiesa di Santo Stefano. Photo service de presse. © Venise, Chiesa di Santo Stefano

L’atelier romain de la via delle Colonnette

La scénographie évoque l’atmosphère de l’atelier de la via delle Colonnette à Rome. Canova en fait un lieu à la mode où il est de bon ton de se rendre pour les voyageurs du Grand Tour. Il devient même un sujet pictural et littéraire tout au long du XIXe siècle. Une toile de Pompeo Calvi datée de 1880 consacre l’artiste en plein travail, entouré de ses œuvres. Dans Corinne, le roman qui fit la renommée de Madame de Staël, l’héroïne et Lord Nelvil visitent l’atelier de Canova à la lueur des flambeaux. Deux autoportraits, peint et sculpté, prouvent la diversité de l’art de Canova. Son talent pictural est attesté par un de ses tableaux, Hercule tuant ses enfants (sujet qu’il traite également en sculpture) et par de singulières œuvres monochromes. La présence de nombreux dessins préparatoires, mais aussi d’études et de relevés de mesures prises sur les statues romaines, montre à quel point il a poussé l’étude de l’art antique.

Antonio Canova, Autoportrait en peintre, 1792. Huile sur toile, 68 x 54,5 cm. Florence, Gallerie degli Uffizi.

Antonio Canova, Autoportrait en peintre, 1792. Huile sur toile, 68 x 54,5 cm. Florence, Gallerie degli Uffizi. Photo service de presse. © Firenze, Gallerie degli Uffizi

Canova, un collectionneur éclectique

Une des révélations de l’exposition est l’évocation de sa collection d’œuvres d’art dont certaines sont à nouveau réunies. Parmi les tableaux du XVe au XVIIIe siècle, on compte naturellement les réalisations des grands artistes vénitiens, Bellini, Titien, Tintoret, Canaletto, Guardi, et surtout Tiepolo que Canova collectionne avec passion. Le sculpteur possède six toiles de Giambattista Tiepolo, mais aussi quatre grands volumes contenant 500 de ses dessins et un très rare exemplaire de l’édition de ses estampes et de celles de ses fils Giandomenico et Lorenzo (qui étaient complètement méconnues au début du XIXe siècle). On peut aussi citer des toiles de Gerolamo Bassano, Moretto da Brescia, Valentin Lefèvre ou encore des estampes de Piranèse. Cette collection surprenante qui comprend de véritables chefs-d’œuvre montre l’éclectisme d’un goût qui s’étend bien au-delà de l’esthétique néoclassique de son époque. Sa bibliothèque traduit également toute l’étendue de sa culture. Si elle comporte les grands auteurs de l’Antiquité et de la littérature italienne, de Dante à ses contemporains Alfieri et Foscolo, elle comprend aussi tout le théâtre de Shakespeare, de Molière et de Corneille (en français), la Critique de la raison pure de Kant (en allemand) et les travaux philosophiques de Locke, sans oublier de précieuses éditions de la Renaissance.

 Pompeo Calvi (1806-1884), L’atelier de Canova, 1880. Huile sur toile, 119,5 x 97,2 cm. Collection privée.

Pompeo Calvi (1806-1884), L’atelier de Canova, 1880. Huile sur toile, 119,5 x 97,2 cm. Collection privée. Photo service de presse. © Courtesy di Collezione privata

Canova et Napoléon

Parmi tant d’illustres commanditaires, papes, rois et empereurs, se distingue la figure de Napoléon qui fait venir le sculpteur à Paris en 1802 pour y réaliser son buste. Il lui commande aussi une statue équestre qui devait être érigée à Naples (une superbe tête de cheval en plâtre peint couleur bronze par l’artiste pour en étudier l’effet atteste de ce projet qui ne fut jamais achevé) et la célèbre statue colossale en Mars pacificateur, finalement rachetée par le gouvernement britannique et offerte au général Wellington. Canova sculpte également de nombreux portraits des proches de l’empereur, de Madame Mère aux trois sœurs de Napoléon, Caroline, Élisa et bien sûr Pauline représentée en Vénus Victrix. Il est également très apprécié par Joséphine qui lui demande plusieurs œuvres importantes dont Les Grâces, Hébé et l’Amour et Psyché. Canova est à nouveau invité à Paris en 1810, cette fois pour exécuter le portrait de l’impératrice Marie-Louise. Napoléon lui offre titres et pension pour le retenir en France. Mais le sculpteur tient à préserver son indépendance et se permet même de refuser la Légion d’honneur. Il relate dans ses carnets ses tentatives auprès de l’Empereur pour faire cesser les saisies d’œuvres d’art en Italie. Et c’est pour obtenir leur restitution qu’il retourne à Paris une dernière fois en 1815 en qualité de commissaire extraordinaire du pape. La Vénus italique qu’il avait sculptée pour remplacer la Vénus Médicis de la galerie des Offices emportée à Paris était devenue un véritable symbole. Son action, soutenue par son ami Quatremère de Quincy (qui protestait déjà en 1796 dans ses Lettres au général Miranda contre les saisies d’œuvres) et fortement appuyée par le gouvernement britannique, permet le retour en Italie de 249 tableaux et statues, dont le célèbre Laocoon. Mais aussi de La Fortune de Guido Reni et de l’Assomption de la Vierge de Carrache présentées dans l’exposition. Le retour triomphal des œuvres vaut à Canova, déjà prince de l’Académie de Saint-Luc et directeur des Antiquités et des Beaux-Arts de Rome, le titre de marquis d’Ischia de Castro.

Antonio Canova (1757-1822), Autoportrait, 1812. Plâtre, 74 x 50 x 35,5 cm. Bassano del Grappa, Museo Civico.

Antonio Canova (1757-1822), Autoportrait, 1812. Plâtre, 74 x 50 x 35,5 cm. Bassano del Grappa, Museo Civico. Photo service de presse. © Bassano del Grappa, Museo Civico

Canova à Bassano del Grappa

Si Possagno, la petite localité où naquit Canova, peut à juste titre s’enorgueillir de sa gypsothèque qui conserve de nombreuses versions en plâtre de ses œuvres, sa voisine, Bassano del Grappa, possède aussi une collection de première importance. Elle provient de la donation faite en 1851 par Giovanni Battista Sartori-Canova, le demi-frère du sculpteur, qui fut son secrétaire et surtout son légataire universel. Elle compte une soixantaine de sculptures, allant de petites études en terre cuite à de grandes versions en plâtre de la célèbre Vénus Italique et de l’Hébé, la série complète des gravures réalisée d’après ses sculptures, quelques tableaux de sa collection, ainsi que sa bibliothèque comprenant de rares et précieux ouvrages, comme l’editio princeps des Epistolae Familiares de Pétrarque de 1492, ou encore l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna imprimé à Venise en 1499 par Aldo Manuzio. Mais aussi le corpus complet des dessins exécutés par Canova (soit 1 764 feuilles), de ses manuscrits et de sa correspondance (qui comprend 598 lettres de la main du sculpteur et 4 081 qui lui furent adressées), sans oublier tous ses carnets de notes et de voyages. Son Journal romain permet de suivre l’évolution quotidienne de son travail, tandis que ses Exercices de langue anglaise montrent l’artiste soucieux d’acquérir les formules de politesse nécessaires pour converser avec ses commanditaires britanniques. Ce véritable trésor d’archives, essentiel pour l’étude de l’œuvre de Canova, vient d’être numérisé. Il est consultable en ligne sur le site archiviocanova.medialibrary.it.

Antonio Canova, Nu masculin de profil, marchant, 1794. Crayon, plume, aquarelle brune sur papier, 46,7 x 33,5 cm. Bassano del Grappa, Museo Civico, Gabinetto Disegni e Stampe.

Antonio Canova, Nu masculin de profil, marchant, 1794. Crayon, plume, aquarelle brune sur papier, 46,7 x 33,5 cm. Bassano del Grappa, Museo Civico, Gabinetto Disegni e Stampe. Photo service de presse. © Bassano del Grappa, Museo Civico, Gabinetto Disegni e Stampe

Canova et l’Angleterre

Accueilli avec faste quelques semaines plus tard en Angleterre, il est sollicité pour juger des marbres du Parthénon, récemment arrivés à Londres. Ils suscitaient alors de nombreux débats, à la fois sur la manière dont Lord Elgin se les était appropriés et sur leur datation. Fallait-il les attribuer au siècle de Périclès ou bien à l’époque d’Hadrien, les considérer comme des œuvres grecques ou des copies romaines ? Le jugement de Canova qui tranche en faveur d’une attribution à Phidias se révèle déterminant pour leur achat par le British Museum. Alors que Lord Elgin lui propose de les restaurer, Canova refuse de se livrer à ce qu’il considère comme un véritable sacrilège. L’exposition met en valeur les nombreuses œuvres réalisées pour des commanditaires britanniques, de Vénus et Mars pour le roi George IV à l’Endymion pour le duc de Devonshire. À cette figure masculine alanguie répond son pendant féminin, la Marie Madeleine (cf. encadré ci-dessous) dont la récente redécouverte a fait sensation à Londres. Ces deux sculptures, les dernières réalisées par Canova, témoignent de l’émergence d’une nouvelle sensibilité, à l’aube du romantisme.

Marie Madeleine : le dernier chef-d’œuvre de Canova retrouvé

Devant la blancheur du marbre, il est difficile d’imaginer que cette sculpture, couverte de mousse, avait fini par passer pour une insignifiante statue de jardin. C’est pourtant ainsi qu’elle était désignée dans une vente anglaise en 2002, sans aucune mention de nom de sculpteur. Le modèle préparatoire et quelques dessins de Canova, conservés à Possagno et à Bassano del Grappa, ont permis en 2022 à Mario Guderzo et Alice Whitehead d’identifier la sculpture qui a fait sensation chez Christie’s à la Classic Week de Londres (voir EOA n° 591 p. 82). Il s’agit en effet de l’ultime chef-d’œuvre de Canova qui l’avait achevé quelques mois avant sa mort pour le premier ministre britannique, Robert Banks Jenkinson, comte de Liverpool, grand collectionneur qui compta parmi les fondateurs de la National Gallery de Londres. Deux autres œuvres de l’exposition représentant Marie Madeleine pénitente (une petite terre cuite de 1793-1794 et un plâtre de 1795) montrent l’importance que le sculpteur accorda à cette figure durant toute sa vie.

Antonio Canova, Marie Madeleine, 1819-1822. Marbre, 75 x 176 x 84,5 cm. Collection privée.

Antonio Canova, Marie Madeleine, 1819-1822. Marbre, 75 x 176 x 84,5 cm. Collection privée. Photo service de presse. © United Kingdom, c/o Francis Outred Ltd / 2022 Christie’s Images Limited

« Moi, Canova, génie européen », du 15 octobre 2022 au 26 février 2023 au Museo Civico di Bassano del Grappa, Piazza Garibaldi 34, Bassano del Grappa. Tél. 00 39 0424 519 901. www.museibassano.it

Catalogue, Silvana Editoriale, 286 p., 40 €.