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La famille Jacob entre au musée des Arts décoratifs

Charles Lepeintre (1735-1803), Georges Jacob entouré de son épouse et de ses cinq enfants, 1792. Huile sur toile, 144 x 168,5 cm (avec cadre).

Charles Lepeintre (1735-1803), Georges Jacob entouré de son épouse et de ses cinq enfants, 1792. Huile sur toile, 144 x 168,5 cm (avec cadre). © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Le MAD a acquis en 2021 un rare portrait de la famille Jacob, peint en 1792 par Charles Lepeintre. Son étude livre de précieuses informations sur l’histoire des arts décoratifs et de la mode à la fin de l’Ancien Régime.

En mémoire de Xavier Bonnet

​​​​Reproduit pour la première fois en noir et blanc par Hector Lefuel en 1923 dans son ouvrage consacré à son ancêtre Georges Jacob1, le tableau était alors conservé au sein d’une des branches de la famille. Qui mieux que le musée des Arts décoratifs pouvait accueillir parmi ses collections ce portrait familial ?

« [Le tableau] représente en effet trois des principaux artisans du meuble qui marquèrent pendant près d’un siècle la production de la menuiserie et de l’ébénisterie françaises. »

Une toile majeure pour l’histoire des arts décoratifs

Il représente en effet trois des principaux artisans du meuble qui marquèrent pendant près d’un siècle la production de la menuiserie et de l’ébénisterie française. Ce sont les dernières recherches conduites par Xavier Bonnet (†) sur Georges Jacob (1739-1814) qui ont permis de localiser le tableau. Cette huile sur toile, signée de Lepeintre, datée de 1792, constitue au regard de l’histoire des arts décoratifs un document d’une extrême importance. Il confirme non seulement la notoriété acquise par Georges Jacob mais également l’ascension sociale qui fut la sienne, comme en témoignent l’élégance de son intérieur et les vêtements à la dernière mode portés par l’ensemble des protagonistes.

Détail du fauteuil sur lequel est assis Georges Jacob : sous le pan de l’habit est discernable la figure de levrette formant le bras d’accotoir.

Détail du fauteuil sur lequel est assis Georges Jacob : sous le pan de l’habit est discernable la figure de levrette formant le bras d’accotoir. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

La redécouverte du tableau, une histoire de famille

Tapissier mais également historien d’art, Xavier Bonnet est reconnu pour ses travaux consacrés à la corporation des tapissiers, un domaine peu investigué, côtoyant celui des menuisiers en sièges. Entre ses mains sont passés quelques-uns des plus beaux modèles produits par Georges Jacob, aussi chercha-t-il à mieux connaître celui qui fut le maître incontesté du siège français de la fin de l’Ancien Régime aux premières années du XIXe siècle. Mentionné en 1926 comme appartenant à Madame Goyon, arrière-arrière-arrière-petite-fille de Georges Jacob, c’est à lui que nous devons d’avoir retrouvé entre les mains de qui il était parvenu. Madame Goyon était née Louise Hélène Berger (1848-1929), elle avait épousé en 1870 Joseph-Gabriel Goyon (1840-1893). Ce dernier était le fils d’Hippolyte Goyon, notaire et avocat à Thiers. Madame Goyon descendait de la branche familiale issue de la fille cadette de Georges Jacob, Marie-Victoire (1774-1847), qui avait épousé en 1795 Guillaume-Philippe Bodiment (1767-1841). Ce dernier appartenant à une famille bourgeoise de Thiers s’y était établi avec sa jeune épouse. De leur union naquit une fille, Victoire-Hélène Bodiment (1807-1877), qui épousa en 1819 Guillaume-Jacques Berger (1785-1836), fabricant de papier à Thiers. Leur fils, Jacques Guillaume Berger (1820-1893), se maria en 1847 avec Rosalie Pauline Riché (1825-1883), et ce sont eux qui donnèrent naissance à Louise Hélène devenue Madame Goyon.

Un héritage acquis par le musée des Arts décoratifs

Le tableau était alors passé entre les mains de ces différents descendants, restant précieusement au sein de la famille. C’est en établissant l’ascendance de Madame Goyon puis sa descendance que Xavier Bonnet a finalement pu retrouver le tableau. La vie réservant parfois d’heureux hasards, la famille dans laquelle entra par son mariage Yvonne Goyon (1874-1961), la fille d’Hélène et de Joseph-Gabriel Goyon, possédait des liens de parenté avec celle de Xavier Bonnet ! En 1899, elle épousait Rémy-Élie-Albert Déchelette, industriel roannais qui fut également critique littéraire et conservateur du musée de Roanne de 1920 à 1935. Un seul fils vit le jour, Louis-Jacques Déchelette (1900-1969), qui en 1930 épousa Hélène Vadon (1906-1984) dont il eut trois enfants et c’est l’aînée, Régine Déchelette, épouse Dumas de Vaulx, qui hérita du tableau. Appartenant à la septième génération de la descendance de Georges Jacob, Madame Dumas de Vaulx, désireuse que le tableau puisse être conservé dans le patrimoine français et être partagé par un plus grand nombre, en a permis l’acquisition par le musée des Arts décoratifs2. Au XVIIIe siècle, il est naturel et courant de vouloir se faire portraiturer lorsqu’on a acquis une certaine notoriété dans son métier. Cependant dans le domaine des arts décoratifs, les portraits d’artisans restent rares, l’exemple le plus emblématique demeurant celui de l’ébéniste Jean-Henri Riesener portraituré par Antoine Vestier, un des portraitistes les plus virtuoses de l’époque. Équivalent en notoriété de Riesener pour l’ébénisterie, Georges Jacob l’était pour la menuiserie. Toutefois il fit un choix moins conventionnel en faisant appel à Charles Lepeintre, certes spécialiste de portraits mais aussi de scènes de genre, afin de se faire représenter en famille dans son cadre de vie.

« En bas à droite de la composition, un carton à dessins et un dessin roulé reposent sur un tabouret de pied, rappelant le rôle de créateur de modèles que furent les Jacob père et fils. »

Détail du carton à dessins et du dessin roulé.

Détail du carton à dessins et du dessin roulé. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Les Jacob, une insigne dynastie de menuisiers

Au premier plan à gauche, est assise devant son métier à broder Madame Jacob née Jeanne-Germaine Loyer (1751-1817). À droite, également assis, Georges Jacob tient dans ses mains une feuille que lui présente l’un de ses fils, François-Honoré (1770-1841), debout à ses côtés, plus connu sous le nom de Jacob-Desmalter. Ils encadrent, au centre, assise devant un piano forte, Marie-Victoire Jacob (1774-1847). Au second plan, debout, Élisabeth-Germaine (1772-1851) partage une partition avec son frère Georges dit Georges II (1768-1803) tandis que le troisième fils, Louis (1771-1819) s’apprête à tourner une page de la partition posée sur le pupitre du piano forte. Tous nous regardent, tandis qu’un petit chien au tout premier plan nous tourne le dos. Enfin, en bas à droite de la composition, un carton à dessins et un dessin roulé reposent sur un tabouret de pied, rappelant le rôle de créateur de modèles que furent les Jacob père et fils. Une fenêtre que l’on soupçonne sur la gauche de la composition apporte une lumière diffuse qui baigne l’ensemble de la scène située dans le salon du logement de la rue Meslée, occupé par la famille Jacob. Si la scène se veut avant tout familiale, figurant chacun occupé à des activités de divertissements qu’étaient la broderie, la musique, le chant et le dessin pratiquées par la noblesse ou la bourgeoisie aisée, elle permet de mettre des visages sur une partie de la dynastie de ces menuisiers-ébénistes associée aux règnes de Louis XVI, de Napoléon et de Louis-Philippe.

Jacob-Desmalter debout auprès de son père Georges Jacob.

Jacob-Desmalter debout auprès de son père Georges Jacob. © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Réunion de famille

Sans conteste, cette toile est la plus importante pour l’iconographie de la famille Jacob même si le visage de Georges Jacob était déjà connu par une petite miniature sur ivoire que l’on peut dater du début du règne de Louis XVI. Un autre portrait, peint un an après le tableau familial par Simon Julien, le représente en buste vêtu d’un frac bleu à gros boutons argentés. Moins formel que dans le tableau familial, Hector Lefuel y lisait une expression inquiète bien compréhensible au regard du régime de la Terreur qui sévissait alors mais qui n’empêcha pas Jacob de se faire de nouveau portraiturer ainsi que son épouse. Le portrait de cette dernière, également de Simon Julien, la représente légèrement de trois quarts. De même, Lefuel reproduisait un portrait de Louis plus tardif, un d’Élisabeth-Germaine avec ses deux fils et un de Marie-Victoire en compagnie de son mari et de leur fille. En revanche, aucun autre portrait ne semble exister pour le fils aîné Georges. Seul ce tableau familial révèle les traits de celui qui n’eut guère le temps de se faire connaître, emporté par la maladie en 1803. Pour François-Honoré, Lefuel reproduit un médaillon réalisé par Dantan l’Aîné à Rome en 18333. Ce portrait représente Jacob-Desmalter alors que sa carrière est derrière lui, car en 1825, il avait cédé son entreprise à son fils Georges-Alphonse (1799-1870). Le tableau dorénavant conservé au musée des Arts décoratifs vient donc compléter l’iconographie familiale, mais au-delà des visages qu’il permet de mettre sur chaque membre de cette famille, il contient également un grand nombre d’informations intéressant les arts décoratifs.

Un intérieur à la dernière mode

À commencer par le mobilier et notamment la représentation des deux fauteuils sur lesquels sont assis Georges Jacob et son épouse. En acajou, ils rappellent le rôle pionnier que le menuisier joua dans l’emploi de ce bois dans le domaine du siège. Ils offrent également un exemple précoce d’un modèle que Jacob et ses fils développeront sous le Directoire : le siège à pied à l’étrusque, au dossier ajouré légèrement incurvé dont la partie supérieure est à planche dont la face interne est ornée d’une frise de papier peint figurant des personnages à l’antique. La partie la plus originale de ces fauteuils est constituée par les accotoirs que l’on devine sous le pan de l’habit porté par Georges Jacob. Il s’agit d’un modèle de bras de fauteuil dont l’accotoir est orné d’une levrette dont la tête et les pattes pendent devant et dont le corps se termine à l’arrière par un enroulement serpentin remontant le long de la traverse du dossier. Cet accotoir, pour le moins original, est à rapprocher d’une paire de fauteuils estampillés de Georges Jacob, conservée en collection privée, présentant des bras d’accotoirs sur ce principe mais se terminant par une tête d’oiseau. Une décennie auparavant, le menuisier avait déjà introduit dans le traitement de ses bras d’accotoir une certaine fantaisie par la présence d’une tête de dauphin associée à une figure de sphinx pour les fauteuils du boudoir de la reine à Fontainebleau ou encore d’une tête de chien pour ceux de son boudoir à Versailles. L’acajou se prêtant bien à la sculpture, le menuisier développa ce parti qui trouve son origine ou qui furent diffusés par un ensemble de dessins anonymes, datables des années 1790, offrant tantôt le parti de bras d’accotoir formant enroulement sur lesquels l’accotoir est figuré par un oiseau4 ou même en forme de serpent.

Fauteuil en acajou, attribué à Georges Jacob, accotoirs en forme d’oiseau. Collection privée.

Fauteuil en acajou, attribué à Georges Jacob, accotoirs en forme d’oiseau. Collection privée. © DR

La diffusion des modèles Jacob

Récemment le musée des Arts décoratifs a acquis un lot de trois dessins5 que l’on peut rapprocher des précédents, l’un d’entre eux figurant un modèle de siège encore plus proche de ceux sur lesquels est assis le couple. On y observe les quatre pieds à l’étrusque, une ceinture identique avec un petit quart de rond présent uniquement sur la traverse avant, le dossier à planche légèrement incurvée avec une bande de papier peint figurant une scène à l’antique, une traverse médiane au niveau de l’amortissement des bras d’accotoirs d’avec les montants latéraux du dossier. Seule différence à noter, le dessin propose une sorte de tête d’oiseau à long bec. Ces trois dessins portent, en plus d’une mention manuscrite les désignant comme des fauteuils et guéridons antiques, une autre mention manuscrite beaucoup plus discrète dissimulée au niveau de la ceinture de chacun de trois des sièges indiquant « Jacob » et pour l’une précisant « Jacob rue Meslée ». Le doute n’est plus permis de voir en ces dessins des modèles, d’autant que l’un des fauteuils représentés sur l’une des feuilles n’est autre que le modèle de ceux fournis pour l’ameublement du grand salon de la marquise de Marbeuf dans son hôtel rue du faubourg Saint-Honoré, commande passée à Georges Jacob vers 1788. Ces différents dessins et le tableau témoignent ainsi des innovations à mettre au crédit de Georges Jacob puisant aux sources de l’antique et que François-Honoré allait développer à son tour. Le petit tabouret de pied au premier plan en bas à droite est plus classique, tout comme la chaise sur laquelle est assise Marie-Victoire, à pieds cannelés en fuseau, également en acajou et recouvert d’une étoffe verte à l’unisson du grand rideau de la fenêtre.

Un intérieur à l’image de leur succès

Le métier sur lequel travaille Madame Jacob n’offre pas de particularité ; en acajou, il est conforme aux métiers produits dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Sa représentation, assise à son métier, fait aussi allusion à ses origines familiales. Son grand-père, Marcel Loyer, son père, Robert Loyer, son oncle, Jacques Loyer étaient maîtres brodeurs. Orpheline lors de son mariage, Jeanne Germaine fut élevée par sa grand-mère paternelle et sa tutrice, Claude Marguerite Galle, qui semblet-il fut à l’initiative de cette union avec Georges Jacob. Les Loyer demeuraient quartier de Bonne-Nouvelle rassemblant de nombreux menuisiers en sièges et les métiers entrant en relation tels sculpteurs, tapissiers, brodeurs… Mais dans le tableau il faut plutôt voir une activité de délassement témoignant du niveau de vie atteint par la famille tout comme la représentation des enfants autour du piano forte confirme une éducation soignée et artistique. L’instrument sur lequel joue la jeune Marie-Victoire s’apparente à un piano forte daté de 1784 conservé au musée de la Musique à Paris, dû à François Balthasard Péronard, membre d’une importante dynastie de facteurs parisiens. Ce dernier avait été le voisin des Jacob rue Meslée entre les années 1770 et le début des années 1780 et l’on peut imaginer que des relations tant professionnelles qu’amicales unissaient les Jacob à ce facteur et favorisèrent l’acquisition de l’instrument. Autre intérêt de la toile au regard des collections du musée des Arts décoratifs, derrière les membres de la famille, un grand paravent à quatre feuilles est en partie déployé, couvert d’un papier peint à motifs arabesques qui n’est pas sans rappeler la production de la manufacture de papiers peints de Reveillon, attestant de l’intérêt de Georges Jacob pour les nouveautés de son temps.

François Balthasard Péronard, piano forte, 1784. Acajou, ébène, buis et ivoire. Paris, musée de la Musique.

François Balthasard Péronard, piano forte, 1784. Acajou, ébène, buis et ivoire. Paris, musée de la Musique. © DR

La mode vestimentaire à la fin du XVIIIe siècle

Outre ces informations regardant le décor intérieur proprement dit, la toile apporte une illustration intéressante des modes des dernières années du XVIIIe siècle où deux générations s’expriment : les parents, habillés à la mode des années 1780-1785, et les enfants portant la dernière mode, celle des années 1790. Georges Jacob est vêtu encore de l’habit, d’un beau velours de soie bleu ardoise avec boutons dorés, porté sur une culotte et bas maintenus par des boucles d’argent et un gilet de satin sur lequel se devinent des broderies. La chemise est masquée par le nœud de la cravate sur laquelle un nœud de dentelle est ajouté, signe à la fois d’élégance et d’aisance financière. Il porte des chaussures plates noires rehaussées de boucles argentées. Son épouse est habillée d’une robe d’intérieur de couleur violacée, un fichu probablement de mousseline de coton croisé sur la poitrine la dissimule. Elle porte un bonnet caractéristique des années 1780-1782 qualifié de pouf. Ses filles sont en revanche à la mode du jour, à savoir la robe en chemise d’une légère mousseline de coton portée sur une sous-jupe de taffetas de soie. Leur fichu de mousseline est bordé d’un galon rappelant le ton de leur sous-jupe, il est porté plus ouvert sur la poitrine. Ceintures, rubans de cou et de cheveux sont à l’unisson. Leurs frères arborent un vêtement de trois pièces dépareillées, signe d’une plus grande liberté vestimentaire typique des années 1790 et annonçant les modes plus extravagantes développées par les Incroyables. Sur leur culotte et bas, ils portent un frac à grands revers de col, les gilets, jaune, rouge, bleu nuit, ont un col redressé. La chemise est dissimulée par un tour de cou auquel s’ajoute une cravate généreuse. Ces différences vestimentaires se retrouvent également dans les coiffures. Tandis que les enfants ont leurs cheveux au naturel, bouclés pour les filles, mi-longs pour les garçons et annonçant là encore la mode Directoire, Madame Jacob est encore coiffée d’un pouf, quant à Georges, qu’il porte perruque ou qu’il s’agisse de ses cheveux, sa coiffure comporte un marteau sur les côtés6. Tout comme nous est suggéré par Lepeintre l’intérieur du salon, le rendu des vêtements exprime aussi l’aisance bourgeoise à laquelle la famille Jacob était parvenue.

Les enfants Jacob réunis autour du piano forte et leur mère Jeanne-Germaine (à gauche).

Les enfants Jacob réunis autour du piano forte et leur mère Jeanne-Germaine (à gauche). © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Charles Lepeintre, un illustre inconnu ?

Soucieux de se faire représenter dans son intérieur entouré des siens, Georges Jacob témoigne de sa fierté d’être devenu, alors que la Révolution gronde, davantage un chef d’entreprise qu’un simple artisan menuisier. Le carton à dessins négligemment posé au premier plan rappelle son implication et celle de son fils François-Honoré dans l’évolution des modèles proposés à la clientèle et permet d’évoquer les liens que les Jacob entretenaient avec les peintres, les ornemanistes et les architectes de leur temps tels que Hubert Robert, Jacques-Louis David ou encore Charles Percier et Pierre-Léonard Fontaine pour ne citer que les plus célèbres d’entre eux. Pourquoi Georges Jacob fit-il alors appel à Charles Lepeintre pour ce portrait familial ? Connaissait-il l’artiste ? Entretenaient-ils des liens d’amitié ? Lui avait-il été recommandé par les différents artistes qu’il côtoyait dont David ? Pouvait-il faire partie de ses relations familiales ou professionnelles ? Quelque peu oublié de nos jours, Charles Lepeintre suscita toutefois dans les années 1920 l’intérêt de quelques historiens7. Les rares éléments biographiques et les quelques œuvres répertoriées par leurs soins constituent la base des connaissances actuelles, complétées de documents d’archives rassemblés par Xavier Bonnet et par nos recherches sur lesquels nous allons nous appuyer. Charles Lepeintre naît à Paris le 9 septembre 1735, se marie à Versailles le 29 octobre 1760 avec Marie-Élisabeth Le Cerf et décède vraisemblablement vers 1803, date à laquelle sa veuve commence à toucher une pension. Trois enfants sont nés de leur mariage, Pierre-Charles, Louis-Mathias et enfin une fille Marie-Étienne. Nous ignorons pour le moment quel put être le milieu familial dont il est issu, la profession de son père, Robert Lepeintre, n’étant jamais mentionnée et les actes restant silencieux sur d’éventuels parents.

L’élève de Jean-Baptiste-Marie Pierre devenu peintre du duc de Chartres

Après avoir été l’élève de Jean-Baptiste-Marie Pierre, il fut reçu à l’Académie de Saint-Luc le 3 juin 1775. Il semble avoir connu un certain succès qui se traduisit par quelques œuvres gravées de son vivant comme la Cage symbolique par Fessard, La tricherie reconnue et Le danger de la bascule par Demonchy ou encore le Portrait du duc et de la duchesse de Chartres et leurs enfants par Helman et A. de Saint-Aubin et par ses envois aux salons, comprenant des peintures de genre et des portraits dépeignant de petits sujets anecdotiques empruntés à la vie quotidienne8. À partir des années 1780, Lepeintre est désigné dans les actes notariés comme peintre de son altesse sérénissime monseigneur le duc de Chartres, prince pour lequel il peignit plusieurs portraits de famille9. Il est alors âgé de quarante-cinq ans, sinon au faîte de sa carrière tout du moins en pleine maturité. Aucun autre acte notarié pas même un inventaire après décès n’ont été retrouvés, laissant les dernières années d’activité de l’artiste dans l’ombre.

Un entourage illustre

Seul le contrat de mariage de son fils Pierre-Charles éclaire le milieu dans lequel il évoluait10. Au contrat sont présents les ducs d’Orléans, de Chartres et de Valois et plusieurs personnes de leur entourage qui apportent leur consentement car ce mariage unit deux enfants de deux personnes à leur service, d’un côté Charles Lepeintre en sa qualité de peintre du duc de Chartres, de l’autre Pierre Emmanuel Bernard Hooghstoël, peintre du cabinet du duc d’Orléans. Signent également au contrat différentes personnalités permettant de se faire une idée des relations que les deux pères entretenaient, comme la comtesse de Genlis, Jean-Baptiste-Marie Pierre, Premier peintre du Roi, Claude Henri Watelet, Joseph Vernet. Le fait que Lepeintre ait été un élève de Pierre put favoriser son entrée au service de la famille d’Orléans, étant lui-même premier peintre du duc d’Orléans. Si la carrière de Lepeintre mérite encore quelques recherches, ces informations permettent d’apprécier que l’homme était loin d’être un peintre obscur. Est-ce donc par le biais de l’entourage de la clientèle de la famille d’Orléans que Georges Jacob fit appel à l’artiste ? Lorsque Lepeintre date sa toile, 1792, Georges Jacob vient de fournir un important mobilier en acajou à la dernière mode pour le jeune duc de Chartres, futur Louis-Philippe, mobilier réalisé sur des dessins de David. Peut-on supposer que David ait pu recommander Charles Lepeintre à Jacob ou ne devons-nous pas plutôt chercher parmi l’entourage du prince ?

Charles Lepeintre, La famille Sauvan. Huile sur toile. Localisation inconnue.

Charles Lepeintre, La famille Sauvan. Huile sur toile. Localisation inconnue. © DR

Quelle est l’origine de la commande ?

Un article écrit en 1921 par Jean Vallery-Radot11 permet d’avancer une hypothèse sur la personne qui suggéra peut-être à Georges Jacob de faire appel à Charles Lepeintre. Proposant de lui attribuer le portrait de la famille Sauvan appartenant à son oncle René Vallery-Radot12 en raison des similitudes entre ce tableau et celui représentant le duc et la duchesse de Chartres et deux de leurs enfants peint par Lepeintre en 177613, l’auteur apporte quelques précisons sur le père de famille, Jean-Baptiste Sauvan ancêtre de René Vallery-Radot. Ce dernier était entré au service du duc de Chartres en 1773, puis en était devenu contrôleur de la Bouche en 1785 pour enfin être nommé, après 1790, son contrôleur du Mobilier. En supputant les relations que pouvaient entretenir les différentes personnes au service de la maison princière, est-il possible d’envisager que Sauvan par ses nouvelles fonctions connaissait Jacob et lui a suggéré de recourir aux services de Charles Lepeintre ? La chose n’est pas prouvée mais vraisemblable et reste, en l’état actuel des connaissances, l’explication la plus plausible de la commande de Georges Jacob à Charles Lepeintre.

Notes
1 Lefuel Hector, Georges Jacob, ébéniste du XVIII e siècle, Paris, Morancé, 1923.
2 Arrêté du 8 juin 2021, acquis avec l’aide du Fonds du Patrimoine et avec le soutien du regretté Claude Janssen et de plusieurs membres du comité international du musée des Arts décoratifs.
3 Pour tous ces portraits : Lefuel Hector, Georges Jacob, ébéniste du XVIII e siècle, Paris, Morancé, 1923, planches III, VI, IV, V, VII, VIII et du même auteur, François-Honoré-Georges Jacob-Desmalter, ébéniste de Napoléon 1 er et de Louis XVIII, Paris, Morancé, 1925, planche I.
4 Dessins conservés au Cooper Hewitt Museum de New York 1921-6-134-3, 1921-6-136-1, 1921-6-137-1 et au MAD inv. CD 3985B.
5 Dessins acquis à la vente Christie’s du 16-24 novembre 2021, lot 604. Ces dessins feront l’objet d’une étude ultérieure.
6 Je remercie mon collègue Denis Bruna pour son analyse vestimentaire.
7 Brière Gaston, « Documents sur Charles Lepeintre de l’Académie de Saint-Luc et sur ses descendants » in Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 1920, pp. 134-139 ; Vallery-Radot Jean, « Deux œuvres retrouvées de Charles Lepeintre » in Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 1921, pp. 187-195 ; Lambert Claude, « Un peintre méconnu du XVIIIe siècle, Charles Lepeintre (1735- ?) » in Revue de l’Art, février 1933, pp. 81-88.
8 Delteil Loys, Manuel de l’amateur d’estampes du XVIII e siècle, 1910, p. 227 et Pierre Sanchez, Dictionnaire des artistes exposant dans les salons des XVII e et XVIII e siècles à Paris et en province, 1673-1800, T. II, pp. 1058-1059.
9 Sont conservés, collections de la Banque de France, le portrait du duc et de la duchesse de Chartres avec leurs deux fils, deux petits portraits ovales en bustes du duc de Montpensier et duc de Beaujolais récemment passés en vente (Sotheby’s Paris, 29 septembre 2015, lots 168 et 167).
10 AN. MC. Et. LIV,996, 11 décembre 1781, cité dans Daniel Wildenstein, Documents inédits sur les artistes français du XVIII e siècle, conservés au minutier central des notaires, Paris, 1966, p. 71.
11 Vallery-Radot Jean, « Deux œuvres retrouvées de Charles Lepeintre » in Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, 1921 (1922), pp. 187-195.
12 René Vallery-Radot était propriétaire du tableau en tant que descendant de Jean-Baptiste Sauvan, cf. Vallery-Radot, Laurent, La famille Vallery-Radot, 1575-2014, ascendances et alliances, les familles Süe, Sauvan et Legouvé, Paris, 2014.
13 Conservé à la Banque de France et copie par Radot conservée à Versailles (MV 3910).