Le musée Crozatier entonne une ode à la vie rurale
De Georges Braque à Joan Mitchell, en passant par Chagall, Dufy et Balthus, les collections du Centre Pompidou exposées au musée Crozatier proposent une promenade bucolique, entre oeuvres picturales et photographiques. Elles explorent les mutations du monde rural, perçues par les plus grands noms de l’art moderne et contemporain.
Après le succès de l’exposition « Autoportraits. De Cézanne à Van Gogh » (voir EOA n° 601, p. 16) réalisée l’an dernier en partenariat avec le musée d’Orsay et huit institutions de la région Auvergne-Rhône- Alpes, le musée Crozatier engage une nouvelle collaboration en accueillant cette année quatre-vingts oeuvres prêtées par le Centre Pompidou ; ce qui constitue une des préfigurations du programme de diffusion des collections entrepris par le musée national d’Art moderne durant les travaux de rénovation du bâtiment de Renzo Piano et Richard Rogers entre 2025 et 2030. Cette exposition thématique s’organise autour de la représentation de la ruralité, depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours. Alors que la modernité artistique a longtemps été perçue comme essentiellement urbaine, ce regard inédit porté sur les collections du Centre Pompidou montre à quel point le thème éternel et traditionnel du monde agricole a pu être renouvelé par les artistes les plus célèbres.
Entre figuration et abstraction
Bien que certains peintres du début du XXe siècle reproduisent encore une imagerie conventionnelle de la paysannerie, comme Julio González qui s’inspire pourtant de Puvis de Chavannes, de Gauguin et de Picasso, d’autres artistes s’engagent dans la voie de l’abstraction. Alberto Magnelli, marqué par le cubisme et le futurisme, s’intéresse au monde rural dans ses recherches sur ce qu’il nomme la « demi-figuration ». Son Paysan au parapluie de 1914 rassemble un vocabulaire géométrique et des formes anthropomorphes dans une composition équilibrée et dynamique. La ruralité joue également un rôle majeur pour Kasimir Malevitch. Lorsque ce pionnier de l’abstraction, soumis à la censure stalinienne, revient à la figuration à partir de 1928 avec une série de tableaux aux sujets ruraux, il déclare : « Je suis resté du côté des paysans et je peins dans le style primitif ». Dans le domaine de la photographie, les approches sont tout aussi contrastées, de la description objective de la société recherchée par August Sander aux visages magnifiés par François Kollar, en passant par la douceur poétique et intimiste des vues d’André Kertész. Par ses cadrages audacieux, Jean Roubier exalte le travail agricole et s’inscrit dans la tendance humaniste qui caractérise la photographie française des années 1930.
Les travaux et les jours
Prêts majeurs du Centre Pompidou, trois tableaux de Chagall, Le Marchand de bestiaux, La Récolte et Le Boeuf écorché renouvellent l’iconographie traditionnelle des activités agricoles en lui conférant une dimension cosmique. Dans une autre veine, les recherches stylistiques de Natalia Gontcharova, influencée par les tableaux de Gauguin exposés à Moscou dans les années 1910, mêlent références à l’art populaire et structurations modernistes pour ses scènes de moisson, de récolte ou de vendange. Alors que le monde rural connaît au cours du XXe siècle des transformations considérables, dues à la mécanisation de la production agricole, Dufy revient à une représentation solaire et idéalisée du travail des champs, placé sous la protection de la déesse des moissons Cérès, dans son dernier tableau Dépiquage laissé inachevé à sa mort en 1953 (dont un détail est reproduit en couverture du catalogue de l’exposition). C’est également un sujet rural qui inspire à Braque sa dernière toile. Sa Sarcleuse abandonnée dans un champ désert prend une dimension testamentaire, alors que l’exode rural provoque un renversement sociétal majeur en faveur du mode de vie urbain.
Structurer l’espace
Au fur et à mesure que l’industrialisation de l’agriculture progresse au cours du siècle, la représentation de la figure humaine en plein effort s’estompe peu à peu. Peintres et photographes s’intéressent désormais à la manière dont le travail agricole façonne le paysage. La structuration de l’espace rural s’apparente souvent à leurs recherches esthétiques. Au château de Chassy dans le Morvan, Balthus peint inlassablement les paysages de la vallée de l’Yonne en accentuant la géométrisation des formes des champs labourés. Cette approche graphique se retrouve dans le Paysage vineux et la Campagne heureuse de Dubuffet, dont les formes volontairement simplifiées permettent de s’affranchir de la perspective et du cadrage traditionnel. Elle répond aux photographies de Germaine Krull, François Kollar, Paul Nash, Martine Franck et Raymond Depardon qui traduisent autant de manières d’appréhender la ruralité. Jouant sur la polysémie du mot Champs, les larges couches de peinture qui se superposent sur les toiles monumentales de la série entreprise par Joan Mitchell dans les années 1990 évoquent aussi bien les paysages de Normandie que l’espace pictural du tableau. La matérialité même du sol finit par être incorporée à la démarche artistique. Dans Les Terres de France, Viswanadhan compose ainsi une vaste mosaïque à partir d’échantillons prélevés sur des lieux qui évoquent les créations des plus grands noms de l’art, comme Pont-Aven, Giverny et Aix-en-Provence.
« À travers champs. Modernité et ruralité dans la collection du Centre Pompidou », jusqu’au 5 janvier 2025 au musée Crozatier, Jardin Henri- Vinay, 2 rue Antoine-Martin, 43000 Le Puy-en-Velay. Tél. 04 71 06 62 40. www.musee.patrimoine.lepuyenvelay.fr
Catalogue, éditions Faton, 144 p., 24 €. À commander sur www.faton.fr