60 ans d’une mission archéologique française à Chypre

Salamine, basilique de la Campanopétra (Mission de Kition et Salamine).

Salamine, basilique de la Campanopétra (Mission de Kition et Salamine). © Mission de Kition et Salamine

À l’été 1974, en réponse à une tentative de coup d’État appuyée par la junte au pouvoir en Grèce, l’armée turque envahissait Chypre, entraînant l’occupation d’une partie de l’île et la division de sa capitale, Nicosie. Alors que l’on commémore cette année le cinquantième anniversaire de ce triste événement, revenons sur les réalisations d’une mission française qui, de 1964 à 2024, de Salamine à Kition, a poursuivi ses travaux sur les villes-capitales des royaumes de Chypre.

Les fouilles françaises de Salamine commencent en 1964, à l’invitation de Vassos Karageorghis, alors jeune directeur du département des Antiquités de la nouvelle République de Chypre (auparavant colonie britannique, l’île obtint son indépendance en 1960). L’objectif confié à la mission dirigée par Jean Pouilloux est simple : tandis que l’équipe chypriote s’attèle à mettre au jour les nécropoles, à l’ouest, et les monuments d’époque romaine (théâtre, palestre…), au nord, celle française est chargée d’explorer le plateau, au sud. C’est en effet là que quelques sondages réalisés par les Britanniques à la fin du XIXe siècle semblent indiquer que se trouve la ville d’époque classique (Ve-IVe siècles avant notre ère). En dix ans de travaux de terrain, les fouilles mettent au jour un abondant mobilier, comblant fosses et dépotoirs, mais aucun vestige construit daté de cette période. La topographie de la ville du roi Évagoras Ier reste encore inconnue…

Carte de Chypre.

Carte de Chypre. © Y. Montmessin, A. Flammin, A. Rabot, MOM

Des fouilles françaises fructueuses

Au-delà de cette énigme archéologique concernant la ville classique, les opérations françaises dégagent d’autres vestiges qui renseignent sur la riche histoire du site. La découverte d’une tombe du XIe siècle avant notre ère permet de fixer la période de fondation de Salamine, ce que confirment des sondages profonds dans la zone du rempart : dès cette date, la ville était ceinte de murailles. À l’autre bout de l’arc chronologique, la mission découvre une luxueuse basilique, du Ve siècle, haut lieu de pèlerinage toujours fréquenté après l’abandon du site, au moment des raids arabes des VIIe et VIIIe siècles. Entre ces deux extrêmes, la fouille du temple de Zeus (construit au IIe siècle avant notre ère) révèle un monument raffiné, copiant le style d’Alexandrie, capitale de l’Égypte hellénistique, à laquelle est alors rattachée Chypre.

Tête de figurine en terre cuite du IVe siècle avant notre ère, découverte dans un dépotoir à Salamine.

Tête de figurine en terre cuite du IVe siècle avant notre ère, découverte dans un dépotoir à Salamine. © Mission de Kition et Salamine

Les apports de la mission française d’Amathonte

En 1974, avant l’invasion turque, trois missions archéologiques françaises travaillaient sur l’île de Chypre : à Salamine (dir. Marguerite Yon), dans la ville de l’Âge du bronze d’Enkomi (dir. Olivier Pelon) et au cap Andreas-Kastros (époque néolithique, dir. Alain Le Brun). Toutes trois se trouvant dans la zone occupée par l’armée turque, les recherches y ont été arrêtées. La mission d’Amathonte est alors créée en 1975 pour répondre à cette situation et montrer l’engagement des archéologues français auprès de leurs collègues chypriotes. À la suite du coup d’État de 1974, Vassos Karageorghis, directeur du département des Antiquités, entreprend alors de trouver sur le territoire de la République de Chypre des sites où mettre en place de nouvelles missions françaises. Il n’y aura pas d’équivalent pour Enkomi, mais, en 1976, il confie à Alain Le Brun la fouille de Khirokitia et à Marguerite Yon celle de Kition. L’année précédente (1975) était créée la mission d’Amathonte, sur la côte sud de l’île, à une dizaine de kilomètres à l’est de Limassol, sous la responsabilité de l’École française d’Athènes (EfA) et de la Commission des fouilles au ministère des Affaires étrangères. La direction en était confiée à Pierre Aupert, alors secrétaire général de l’EfA.

Grand vase d’Amathonte. Ve siècle avant notre ère, calcaire, H. 1,9 m, diam. 3,2 m. Paris, musée du Louvre.

Grand vase d’Amathonte. Ve siècle avant notre ère, calcaire, H. 1,9 m, diam. 3,2 m. Paris, musée du Louvre. © Grand-Palais RMN (musée du Louvre), Franck Raux

Du Néolithique à l’époque impériale

Les nécropoles de la cité avaient déjà été explorées par des archéologues anglais en 1893-1894 et, en 1930, dans le cadre de la mission suédoise dirigée par Einar Gjerstad. On savait que la ville, sans antécédents à l’Âge du bronze, avait tenu un rôle majeur sur l’île à l’époque dite des royaumes, notamment entre les VIIe et IVe siècles avant notre ère. Un témoignage de cette puissance est conservé au Louvre depuis 1866, sous la forme d’un vase colossal en calcaire, dit « vase d’Amathonte », enlevé au sommet de l’acropole de la ville. D’abord concentrées sur l’acropole, où ont été mis au jour le sanctuaire d’Aphrodite (un lieu de culte majeur à Chypre) et une partie des zones artisanales et de stockage du palais d’époque archaïque et classique, ainsi que sur le port construit autour de 300 avant notre ère, les recherches s’étendent aux fortifications, notamment celles du nord de la ville, et à une partie de l’agora d’époque hellénistique et impériale. Plusieurs campagnes de prospection ont aussi eu lieu sur le territoire proche, éclairant l’histoire d’Amathonte, en particulier pour les époques impériale et de l’Antiquité tardive, et font également connaître toute une série d’établissements du Néolithique. À l’abondante bibliographie qui rend compte de ces recherches, il faut ajouter la récente création d’un système d’information géographique (SIG) sur l’antique Amathonte, sous la responsabilité de Lionel Fadin (topographe de l’EfA) et Anna Cannavò (CNRS, HiSoMA-MOM, Lyon), l’actuelle directrice de la mission. A. H.

Un terrain empêché

En juillet 1974, l’opération Attila de l’armée turque met un terme aux travaux sur place. Le site de Salamine, localisé en zone ­occupée, est depuis cette date inaccessible aux recherches ­archéologiques légales. L’équipe française a certes continué ses publications, en exploitant la documentation conservée à Lyon, mais beaucoup de dossiers restent en suspens, faute de pouvoir achever l’exploration ou d’effectuer des vérifications. D’autres missions françaises, notamment au Cap Saint-André, ont également perdu leur terrain. Les archéologues français ont cependant poursuivi leur collaboration avec leurs collègues du département des Antiquités de Chypre, à Kition et à Khirokitia. De fait, l’archéologie française à Chypre n’a cessé de se développer depuis 1974, sur des chantiers divers. Les missions actives aujourd’hui couvrent un large spectre chronologique, du Néolithique à la période médiévale, dans diverses régions de l’île, de Kition à l’est à Paphos à l’ouest.

Début des fouilles à l’emplacement de la basilique de la Campanopétra à Salamine en 1965.

Début des fouilles à l’emplacement de la basilique de la Campanopétra à Salamine en 1965. © Mission de Kition et Salamine

Fouilles à Kition depuis 1976

C’est à Kition (sous la ville actuelle de Larnaca) que l’équipe française de Salamine reprend ses travaux en 1976 sous la direction de Marguerite Yon. On ne peut ­imaginer ­terrains plus différents : Kition est un site urbain, occupé sans interruption depuis la fin du IIe millénaire avant notre ère et où l’exploration archéologique est limitée aux parcelles non construites ; Salamine, abandonné à la fin de l’Antiquité, est au contraire ouvert et recouvert de dunes de sable et d’une forêt de pins. Un même contraste caractérise l’histoire des deux villes, l’une capitale d’un royaume chypro-grec (Salamine), l’autre capitale d’un royaume chypro-phénicien (Kition), opposés au moment de la guerre menée par Évagoras au début du IVe siècle avant notre ère.

Qui est Évagoras Ier ?

Évagoras Ier (environ 411-374 avant notre ère) est un roi de Salamine de Chypre, notamment connu par les discours du rhéteur athénien Isocrate. Ce dernier en fait le symbole du bon prince, meneur de la révolte contre le grand roi perse (et ses suppôts locaux, les Phéniciens). Appartenant à la dynastie royale, fondée par le héros grec Teucros revenant de la guerre de Troie, Évagoras prend le pouvoir en renversant un usurpateur phénicien. Il se lance ensuite dans une politique d’expansion territoriale qui le rend maître de presque toute l’île. Il se heurte toutefois à la résistance d’autres rois chypriotes, en particulier celui de Kition, qui en appelle aux Perses. Mis en échec, Évagoras reste cependant roi de Salamine. Lui, à qui Athènes avait accordé l’honneur suprême de la citoyenneté, meurt dans une sombre intrigue de palais, tout orientale. Son fils Nicoclès lui succède.

Sigle d’argent du roi Évagoras Ier. Berlin, Münzkabinett der Staatlichen Museen, 18217644.

Sigle d’argent du roi Évagoras Ier. Berlin, Münzkabinett der Staatlichen Museen, 18217644. © L.-J. Lübke, Public Domain Mark 1.0.

Salamine était la capitale d’un royaume « chypro-grec », Kition celle du royaume « chypro-phénicien ».

Le quartier portuaire de Bamboula

C’est sur le site de Bamboula, déjà exploré brièvement par une mission suédoise en 1929, que portent les premières fouilles de la mission française. Elles s’attachent d’abord à dégager un sanctuaire dont on soupçonnait l’existence depuis 1879 avec la découverte, lors de travaux de terrassement, d’un ostracon enregistrant des salaires, dont ceux de personnes attachées au culte. Établi au IXe siècle avant notre ère, le sanctuaire a connu divers remaniements et transformations architecturales. Il subit une modification majeure au IVe siècle, lorsque les anciens bâtiments sont recouverts d’un épais remblai. Sur cette terrasse, soutenue au nord par un puissant mur épaulé de contreforts, ne subsistent qu’une plateforme et des autels, ainsi que des offrandes exposées à l’air libre. Pourquoi avoir rehaussé le niveau de circulation et aménagé ce vaste espace libre ? La poursuite de la fouille au nord a permis de le comprendre : au début du IVe siècle avant notre ère est construit à cet endroit un hangar destiné à abriter des bateaux de guerre (trières). Sur la terrasse, la troupe pouvait s’assembler pour tirer les navires dans leur loge. Au nord, dans une zone aujourd’hui distante de la côte de près de 200 m, s’ouvrait un bassin portuaire protégé, comme le montrent les carottages géomorphologiques qui en ont défini les contours et la profondeur. Les neosoikoi (« bâtiments à bateaux ») de Kition, avec leur succession de sept loges abritant des rampes, figurent aujourd’hui parmi les monuments de ce type les mieux conservés, et l’un des rares dont le plan complet soit connu.

Vue aérienne du site de Kition-Bamboula, dans son environnement urbain actuel.

Vue aérienne du site de Kition-Bamboula, dans son environnement urbain actuel. © Mission de Kition et Salamine

Des langues et deux écritures

Chypre était une île cosmopolite où cohabitaient, depuis au moins la fin du IIe millénaire avant notre ère, des populations parlant une (ou plusieurs) langue(s) indigène(s), que l’on englobe sous le terme d’étéochypriote, des populations de langue grecque (parlant un dialecte local dit arcado-chypriote) et des populations de langue phénicienne (manifestant également des particularités locales). Ces langues étaient transcrites selon deux systèmes d’écriture, l’un syllabique (un signe pour chaque syllabe, utilisé pour le grec et l’étéochypriote), l’autre alphabétique, utilisé pour le phénicien. On trouve donc à Chypre des inscriptions bilingues – grec et étéochypriote – employant une seule écriture (le syllabaire), ainsi que des inscriptions bilingues – grec et phénicien – et digraphes, c’est-à-dire employant deux écritures. À partir du IVe siècle avant notre ère, quand l’alphabet grec commence à se répandre, on trouve même des inscriptions digraphes (en syllabaire et en alphabet) transcrivant la même langue (le grec). Il est vrai qu’il s’agit alors de deux formes dialectales différentes (le dialecte grec de Chypre et le grec « commun »), on peut donc presque encore parler d’inscriptions bilingues !

Base portant une dédicace digraphe à Déméter et Corè, grec alphabétique en haut, grec syllabique en-dessous. Kourion, fin du IVe siècle avant notre ère. British Museum, inv. 1896.0201.215.

Base portant une dédicace digraphe à Déméter et Corè, grec alphabétique en haut, grec syllabique en-dessous. Kourion, fin du IVe siècle avant notre ère. British Museum, inv. 1896.0201.215. Courtesy of the Trustees of the British Museum.

Recherches sur la topographie urbaine

Outre à la poursuite de l’exploration du site de Bamboula, la mission française s’attache, en étroite collaboration avec le département des Antiquités de Chypre, à étudier la topographie urbaine de Kition et à retrouver la ville antique sous celle contemporaine. Il faut, pour cela, croiser les sources secondaires (archives des fouilles de sauvetage, publications, cartes anciennes) et primaires (prospections, relevés, opérations dans de nouveaux secteurs, en particulier dans les nécropoles et sur le rempart) et les enregistrer dans un système d’information géographique (SIG). On a aussi recours à d’autres méthodes : les carottages géomorphologiques, qui aident à reconstituer le paysage ancien (notamment le trait de côte et son évolution) et à mieux comprendre les ressources en eau disponibles (grâce à l’exploration du substrat géologique), ou les prospections géophysiques, qui révèlent les constructions sous la surface. La ville moderne de Larnaca, remodelée par plus de trois millénaires d’occupation qui ont lissé ses reliefs, et aujourd’hui recouverte de béton et d’asphalte, n’offre pas un terrain facile pour ces nouvelles méthodes d’exploration. On imagine tout ce qui aurait pu être réalisé dans l’espace ouvert et préservé du site de Salamine…

Vue aérienne des hangars à trières de Kition-Bamboula.

Vue aérienne des hangars à trières de Kition-Bamboula. © Mission de Kition et Salamine

 L’archéologie française à Chypre n’a, depuis 1974, cessé de se développer sur des chantiers divers.

Les ostraca phéniciens de Kition

Les ostraca sont des fragments de poterie (parfois aussi de pierre) portant des textes. Ces derniers se distinguent des autres inscriptions phéniciennes par leur support (de récupération), leur contenu (il s’agit de textes pratiques, administratifs ou commerciaux) et leur écriture (ils sont peints à l’encre en lettres cursives). On connait à Kition des ostraca phéniciens allant du VIIIe au IVe siècle avant notre ère. En 2021, la fouille française a mis au jour plus de 100 fragments (correspondant à plus de 80 ostraca) dans un dépotoir du IVe siècle. Leur étude est en cours.

Ostracon phénicien de Kition-Bamboula.

Ostracon phénicien de Kition-Bamboula. © Mission de Kition et Salamine

Pour aller plus loin :
Collection Salamine de Chypre en accès libre sur le portail Persée : www.persee.fr/collection/salam
Collection Kition-Bamboula, derniers volumes parus :
CALLOT O., FOURRIER S. et YON M., 2022, Le port de guerre de Kition, Archéologie(s) 7, Lyon, MOM Éditions. https://books.openedition.org/momeditions/13617?lang=fr
MAILLARD P., 2023, Les cultes des Salines à Kition : étude des terres cuites d’époque classique, Archéologies(s) 9, Lyon, MOM Éditions. https://books.openedition.org/momeditions/17213?lang=fr

Portail dédié aux fouilles de la mission : https://chypre.mom.fr/
Web SIG d’Amathonte : www.efa.gr/web-sig-d-amathonte/