900 ans d’histoire à Fontevraud (1/7). Une abbaye au cœur de l’histoire médiévale
Derrière les murs de l’ancienne clôture de Fontevraud se cache un joyau de l’architecture monastique. Dans cette abbaye royale devenue redoutable prison, le visiteur attentif découvre, inscrites sur les murs de tuffeau, les traces de 900 ans d’histoire. À l’occasion de l’anniversaire de la naissance de sa plus célèbre pensionnaire, Aliénor d’Aquitaine (1124-1204), et de quarante années d’opérations archéologiques menées depuis 1983, Archéologia revient sur l’histoire mille-feuilles de ce lieu et des fouilles qui ont permis de mieux le comprendre.
Les auteurs de ce dossier sont : Nicolas Dupont, conservateur du patrimoine à l’abbaye royale de Fontevraud, et coordinateur du dossier ; Martin Aurell, professeur d’histoire médiévale à l’université de Poitiers, ancien directeur du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale ; Florian Stalder, conservateur départemental des musées de Maine-et-Loire ; Jean-Yves Hunot, Pôle archéologie, Conservation du patrimoine de Maine-et-Loire, CReAAH – UMR 6566 ; Daniel Prigent, conservateur honoraire du patrimoine
C’est peut-être la moins célèbre des grandes abbayes médiévales. Fontevraud a été fondée par Robert d’Arbrissel (v. 1045-1116) au XIIe siècle ; ce personnage étonnant crée un ordre aussi original que puissant et qui connaît tout au long du Moyen Âge un vaste rayonnement.
Modeste prêtre devenu prédicateur itinérant à succès, Robert d’Arbrissel est reconnu comme magister, soit un maître spirituel à la tête d’une communauté monastique d’hommes et de femmes. Sa démarche est très simple – imiter d’une manière sincère la vie du Christ – et elle rencontre une audience importante en Anjou, qui traverse alors une profonde crise politique, religieuse et économique.
Un fondateur-clef
Le charisme de Robert attire les foules et ses talents d’orateur permettent rapidement à la communauté de disposer de terres, de droits et de ressources financières pour édifier un vaste ensemble monastique. Ce dernier comprend quatre monastères : le Grand Moûtier, dédié à la Vierge, qui regroupe les sanctimoniales (femmes consacrées à Dieu) d’origine aristocratique, menant une vie contemplative, avec attenant, le quartier Saint-Benoît qui abrite les infirmeries de la communauté ; le prieuré de Sainte-Marie-Madeleine pour les sœurs converses, de condition plus modeste (à l’origine, les femmes qui ont connu les hommes), qui assurent la vie matérielle de la communauté ; le prieuré Saint-Lazare qui accueille les moniales dédiées au soin des malades, et en particulier des lépreux ; et enfin, le prieuré de Saint-Jean-de-l’Habit (aujourd’hui disparu) pour les frères prêtres et les frères convers en charge de la liturgie, des sacrements et des échanges avec le monde laïc. La dédicace des monastères (à la Vierge, à Madeleine, à saint Jean et à saint Benoît) en dit beaucoup de la vision fontevriste, un ordre inspiré de la règle bénédictine dont la vocation est l’accueil d’une communauté de femmes, Madeleines qui aspirent à devenir Marie. Le vocable de Saint-Jean rappelle d’ailleurs que l’apôtre fut placé, par le Christ en croix, sous l’autorité de la Vierge : « fils, voici ta mère, Mère, voici ton fils ».
Lexique
Un monastère est un terme générique désignant des bâtiments qui accueillent une communauté de moines ou de moniales.
Une abbaye est un monastère dirigé par un abbé ou une abbesse, à l’image de Fontevraud.
Un prieuré est un monastère dirigé par un/e prieur/e. Dans le cas de Fontevraud, le prieuré dépend de l’abbaye-mère.
Un ordre est un réseau d’abbayes ou de prieurés qui obéit à la même règle. Fontevraud est un ordre au même titre que les cisterciens, les bénédictins, les dominicains… Il suit la règle fontevriste, adaptation de la règle bénédictine.
D’une communauté scandaleuse…
Les conceptions monastiques et spirituelles de Robert sont loin de faire l’unanimité. Ses prêches qui séduisent les foules blessent les puissants laïcs ou religieux. Sa vision christique, égalitaire où hommes et femmes, riches et pauvres, forment une même communauté, dérange les autorités civiles et religieuses. Enfin, l’itinérance de cette assemblée forte de plusieurs centaines de personnes constitue inévitablement une atteinte à l’ordre public. Imposée par le concile de Poitiers en 1100, son installation à Fontevraud sous un ordo monasticus marque dès lors la régularisation d’une situation embarrassante.
… à un ordre au cœur d’enjeux politiques
En présentant un visage plus institutionnel, Fontevraud, auréolé du charisme de son fondateur, attire les dons et la protection des puissants laïcs et religieux, jusqu’au pape. De simple institution protégée par des potentats locaux, elle se transforme en un ordre qui essaime ses prieurés. Force spirituelle et temporelle, elle voit son expansion géographique se déployer de l’Espagne à l’Angleterre. Deux hommes contribuent particulièrement à l’édification de Fontevraud : Pierre II (v. 1050-1115), évêque de Poitiers qui s’y fait enterrer, et Foulques V (1109-1129), comte d’Anjou, contributeur principal à la construction de l’abbaye. Devenu roi de Jérusalem, il y place sa fille Mathilde. Entrée comme religieuse, elle en assure la gouvernance en tant que seconde abbesse.
Qui sont les fontevristes ?
Le mot fontevriste désigne à la fois la communauté des moniales et des frères vivant sous clôture à Fontevraud et celle dispersée en prieurés. Tous vivent selon la règle de l’ordre, adaptée de la règle bénédictine (de saint Benoît), rédigée par son fondateur et actualisée à partir du XVe siècle par les cinq abbesses de Bourbon. L’abbesse est à la tête de l’ensemble et a autorité absolue sur les sœurs et les frères. Elle est secondée par la grande prieure qui, traditionnellement, lui succède. La vie quotidienne est assurée par une organisation très hiérarchisée avec des officières et des semainières. À son apogée, l’ordre ne comporte pas moins de 80 prieurés. Disparu à la Révolution, il renaît de ses cendres au XIXe siècle, non plus sous une forme double associant des moines et des moniales, mais uniquement féminine, à Chemillé (Maine-et-Loire), Boulaur (Gers) et enfin Brioude (Haute‑Loire). N. D.
Un ordre dirigé par une femme
Une rapide mainmise des femmes aristocrates sur la communauté transforme l’idéal égalitaire de Robert en une institution plus classique d’inspiration bénédictine. À la fin de sa vie, ce dernier nomme Pétronille de Chemillé abbesse de Fontevraud et inscrit dans les statuts de l’ordre la prédominance du féminin sur le masculin. Selon lui, soumettre les hommes à l’autorité d’une femme permet de résoudre l’équation entre une démarche spirituelle et la gestion d’un ordre à la tête d’un patrimoine foncier important, qui fait l’objet de nombreuses convoitises et contestations. Une abbesse issue du monde aristocratique dispose en effet des « codes » et de l’entregent pour défendre les intérêts matériels de Fontevraud auprès des autorités, du pape et du roi. Par ailleurs, d’un point de vue spirituel, la soumission de la communauté des hommes au pouvoir de l’abbesse est un exercice d’humilité. Si dans l’ordre de Grandmont, ce sont les moines qui obéissent aux frères convers de statut inférieur, à Fontevraud, les frères se soumettent aux descendantes d’Ève qui, dans la pensée médiévale, a apporté la mort à l’humanité.
L’héritage de Robert
À sa mort, Robert d’Arbrissel jouit d’une réputation de saint homme même s’il demeure le seul fondateur d’ordre à ne pas avoir été canonisé. Pétronille de Chemillé décide de l’enterrer dans le chœur de l’abbatiale à l’encontre des dernières volontés de ce dernier, qui aurait préféré être inhumé « dans la boue » du cimetière des religieuses… De fait, elle le prive sans doute ainsi d’une canonisation ; en effet au Moyen Âge, la sanctification d’un homme ou d’une femme n’est pas seulement liée à la mise en place d’un procès en canonisation mais résulte surtout d’une dévotion populaire répondant à des miracles. Or, en plaçant le tombeau du fondateur dans l’abbaye à laquelle les fidèles n’ont pas accès, on le soustrait à cette dévotion… Les abbesses de haut rang qui se succèdent consolident l’héritage robertien et font de Fontevraud une institution reconnue. Rapidement, les Plantagenêts s’y intéressent : Aliénor d’Aquitaine y installe sa nécropole familiale, qu’elle veut être à l’égal de celle des Capétiens à la basilique Saint-Denis. De sa fondation à la Révolution, Fontevraud reste ainsi un enjeu majeur de pouvoir.
L’archéologie de la fondation
L’archéologie éclaire et précise cette histoire des origines. Nous en retiendrons trois points : d’une part, la découverte de sillons de labours à l’emplacement de l’actuelle croisée du transept montre que le site de Fontevraud au moment de sa fondation n’est pas le « désert épineux » que l’on retrouve dans les récits de fondations de l’abbaye. C’est certes un lieu isolé, mais la forêt qui l’accueille comme la Loire à quelques encablures résonnent de toute une activité économique ; d’autre part, les marques de tâcherons et l’homogénéité des blocs et des mortiers de chaux confirment une construction rapide de l’église abbatiale. Le charisme de Robert d’Arbrissel et la présence massive de moniales issues de l’aristocratie font que la communauté fontevriste dispose de ressources financières et matérielles pour mettre en œuvre un chantier monumental dans des délais courts ; enfin l’identification des fondations médiévales sous les reconstructions modernes (à partir du XVe siècle) montre que dès son origine, Fontevraud a été conçu comme un ensemble monastique et que son emprise est restée la même au fil des siècles.
Ordre féminin et fondateur non canonisé au passé quelque peu sulfureux sont sans doute des éléments qui font que l’ordre fontevriste demeure le moins connu par nos contemporains. Il n’en a pas moins été au cœur de l’histoire médiévale et moderne.
Sommaire
900 ans d’histoire à Fontevraud
2/7. Apports et perspectives de la recherche archéologique (à venir)
3/7. Au cœur de l’Empire plantagenêt (à venir)
4/7. La place des abbesses de Bourbon (à venir)
5/7. 150 ans d’histoire carcérale (à venir)
6/7. Le haut potentiel archéologique du prieuré de la Madeleine (à venir)
7/7. Les fouilles dans l’église abbatiale (à venir)