À la recherche du palais ducal roman de Lillebonne
Ville connue pour son passé antique, Lillebonne, ancienne Juliobonna, conserve au Moyen Âge une place importante dans l’histoire de Normandie. C’est dans son château que Guillaume, qui ne s’appelle pas encore le Conquérant, convainc en 1066 ses barons d’envahir l’Angleterre, selon le témoignage de William de Malmesbury, un chroniqueur anglo-normand du XIIIe siècle. Malheureusement, de ce bâtiment si prestigieux il ne subsiste actuellement plus rien de visible. C’est grâce à la (re-)découverte de dessins, en réalité fort conséquents, que nous pouvons aujourd’hui répondre à un certain nombre de questions et proposer de prometteuses restitutions de cet édifice au temps des ducs de Normandie.
Les résidences ducales, datées entre les Xe et XIIe siècles au sein du duché de Normandie, n’ont été véritablement étudiées par l’archéologie qu’aux châteaux de Caen, Cherbourg, Falaise et Fécamp. Ces palais peuvent être divisés entre séjours permanents liés à un environnement urbain (Caen et Rouen) et séjours ponctuels liés à des châteaux au rayonnement plus limité.
Le château de Lillebonne disparu
C’est à cette deuxième catégorie qu’appartient la forteresse de Lillebonne avec ses constructions palatiales. Actuellement, elle se présente sous la forme d’une enceinte polygonale, dominant la ville depuis un éperon calcaire, avec des courtines flanquées de tours. Il n’en subsiste plus que les côtés sud et ouest, dont les sommets ont été abattus au XIXe siècle. Le développement urbain de Lillebonne à la période contemporaine a également oblitéré les fossés. À l’est, le donjon cylindrique rajouté par Philippe Auguste à la fin du XIIe siècle et les pans d’une tour polygonale tardive ont considérablement modifié son aspect. Fondation romane, le château de Lillebonne a sans doute été construit par Guillaume de Normandie, puis modifié par Henri Ier Beauclerc (futur Henri Ier d’Angleterre). Aujourd’hui l’aula n’est plus lisible au sol et seule l’aile ouest est perceptible par un microrelief rectangulaire.
Les premiers dessins
Le comte de Caylus (1692-1765) est un antiquaire, homme de lettres et graveur français. Ses études sur l’Antiquité lui vaudront d’être reçu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1742. On le connaît surtout par son Recueil des antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines dont les sept volumes paraissent entre 1752 et 1767. Le château de Lillebonne y est évoqué en quelques pages et figure à la fois en plan et en élévation (tome 8). L’ingénieur des Ponts et Chaussées de la généralité de Normandie, Antoine-Nicolas Duchesne, auteur de ces relevés, associe à la planimétrie quatre coupes. Ce document très précieux est le plus ancien montrant le palais roman tel qu’il était encore conservé au XVIIIe siècle. Les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France sont un des « monstres » de l’édition du XIXe siècle. Leur publication a été menée à bien par Isodore Taylor, avec l’aide principalement de Charles Nodier et de Alphonse de Cailleux, ainsi que la collaboration d’une pléthore de dessinateurs. Ces vingt-quatre volumes in folio consacrés à toutes les régions de France sont édités de 1820 à 1878. Par chance, le premier volume concerne la Normandie et en particulier Lillebonne. Henri Édouard Truchot et Alexandre-Évariste Fragonard y représentent le palais roman avec une précision toute photographique avant sa destruction en 1834 pour l’aménagement du parc d’une résidence bourgeoise. Au premier on doit une vue extérieure depuis le nord-ouest et au second une vue intérieure.
Fondation romane, le château de Lillebonne a sans doute été construit par Guillaume de Normandie, puis modifié par Henri Ier Beauclerc, futur Henri Ier d’Angleterre.
Des voyageurs anglais et érudits du XIXe siècle
Appartenant à la longue tradition des voyageurs anglais qui ont parcouru la vallée de la Seine au XIXe siècle, John-Sell Cotman (1782-1842) est un artiste paysager et de marines et l’un des principaux peintres de l’école de Norwich. Il publie, en 1822, son Architectural Antiquities of Normandy, où figure la grande salle de Lillebonne. C’est l’un des rares artistes à figurer le mur est et son pignon de l’extérieur. On lui connaît aussi une gravure représentant l’intérieur du bâtiment. Le château de Lillebonne a bien évidemment attiré l’attention des érudits locaux, parmi lesquels l’abbé François Rever (1753-1828), Louis-François Lesage (1763-1851) et Édouard Lambert (1794-1870). Le premier, enseignant, prêtre et député du département de l’Eure, a laissé de nombreux ouvrages d’archéologie dont un Mémoire sur les ruines de Lillebonne (Évreux, 1821) où est décrit le château (p. 118-121, pl. 1) reprenant le plan du comte de Caylus, mais surtout donnant le détail d’une des baies géminées de l’étage de l’édifice roman. Du deuxième est issue une série de manuscrits déposés à la bibliothèque municipale de Rouen où l’on trouve plusieurs dessins du château de Lillebonne. Assez maladroits, ils ont l’avantage d’offrir une représentation du mur sud dominant la courtine et ouvrant sur la vallée. Enfin, bien que restée inexploitée, la documentation laissée par Édouard Lambert est parmi les plus riches d’enseignements. Cet archéologue et historien, conservateur à la bibliothèque de Bayeux et directeur de la Société des Antiquaires de Normandie, a livré des carnets et notes sur des monuments de Normandie, conservés à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, collections Jacques Doucet. Ses croquis complètent et confirment les dessins de Lesage concernant la façade sud. Par ailleurs, un autre dessin est des plus éclairants pour le mur est de l’édifice palatial roman, son pignon et l’accès principal dans la façade nord. Même le plus célèbre architecte et médiéviste du XIXe siècle, Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), s’est intéressé au château de Lillebonne. Dans son monumental Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XI ème au XVI ème siècle, sur un point de détail il faut l’avouer, il commente et représente l’une des fenêtres à coussièges de l’étage du bâtiment roman (tome V, p. 404-405 et fig. 32). À cette moisson de témoignages, ajoutons une gravure de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Le Boullenger, réalisée en 1807, où l’on distingue à droite l’extrémité orientale du bâtiment roman.
Une datation purement stylistique
En l’absence de tous travaux de recherche archéologique sur le terrain, on doit se contenter de données stylistiques pour dater cet édifice roman. Le décor en dents de scie présent sur les claveaux de l’arc est un motif courant en Normandie aux XIe et XIIe siècles. Par ailleurs, la composition du mur oriental et de son pignon n’est pas sans rappeler l’exemple du château de Beaumont-le-Richard à Englesqueville-la-Percée, dans le Calvados, daté du XIIe siècle. Comme l’a souligné le castellologue Jean Mesqui, les chapiteaux des baies géminées, tel que dessinés par l’abbé Rever, seraient de la seconde moitié du XIIe siècle – par comparaison avec ceux de la chapelle Thomas Beckett au château de Gisors ou de la tour Saint-Romain de la cathédrale de Rouen. Si l’on se fie à ces filiations stylistiques, l’édifice serait donc attribuable aux rois anglonormands, comme Henri II Plantagenêt (1133-1189), et n’aurait donc pas connu l’assemblée des barons réunie par Guillaume ou le concile de 1080 fixant l’organisation du clergé normand. Il se peut aussi que l’intervention des rois anglo-normands ne soit qu’une reprise d’un bâtiment plus ancien…. Le dessin de Le Boullenger irait d’ailleurs dans ce sens : sous les enduits, le parement montre l’association d’un appareil en arêtes de poissons (plus ancien) avec un parement en moellons irréguliers (plus récent).
En l’absence de tous travaux de recherche archéologique sur le terrain, on doit se contenter de données stylistiques pour dater cet édifice roman.
Tentative de synthèse de l’ensemble des pièces graphiques
De l’aile ouest on connaît peu de choses. De la documentation rassemblée on tire l’image d’un niveau inférieur d’arcades en grand appareil ouvertes sur une cour intérieure. Seul Lambert figure l’existence d’un étage muni de fenêtres dont ne subsiste plus que l’amorce au contact du bâtiment roman. Ce dernier, appelé aussi aula, bénéficie de l’essentiel de la documentation. Le mur occidental, probablement le plus ruiné, est mal renseigné : on ne peut observer qu’un porche à sa base et son pignon a disparu. La façade sud n’est pas non plus très détaillée, mais elle possède au niveau de l’étage deux baies. Le mur oriental présente, lui, un décor et une architecture intéressante puisqu’une porte existe pour chaque niveau. Le parement est rythmé par plusieurs corniches, décoré en partie haute de trois baies aveugles aux arcatures sur colonnes engagées, et percé en son pignon de trois fenêtres ébrasées. Mais c’est la façade nord qui reste la plus soignée et la plus sophistiquée. Elle est organisée sur deux (voire trois selon Cotman) niveaux rythmés par des baies. Au rez-de-chaussée, une enfilade de baies aveugles anime la façade. Au nombre de cinq (Cotman) ou six (Lambert, Rever, Caylus, Lesage), elles sont maçonnées sauf une (Lambert). Celle la plus à l’est a visiblement été reprise à l’époque gothique au moyen d’un arc en ogive (Cotman, Rever et Lambert). À l’étage, il n’y a toujours pas unanimité puisque si tous figurent sept fenêtres géminées, Truchot et Cotman (dans une vue intérieure) en ajoutent une huitième. L’intérieur de l’édifice pose également problème quant à sa distribution. Le rez-de-chaussée semble être un cellier ; mais faut-il lui ajouter un niveau enterré ? C’est ce que suggère la mention de l’abbé Rever d’une profondeur de 3 m sous le niveau de la cour, et que confirment la coupe de Caylus et la vue intérieure de Fragonard. Aucune voûte n’est visible intérieurement et soit un retrait (Fragonard), soit des encastrements (Cotman) prouvent l’existence d’un plancher portant l’étage. L’abbé Rever parle de deux conduits de cheminée se superposant et l’on voit sur la gravure de Fragonard les moulures et les éléments en saillie d’une cheminée dont l’aspect rappelle plutôt le style gothique. Il est vraisemblable qu’elles existaient déjà à la période romane. Il y a quelques années un débat concernait la desserte du monument et son accès principal. Pour Jean Mesqui, elle se faisait par la petite porte de l’étage, dans le mur est ; nous proposions alors, avec l’archéologue Dominique Pitte, de restituer un accès à l’extrémité de la façade nord, avec un escalier sur arc par comparaison avec les maisons romanes de Rouen. Or aucune de ces solutions ne semble être la bonne : le dessin de Lambert montre en effet que la seconde baie en rez-de-chaussée n’est pas aveugle et l’on voit nettement l’amorce d’une paroi perpendiculaire déterminant une porte plus en rapport avec la taille de l’édifice que les accès de service du mur oriental.
Si la documentation issue des nombreux dessins est particulièrement abondante, elle manque souvent de détails. Il faut donc procéder avec prudence concernant les tentatives de restitution.
Restitution du palais, les limites du genre
Si la documentation issue de ces nombreux dessins est particulièrement abondante, elle manque souvent de détails. Il faut donc procéder avec beaucoup de prudence concernant les tentatives de restitution et insister sur les limites de l’exercice. Toutes se situent à la conjonction des données issues de la documentation graphique et de nos connaissances sur l’architecture romane anglo-normande. Enfin, il convient de rappeler que le retour occidental, en raison de sa conservation bien moindre, peine à être restitué surtout en ce qui concerne son étage. Pour autant, ces tentatives peuvent aider à une analyse comparative avec les édifices palatiaux romans d’Europe et du monde anglo-normand. Au moment où les ruines du château de Lillebonne vont revenir dans la sphère publique (avec possible rachat de cette propriété privée par la communauté de commune), peut-on encore espérer enrichir ce dossier ? Sur le terrain, contre la courtine attenante à la tour octogonale, la pente herbeuse d’un remblai a déjà livré les claveaux à décor de dents de scie mis en œuvre dans le remontage d’un arc pour la commémoration de la victoire d’Hasting en 1966. Un enlèvement manuel des remblais de la destruction pourrait donner davantage de blocs taillés voire sculptés… Surtout, la coupe de Caylus en atteste, comme une mention chez l’abbé Rever, le rez-de-chaussée de l’édifice semble reposer sur une cave et la cour du château correspond à la pelouse actuelle. Il y a tout lieu de croire que lors de l’arasement du bâtiment les gravats ont été utilisés comme comblement de la cave. Dans ceux-ci subsistent sans doute de nombreux blocs architecturaux aptes à compléter notre connaissance de ce qui a été l’une des plus belles constructions du duché de Normandie et un magnifique exemple de l’architecture civile romane en France et dans le nord de l’Europe.
Lexique
Une aula est l’espace public d’un palais carolingien.