Les seigneurs du marais de Pineuilh

Restitution plausible du site tel qu’il devait se présenter juste après 995. Un fossé de 4 m de large connecté à la source du Monsabeau délimite une enceinte circulaire d’une trentaine de mètres de diamètre retranchée derrière un talus annulaire. Le bâtiment central s’ouvre sur une passerelle dirigée vers l’est, terminée par un portique et flanquée d’un platelage. Infographie C. Morineau, Unicaen-Cireve
En 975, les premiers coups de hache retentissent dans un vallon affluent de la Dordogne. Ils inaugurent le développement d’une imposante bâtisse entourée d’un fossé en eau. En 1043, la douve est élargie et une motte accueille un nouveau bâtiment. Mais les lieux sont finalement abandonnés à la fin du XIIe siècle au profit d’une maison noble en pierre établie à proximité. Cette longue histoire a été dévoilée par les fouilles préventives menées en 2002 et 2003, qui ont mis au jour un exceptionnel mobilier en bois. Une monographie récemment parue retrace toute la richesse de cette résidence élitaire du Sud-Ouest de la France. En voici un premier aperçu.
Un accident meurtrier survenu en septembre 1997 à Saint-Antoine-de-Breuilh (Dordogne) a mis en relief la nécessité de sécuriser le trafic routier dans ce secteur. Conjointement entrepris par les conseils généraux de la Gironde et de la Dordogne, ce chantier a été précédé, dès 1999, par des sondages qui ont conduit à des fouilles réalisées par l’Inrap en 2002 et 2003, sur un tracé de 10 km contournant l’agglomération de Sainte-Foy-la-Grande.
Une fouille prometteuse
Très tôt, la lecture des cartes permet d’identifier un lieu-dit « La Mothe », où se trouve une maison bourgeoise sur une plateforme entourée d’un fossé. On pensait alors y observer la périphérie d’un site médiéval, peut-être sous la forme d’une basse-cour. Mais les sondages menés une centaine de mètres au sud livrent, dans le remplissage d’un bras-mort marécageux, des constructions en bois bien conservées. Devant la rareté et le bon état de ces vestiges, une fouille importante est organisée, mobilisant une quarantaine de personnes pendant dix mois et une large équipe de spécialistes du paléoenvironnement afin de tirer le meilleur parti de ce site exceptionnel. L’abondance des bois d’architecture se prêtait en particulier à des études dendro-archéologiques, fournissant la datation précise de toutes les structures qui ont marqué l’évolution des lieux.
Exemple d’assemblages de poutres (soubassement des passerelles successives) montrant l’excellent état de conservation des pièces d’architecture. © F. Messager, Inrap
Une construction au long cours
Après les premiers défrichements menés dans le vallon en 975, les travaux débutent par le creusement du fossé d’enceinte, d’environ 4 m de large et d’une profondeur assez faible, limitée par la proximité de la nappe phréatique. L’escarpe est renforcée par un dispositif de soutènement daté de 977-978. Sur la plateforme d’une trentaine de mètres de diamètre, les déblais du creusement servent à édifier un talus annulaire ouvert à l’est. L’année suivante, en 978, un premier bâtiment central est élevé avec des planches en chêne. Cette construction légère est sans doute provisoire, pour la durée des travaux. Elle s’accompagne d’un plancher de chantier et d’une première passerelle orientale étroite conçue pour acheminer ouvriers et matériaux. Le bâtiment primitif est remplacé par une grande construction à pans de bois fondée sur de solides poteaux en chêne abattus en 981, avec une avancée en façade, dirigée vers la passerelle orientale. Une rampe est aménagée en 983 vers cette dernière, marquant la fin des travaux pionniers qui s’étalent sur six ans. Il s’agit donc d’un chantier de longue haleine, exécuté en hiver, en grande partie par des paysans sous la forme de corvées, et non pas d’une commande réalisée d’un seul tenant par des artisans spécialisés rétribués à cette fin. Seize ans après l’achèvement du bâtiment central, en 995, la passerelle orientale est reconstruite.
Lexique
L’escarpe est le talus intérieur du fossé d’un ouvrage fortifié.
Une complète réorganisation du site
Après une soixantaine d’années d’existence, le site est complètement remodelé. Le fossé est recreusé en triplant sa largeur initiale, qui est portée à 12 m. Les déblais sont amoncelés pour former une motte de 3 à 4 m d’élévation portant un bâtiment. En réutilisant partiellement les matériaux antérieurs, une nouvelle passerelle est construite en 1043. Bâtie sur le même modèle architectural, elle s’oriente désormais vers le sud, traduisant une modification des centres d’intérêt alentour, notamment peut-être le développement du village de Pineuilh. Les remplois et un nouveau mode de débit plus économique des grumes traduiraient-ils le début d’une pénurie de bois d’œuvre ? La futaie est certainement déjà fortement dégradée et, comme le souligne la palynologie, les versants largement dévolus aux cultures céréalières. En raison de l’érosion de la motte, les seules informations concernant son bâtiment central proviennent des bois de construction réutilisés et retrouvés en position secondaire. Il s’agit toujours d’une maison à pans de bois couverte de bardeaux, la pierre n’ayant jamais été utilisée sur le site.
Un déplacement progressif de l’habitat
Au début du XIIe siècle, une nouvelle passerelle plus rudimentaire vient remplacer celle méridionale. Elle est fondée sur des segments d’aulne enfoncés dans la boue organique comblant alors la douve. Ils supportent des longerons en orme, solives d’un plancher. L’occupation de la plateforme se poursuit et le mobilier rejeté en contrebas demeure abondant. En revanche, dans les années 1180-1190, l’habitat est définitivement abandonné et il se déplace alors vers une position un peu plus dominante, mieux à même de contrôler le réseau viaire et d’échapper à une humidité constante. La maison, qui prend le nom de « La Mothe », est toujours occupée aujourd’hui et les fouilles en contrebas en ont révélé des structures annexes : de modestes fossés d’enceinte, deux sépultures isolées, un fossé de drainage et un bassin triangulaire. S’il a pu servir de vivier, ce dernier a aussi pu alimenter un moulin à eau, suggéré par des fragments de meule rejetés dans les fossés ; des exemples sont d’ailleurs reconnus alentour grâce aux cartes anciennes.
Faire parler le bois : la dendro-archéologie
Depuis les premières datations réalisées dès 1919, la dendrochronologie, qui utilise le rythme annuel de croissance des arbres anciens, demeure l’une des méthodes les plus précises. Au-delà, la dendro-archéologie permet d’observer de façon détaillée les rapports entre communautés humaines, bois, forêt et climats durant les douze derniers millénaires, selon un pas de temps inégalé. Qu’en est-il à Pineuilh ?
Comme ne cessent de le démontrer depuis les années 1970 de grandes fouilles en milieu humide comme Clairvaux ou Chalain pour le Néolithique, Charavines ou Pineuilh pour le Moyen Âge, les bois gorgés d’eau, qui se détériorent rapidement, peuvent constituer une contrainte au bon déroulement des recherches. Ils nécessitent de fait une stratégie spécifique. On prélève ainsi au minimum une section de chaque bois enregistré en vue d’analyses xylologiques et dendrologiques systématiques (taux, rythme, anomalies, moelle, aubier, cambium, section, type de débitage, outils employés, etc.), qui conduisent à des datations précises (à l’année, voire à la saison d’abattage près), mais aussi à toute une série d’observations qui enrichissent la vision de ces sociétés.
Exemple de pelle en bois aménagée d’une mortaise et d’un ergot pour la fixation du manche. © F. Messager, Inrap
Observer la forêt
Sur le site de Pineuilh, le prélèvement systématique des pièces d’architecture ou de déchets de façonnage a permis de récolter plus de 2 000 échantillons, parmi lesquels 500 ont été sélectionnés pour la dendro-archéologie. La chronologie locale couvre ainsi la période 828-1138. Plusieurs campagnes de construction vers 980, 995 et 1040 y sont visibles. L’étude des vies et des types d’arbres fait apparaître l’utilisation de plusieurs générations de chênes issus d’une même futaie, dont l’éclaircissement progressif apparaît de plus en plus marqué à partir d’une grande phase de reconstruction vers 1040. Les modes de débit des grumes et l’utilisation croissante de remplois et de bois moins nobles que le chêne (orme, aulne) vont dans le sens d’une dégradation progressive des ressources en bois d’œuvre jusqu’à l’abandon du site. V. B et Y. Le D.
Mobilier et vie quotidienne
Rejeté depuis l’habitat central, l’essentiel de l’abondant mobilier provient du comblement des fossés successifs. Les deux premières phases de construction ont livré des outils de bûcheron et de charpentier mais également une série de bêches et de pelles en bois, rapidement usées par les travaux de terrassement. Montants de porte et de fenêtre, boîtiers de serrure en bois et en fer renseignent sur les huisseries et les meubles. On ignore tout en revanche des moyens de chauffage et d’éclairage, de l’accès à l’eau potable, des latrines ou des possibilités de stockage, probablement très limitées sur la plateforme. Il existait certainement des espaces annexes extérieurs au site fouillé. L’armement est évoqué par deux catégories de lances : des exemplaires lourds munis de longues hampes de frêne, destinés au choc de cavalerie, et des variantes légères, plus adaptées au combat à pied ou au jet. L’armement de trait est plus abondant : aux diverses armatures en fer s’ajoutent des arcs et une détente d’arbalète en bois de cerf. De grands cors en terre cuite sont retrouvés dans tous les niveaux. Ils étaient entre autres utilisés pour la chasse, la guerre ou le guet mais aussi pour « sonner » le début du repas. Faute de place, les chevaux n’ont sans doute guère fréquenté la plateforme, mais le mobilier d’équitation est présent en quantité. Les vestiges en alliage cuivreux les plus élaborés se rapportent davantage à la parure équine qu’au costume humain, attestant de l’importance accordée à ces animaux. Les éléments en fer sont perceptibles par un mors de dressage ou de combat, des éperons et quelques éléments de ferrage. Plus exceptionnels, un arçon et une bande de selle en bois portant des décors peints rouge et jaune étaient accompagnés d’un fragment de bât destiné au transport des charges. Rien n’atteste que les habitants aient eux-mêmes pratiqué l’agriculture ou l’élevage. L’existence de faucilles, encore munies de leur manche, ou d’un possible décrottoir de laboureur ne suffit pas à le prouver.
Faucille en cours de dégagement. © F. Messager, Inrap
Parures et jeux
Quant aux activités artisanales, elles se limitent à l’élaboration d’objets en bois de cerf ou en os et à la découpe de cuir très ponctuelle. Même les instruments liés au travail des fibres textiles, classiques de la vie domestique à cette époque, sont quasi absents. La gestion domaniale transparaît notamment à travers un boisseau à grains et des bâtons encochés pour enregistrer récoltes ou redevances. Phénomène général dans la région, il faut attendre la seconde moitié du XIIe siècle pour que les accessoires métalliques du costume et de la parure se multiplient. De petites séries de chaussures et de peignes en buis révèlent d’autres catégories d’artefacts personnels. Les femmes comme les enfants sont presque invisibles dans cette collection, constat habituel pour cette période. Les loisirs transparaissent par les deux jeux de société les plus prisés des élites médiévales : les échecs et le trictrac. Les restes d’une petite flûte et de deux muses (instruments à anches de la même famille que la cornemuse) témoignent également d’un peu de musique.
Pion d’un jeu d’échecs figuratif en os. © L. Petit, Inrap
Que mange-t-on ?
Les graines et les ossements d’animaux indiquent que les occupants du lieu ont une nourriture très variée. Parmi les huit espèces de céréales identifiées, le seigle domine les blés nus – remettant en cause le cliché des élites mangeant du pain blanc. Aux sept légumineuses recensées s’ajoutent de nombreux fruits, des aromates, et des taxons plus rares comme le melon ou le concombre. La viande consommée est souvent jeune (et donc tendre) et, comme dans la plupart des sites privilégiés entre le Xe et le XIIe siècle, la proportion du porc est élevée par rapport aux bovins et aux ovins. Le cheval n’est pas mangé, mais on prélève son cuir, très apprécié pour sa souplesse. La basse-cour est composée à égalité de coqs et d’oies, tandis que le paon affiche le statut privilégié du site. Pendant toute la durée de l’occupation, des chiens et des rapaces accompagnent la chasse, en particulier le plus estimé des oiseaux de bas vol à cette période : l’autour des palombes. Selon les phases d’occupation, les espèces chassées constituent entre 1,5 et 3 % des restes d’ossements. C’est une proportion assez faible par rapport à d’autres résidences aristocratiques de cette époque. Le cerf, gibier roi, est peu présent et la faible variété des oiseaux sauvages indique seulement la fréquentation des paysages voisins. Le milieu favorise aussi la pêche, documentée par des nasses en osier, des poids et des flotteurs de filets, et une aiguille pour les réparer. La batterie de cuisine en céramique est très monotone et dominée par les pots à cuire et les cruches. Les récipients issus de la tournerie du bois révèlent l’ensemble des formes ouvertes destinées à la table : plats, écuelles ou hanaps, dont les exemplaires les plus soignés portent un décor pyrogravé et peint. Des cuillères, des spatules et une exceptionnelle crémaillère en bois, associées à des couteaux, complètent cette panoplie. De nouveau, quelques pièces exceptionnelles traduisent le statut social des habitants comme un mortier en marbre, probablement destiné à piler des aromates, ou un aquamanile pour le lavage des mains avant le repas.
Échantillon représentatif de la batterie de cuisine en céramique utilisée sur le site. © L. Petit, Inrap
Du terrain aux archives
L’habitat et le mobilier recueillis prouvent que les occupants de La Mothe de Pineuilh partageaient le mode de vie et les valeurs des élites de leur époque. Toutefois, leur envergure sociale et financière apparaît assez modeste au fil des huit générations qui se succédèrent au milieu du marais. De qui s’agissait-il ? Dans une région où les sources écrites sont rares avant le XIIIe siècle, la providence a fourni un petit ensemble de textes concernant le vallon abritant la résidence de La Mothe. Il provient du cartulaire de la grande abbaye de Conques qui, dans la seconde moitié du XIe siècle, accroît son patrimoine vers la vallée de la Dordogne. Par deux actes successifs passés entre 1073 et 1085, un nommé Falcon de la Barthe (c’est-à-dire « de la Boue ») lui donne l’église de Pineuilh et le domaine de Vinayrols avec son port sur la Dordogne. C’est dans ce dernier qu’est fondée en 1255 la ville nouvelle de Sainte-Foy-la-Grande. Le site de La Mothe, établi dans un espace intermédiaire entre les deux donations, resta probablement entre les mains des La Barthe. Il est donc tentant de le considérer comme la résidence de cette famille ou d’un petit lignage dépendant d’elle.
Vue aérienne du chantier en cours de fouille. En bas, l’enceinte circulaire, construite à partir de 978, et à moitié fouillée, est clairement visible dans la pâture. À la fin du XIIe siècle, elle est remplacée par une maison forte toujours habitée, visible en haut à gauche (dans les arbres). © F. Prodeo, Inrap
Quels pollens, quel paysage ?
La palynologie est l’étude des grains de pollen et des spores. Produits par toutes les plantes à fleurs et par les fougères, ils offrent une enveloppe extrêmement résistante permettant d’identifier la plante-émettrice. Cette discipline apporte donc des informations fondamentales sur la composition de la végétation et sur ses variations au cours du temps, liées à l’évolution du climat ou aux interventions humaines.
À Pineuilh, quatre séquences dispersées en fond de vallée documentent les changements du paysage végétal depuis 11 000 ans. Elles relatent des phases d’anthropisation successives avec des modalités bien différentes selon l’exploitation du milieu environnant et laissent percevoir les modifications des pratiques agricoles du Néolithique au Moyen Âge. Pour cette dernière période, l’opportunité de disposer de trois profils aide à proposer une spatialisation des activités. Ces informations sont complétées par les études réalisées dans le fossé de la résidence élitaire. Les analyses témoignent des transformations du paysage et des activités. Entre 975 et 1043, il paraît largement être utilisé pour rejeter des fumiers/lisiers, probablement issus d’une porcherie. Cette fonction s’inscrit dans une mise en valeur agro-pastorale du secteur avec, néanmoins, le maintien d’un bois dans le fond de vallée et d’un couvert arboré sur les versants. Après 1043 et jusque vers 1124, on perçoit un changement de la gestion du milieu, éventuellement liée à une évolution de l’habitat, voire du statut de ses occupants. Les activités agricoles s’accroissent notablement et se diversifient. Le fond de vallée est alors largement défriché tandis que les boisements non rentables disparaissent des versants au profit de certaines essences (chêne principalement et charme). Les rejets de fumiers diminuent dans le fossé, mais ce dernier recueille toujours des déchets, maintenant liés aux activités agricoles, pratiquées à proximité immédiate (battage, mouture ?), voire à des vidanges de latrines. Enfin aux XIIIe et XIVe siècles, l’abandon des lieux se marque par une régression des parcelles cultivées et une petite reconquête forestière. C. L.
Pour aller plus loin :
BOURGEOIS L, PRODEO F. (dir.), 2024, Les seigneurs du marais. La résidence fossile de la Mothe de Pineuilh (Gironde, Xe-XIIe siècle), 2 vol., Caen, Presses universitaires de Caen.