C’était il y a 50 ans : la découverte de Lucy (1/6). Et Lucy vit le jour
Éthiopie, région de l’Afar, vallée de l’Awash : nous sommes en 1974, une équipe internationale vient de découvrir, à Hadar, le squelette fossile d’une espèce alors inconnue, Australopithecus afarensis. Ainsi est née Lucy, la plus célèbre de nos ancêtres. Pour fêter cet anniversaire sans nul autre pareil, Archéologia vous propose un vaste dossier présentant ces australopithèques qui ont vécu plus de 800 000 ans, entre 3,8 et 3 millions d’années (Ma). Connue aujourd’hui par de nombreux témoignages, cette espèce continue de nous livrer ses secrets. Venez découvrir qui étaient Lucy et les siens…
Les auteurs de ce dossier sont : Sandrine Prat, HNHP, CNRS, MNHN & UPVD, coordinatrice du dossier ; Jean-Renaud Boisserie, Centre français des études éthiopiennes, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS, coordinateur du dossier ; Doris Barboni, Institut français de Pondichéry, CNRS & ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ; Amélie Beaudet, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS & université de Poitiers ; Gilles Berillon, HNHP, CNRS, MNHN & UPVD ; Raymonde Bonnefille, CNRS ; Marie Bridonneau, Centre français des études éthiopiennes, CNRS & ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ; Franck Guy, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS & université de Poitiers ; Donald Johanson, Institute of Human Origins, Arizona State University ; François Marchal, ADES, CNRS, Aix-Marseille université, & EFS ; Gildas Merceron, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS & université de Poitiers ; Raphaël Pik, CRPG, CNRS & université de Lorraine ; Antoine Souron, PACEA, université de Bordeaux
Le 24 novembre 1974 reste, un demi-siècle après, toujours un jour particulier pour les recherches sur le passé de l’humanité. Cette journée correspond en effet à la découverte à Hadar, dans la dépression de l’Afar en Éthiopie, de « A. L. 288-1 », un squelette partiel d’australopithèque daté à 3,2 Ma… Voici pourquoi cette journée incarne la rupture entre un avant et un après en paléontologie humaine.
La découverte de celle qui allait devenir Lucy et d’autres fossiles depuis attribués à Australopithecus afarensis a profondément changé les débats scientifiques de l’époque. En effet, pour certains, les australopithèques, connus depuis les années 1920 en Afrique australe, pouvaient illustrer un stade ancestral du genre Homo, même si le squelette de leurs membres était mal connu. Pour d’autres, les premiers représentants du genre Homo, caractérisés par une bipédie avérée et un cerveau plus développé, étaient suffisamment anciens (notamment en Afrique orientale) pour suggérer qu’ils étaient issus d’une lignée différant de celle des australopithèques.
Lexique
Les hominoïdes regroupent les grands singes actuels, asiatiques et africains, et leurs fossiles – humains inclus. À partir des années 1950, au sein de ces hominoïdes, le terme hominidé est utilisé pour désigner les humains actuels et leurs plus proches parents fossiles (australopithèques et paranthropes). Mais depuis les années 1980, pour une majorité de scientifiques, les hominidés comprennent également les grands singes actuels et fossiles, à l’exception des gibbons. Parmi eux, les homininés (humains, gorilles, et chimpanzés) incluent les hominines, c’est-à-dire les humains actuels et toutes les formes fossiles qui sont plus proches de ces derniers que des chimpanzés.
Une découverte considérable
Pour revenir à Lucy, elle est le résultat d’un travail qui débute dès 1967 par les travaux de doctorat du géologue Maurice Taieb sur les dépôts sédimentaires de la vallée de l’Awash. Passionné et plein d’entrain, il révèle le potentiel paléontologique considérable de cette région, notamment à Hadar. Quelques-unes de ses premières missions sont menées avec Jon Kalb, géologue américain, et Raymonde Bonnefille, palynologue qui travaille également dans la basse vallée de l’Omo, dans le sud-ouest de l’Éthiopie. Cette dernière, par ses collaborations avec les équipes française et américaine de l’Omo, fait le lien entre Yves Coppens et Donald Johanson d’une part (tous deux travaillant dans l’Omo), Maurice Taieb et Jon Kalb d’autre part. Cela aboutit à la création, le 11 mai 1972, de l’International Afar Research Expedition (IARE, dirigée par Maurice Taieb) qui conduit des missions de terrain à Hadar jusqu’en 1977.
Les premières découvertes paléoanthropologiques de l’IARE datent de 1973 : un fragment de crâne et surtout les éléments d’un genou (une partie inférieure de fémur et supérieure de tibia) indiquant un mode locomoteur bipède. Pour les scientifiques, ces fossiles, qui n’ont alors été attribués à aucune espèce (ils le furent à Australopithecus afarensis en 1978, lors de la description de l’espèce), n’appartiennent pas à des représentants du genre Homo. En parallèle, le degré d’évolution des vertébrés fossiles collectés suggérait un âge de plus de 3 Ma. Cette mission apportait donc les preuves d’une bipédie très ancienne chez des hominines ne relevant pas de notre genre. Dans le contexte scientifique de l’époque, cette découverte a une importance considérable pour l’évolution humaine et facilite l’obtention de financements en France et aux États-Unis. Ceux-ci permettent la mise en place d’une équipe plus conséquente et pluridisciplinaire, avec des spécialistes en géologie, paléontologie, paléobotanique, archéologie, topographie et imagerie aérienne.
Dimanche 24 novembre 1974
« Novembre 1974 : après une semaine de prospection des forêts d’Éthiopie, j’ai rejoint mes collègues au campement d’Hadar en Afar. J’arrive sur le terrain dans l’avion privé de Richard Leakey, rencontré à Addis-Abeba et venu en famille visiter le site où de nombreuses mâchoires ont été mises au jour. Deux jours plus tard, le dimanche 24 novembre, je conduis seule une Land Rover sur la piste pour retrouver G. Riollet, collaborateur technique, et recruter un aide cuisinier. Péripéties et difficultés entraînent notre retour tardif. Il fait déjà nuit quand, à l’entrée du campement, l’étudiant Tom Gray, très excité, sautant de joie, répète : “Nous l’avons trouvé, nous l’avons trouvé !” C’était le squelette dont toutes les pièces assemblées recevront le nom de Lucy… » R. B.
Un changement de paradigme
Les premières « révélations » de la campagne de 1974 sont deux maxillaires (mâchoire supérieure), un partiel et un complet, faites le 17 octobre par Alemayehu Asfaw (officier aux Antiquités mandaté par les autorités éthiopiennes), puis un fémur mis au jour le 28 octobre par la préhistorienne Gudrun Corvinus. Le dimanche 24 novembre, normalement jour de repos, les fragments de ce qui deviendrait Lucy sont repérés par Donald Johanson et son étudiant en paléoécologie, Tom Gray, à flanc d’une petite colline de la localité A. L. 288. Passée au peigne fin par l’équipe, elle mène à la collecte de 52 fragments correspondant à des parties cruciales du squelette, et faisant de Lucy le premier squelette connu de la lignée humaine de plus de 3 Ma.
Un petit os de coude fossilisé
« En 1974, la campagne de terrain à Hadar faillit être annulée à cause du coup d’État militaire qui mit l’empereur Hailé Sélassié aux arrêts et généra une immense vague d’inquiétude en Éthiopie. N’écoutant que notre courage, Maurice Taieb et moi-même prîment la décision d’aller tout de même dans l’Afar. Le dimanche 24 novembre, mon étudiant Tom Gray et moi revenions tranquillement à notre Land Rover sous un soleil de plomb. Jetant un coup d’œil au-dessus de mon épaule droite, mon attention fut attirée par une lueur qui se révéla provenir d’un petit os de coude fossilisé. Après un examen attentif, je conclus qu’il appartenait à un hominine. En scrutant le terrain autour de moi, je vis alors des dizaines d’autres fragments d’un même squelette, celui qui allait devenir célèbre sous le nom de Lucy. Je restai debout, ébahi : à mes pieds reposait mon rêve d’enfance. » D. C. J.
Grâce à ces os, on peut évaluer à la fois la stature et la masse corporelle de l’individu et, grâce à la préservation de régions anatomiques clefs, déterminer son espèce, son genre et son âge biologique à sa mort. Tous ces éléments se sont révélés également être fondamentaux pour reconstituer son mode locomoteur. Ces informations, et bien d’autres encore issues de l’étude de l’ensemble des restes attribués à Austalopithecus afarensis, aident à démontrer que l’humanité était issue d’australopithèques au cerveau réduit mais à la bipédie avérée, effaçant durablement l’hypothèse d’une grande ancienneté du genre Homo. Lucy est exceptionnelle parce qu’elle incarne, mieux qu’aucun autre fossile, ce changement de paradigme. Elle incarne également le travail de ces chercheuses et chercheurs passionnés auxquels nous voulons rendre hommage ici, en regrettant très vivement l’absence, pour ce cinquantième anniversaire, de Maurice Taieb, le pionnier généreux et enthousiaste, et d’Yves Coppens, qui sut éclairer tant d’humains sur ce que ces vieux os leur disaient d’eux-mêmes, et qui fut le plus agréable de nos guides vers les chemins de la recherche.
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C’était il y a 50 ans : la découverte de Lucy