C’était il y a 50 ans : la découverte de Lucy (4/6). La locomotion d’Australopithecus afarensis

Reconstruction des muscles de Lucy (à gauche) comparée à celle d’un humain actuel (détail).

Reconstruction des muscles de Lucy (à gauche) comparée à celle d’un humain actuel (détail). Tiré de Wiseman A. L. A. et al., 2024

Éthiopie, région de l’Afar, vallée de l’Awash : nous sommes en 1974, une équipe internationale vient de découvrir, à Hadar, le squelette fossile d’une espèce alors inconnue, Australopithecus afarensis. Ainsi est née Lucy, la plus célèbre de nos ancêtres. Pour fêter cet anniversaire sans nul autre pareil, Archéologia vous propose un vaste dossier présentant ces australopithèques qui ont vécu plus de 800 000 ans, entre 3,8 et 3 millions d’années (Ma). Connue aujourd’hui par de nombreux témoignages, cette espèce continue de nous livrer ses secrets. Venez découvrir qui étaient Lucy et les siens…

Les auteurs de ce dossier sont : Sandrine Prat, HNHP, CNRS, MNHN & UPVD, coordinatrice du dossier ; Jean-Renaud Boisserie, Centre français des études éthiopiennes, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS, coordinateur du dossier ; Doris Barboni, Institut français de Pondichéry, CNRS & ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ; Amélie Beaudet, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS & université de Poitiers ; Gilles Berillon, HNHP, CNRS, MNHN & UPVD ; Raymonde Bonnefille, CNRS ; Marie Bridonneau, Centre français des études éthiopiennes, CNRS & ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ; Franck Guy, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS & université de Poitiers ; Donald Johanson, Institute of Human Origins, Arizona State University ; François Marchal, ADES, CNRS, Aix-Marseille université, & EFS ; Gildas Merceron, laboratoire PALEVOPRIM, CNRS & université de Poitiers ; Raphaël Pik, CRPG, CNRS & université de Lorraine ; Antoine Souron, PACEA, université de Bordeaux

Empreinte de pas d’A. afarensis identifiée à Laetoli (Tanzanie).

Empreinte de pas d’A. afarensis identifiée à Laetoli (Tanzanie). DR

Le squelette locomoteur d’Australopithecus afarensis est documenté par de nombreux fossiles, fait rare pour des espèces aussi anciennes. Bien que partiel, celui de Lucy est le mieux conservé de tous avec près de 40 % de l’ossature représentée. Cinquante ans après cette découverte, on s’attendrait donc à ce que son mode de locomotion soit bien compris. On en est loin. Voyons pourquoi.

Une anatomie mosaïque difficile à interpréter

À quoi ressemble le squelette locomoteur d’A. afarensis ? À rien de connu et c’est bien là le problème pour les paléoanthropologues dont les interprétations reposent beaucoup sur le principe d’actualisme fonctionnel : une espèce fossile ressemblant à une autre actuelle « fonctionnait » probablement de la même manière. Mais reconstruire la façon de se comporter de genres fossiles sans équivalent contemporain devient très compliqué ; et c’est ce qui se passe avec A. afarensis. Son squelette locomoteur montre certains caractères proches de ceux des humains et conciliables avec la marche bipède. C’est le cas du trou occipital (à la base du crâne) orienté vers le bas (et non vers l’arrière comme chez les quadrupèdes), du pelvis en forme de bassin ou encore des fémurs obliques vers l’intérieur, amenant les genoux bien à l’aplomb sous le tronc.

Bipède mais pas que !

Mais le même squelette porte aussi des caractères plus proches de ceux identifiés chez les grands singes et compatibles avec d’autres aptitudes locomotrices comme le grimper. Citons par exemple l’orientation de l’épaule vers le haut, la longueur et la courbure des doigts et des orteils ou encore le fémur court. Ce squelette présente donc une combinaison de caractères qui en fait une espèce particulière, bipède mais pas que ! Et ce n’est pas un cas isolé : A. africanus, A. anamensis, A. prometheus, Orrorin tugenensis ou encore Sahelanthropus tchadensis offrent tous une combinaison de caractères singuliers. Ce constat, qui soutient l’idée que ces espèces se déplaçaient dans leur environnement suivant des stratégies originales, questionne également leur manière de se déplacer au sol. Plusieurs bipédies ont pu exister, différentes de celle pratiquée habituellement par les humains actuels ou de celles occasionnelles des primates non humains.

Reconstruction des muscles de Lucy (à gauche) comparée à celle d’un humain actuel.

Reconstruction des muscles de Lucy (à gauche) comparée à celle d’un humain actuel. Tiré de Wiseman A. L. A. et al., 2024

Simuler la marche de Lucy et des autres hominines peut permettre d’apporter des éléments de réponse. Cette dernière marchait-elle hanches et genoux fléchis ou en extension, tronc incliné ou bien érigé ? Pouvait-elle parcourir de longues distances ? Sa bipédie était-elle efficace, minimisant l’énergie mise en jeu ? Les essais de simulation proposent des réponses à ces questions, en partant de modèles mécaniques simples et en allant vers des modèles générés par de puissants outils de calcul, ouvrant ainsi la paléoanthropologie à des approches développées par les sciences du mouvement et de la performance. En voici quelques illustrations.

Ces espèces se déplaçaient dans leur environnement suivant des stratégies originales.

Dans les pas d’Australopithecus afarensis

Christine Berge (CNRS), la première, propose en 1994 une simulation à partir du pelvis, du fémur et des attaches musculaires reconstruits. Elle suggère que cette bipédie était différente de celle des humains, le membre inférieur en extension mais peu stable, avec de larges mouvements du pelvis et des épaules autour de l’axe du rachis. C’est sur le même principe, en combinant la maquette osseuse et les attaches, les trajets et les propriétés des muscles (longueur, angulations, etc.), que des modélisations musculosquelettiques sont fournies. Elles aident à animer virtuellement la chaîne articulaire et à générer un schéma d’activation coordonnée des muscles qui assure l’équilibre bipède et la réalisation d’une marche. D’autres approches, dites cinématiques, regardent plus précisément les mouvements de chacune des articulations, tenant compte de leur conformation, des amplitudes de mouvement possibles et de leur position relative. C’est par exemple celle que notre équipe pluridisciplinaire a développée et appliquée à Lucy. Moins complexes, elles ont l’avantage de tester directement les hypothèses locomotrices formulées par les études classiques et qui reposent sur l’anatomie comparée. Les premiers résultats plaident pour une marche membres en extension, ne générant que peu de rotation du bassin. Malgré ces avancées, décrire la marche de Lucy reste toujours très compliqué car elle dépend notamment des hypothèses de reconstruction du squelette et des tissus. La découverte de nouveaux fossiles demeure plus que jamais nécessaire.

Modélisation musculo-squelettique de Lucy comparée à celle d’un humain actuel.

Modélisation musculo-squelettique de Lucy comparée à celle d’un humain actuel. Tiré de Wiseman A. L. A. et al., 2024