Délos : la « visible invisible » à la lumière de l’archéologie (2/7). 150 ans d’explorations archéologiques
Connue d’Ulysse dans l’Odyssée, célébrée dans les hymnes des poètes classiques, convoitée par tous les conquérants de la Méditerranée, Délos n’a cessé d’être au cœur des préoccupations des grandes puissances antiques, avant de devenir, selon un jeu de mots fameux dans l’Antiquité, Dèlos adèlos, « la visible invisible ». 150 ans de fouilles françaises majeures révèlent son riche passé : lieu d’abord sacré célèbre pour son sanctuaire dédié à Apollon, dominé ensuite par Athènes puis Rome, puis port franc cosmopolite et florissant attirant une élite méditerranéenne, ce minuscule îlot de 3,4 km2, aride et battu par les vents, offre à ses visiteurs un étonnant voyage, dans le temps comme dans l’espace.
Les auteurs de ce dossier sont : Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes (EFA) et professeure d’histoire grecque à l’université Lyon 2 ; Hélène Brun Kyriakidis, maître de conférence en archéologie grecque, Sorbonne Université ; Sandrine Elaigne, chercheure au CNRS, Maison de l’Orient, Lyon, UMR5138-Archéologie et Archéométrie ; Claire Hasenohr, professeure d’histoire grecque à l’université de Bordeaux, directrice d’Ausonius Éditions ; Pavlos Karvonis, maître de conférence en archéologie, université Aristote de Thessalonique ; Jean-Jacques Malmary, architecte, chercheur au CNRS, IRAA ; Jean-Charles Moretti, chercheur au CNRS, IRAA, directeur de la mission archéologique française de Délos
Les fouilles de Délos débutent modestement en 1873 sur le mont Cynthe et se concentrent à partir de 1877 sur le sanctuaire d’Apollon. Entre 1903 et 1913, elles s’étendent à de nombreux secteurs de la ville antique grâce à la donation d’un millionnaire américain. Aujourd’hui, après un siècle et demi d’explorations archéologiques et d’études, Délos est devenue l’un des plus grands sites de Grèce et son musée le plus riche des Cyclades pour les périodes archaïque, classique et hellénistique.
Les conditions de vie à Délos ne sont pas simples. La fouille de cette île déserte, sans eau courante et où l’électricité n’est arrivée que dans les années 1990, ne l’a pas été non plus. Quand en 1873, Albert Lebègue, membre de l’École française d’Athènes (EFA), ouvre un chantier de fouille sur le Cynthe sous la surveillance d’un représentant du jeune État grec qui a autorisé une étude globale du site, il a pour principale mission d’évaluer le potentiel archéologique des lieux. Le ministère de l’instruction publique, des cultes et des beauxarts lui a alloué 1 000 francs pour ses travaux et l’a invité, au cas où ils ne fourniraient pas de « résultats utiles », à aller fouiller une forteresse en Attique.
1873 -1913 : des premiers sondages à la fouille extensive
Les trouvailles sont suffisamment riches pour dissiper les craintes de ceux qui pensaient que tout avait été pillé sur cette île. Deux questions se posent alors aux archéologues de l’EFA : comment organiser des fouilles sur une île déserte ? et par où commencer ? Pour l’organisation, l’aide du maire de Mykonos, pour le recrutement des ouvriers et l’organisation matérielle de la fouille, est décisive. Pour le choix d’une zone à fouiller, il revient à Théophile Homolle, membre puis directeur de l’EFA, d’avoir donné la priorité aux sanctuaires d’Apollon et d’Artémis, qu’il explore entre 1877 et 1880 en procédant par tranchées. Il met alors au jour les vestiges de l’un des plus grands lieux de culte des Grecs, découvrant des dizaines de monuments construits entre le VIe et le IIe siècle avant notre ère, des centaines de bases de statues inscrites et d’inscriptions gravées sur des stèles en marbre. La série la plus riche combine sur les mêmes pierres les comptes annuels des gestionnaires de la fortune d’Apollon et les inventaires du mobilier entreposé dans les temples et les édifices civiques dont ils avaient la charge. Les sculptures sont aussi très nombreuses ; elles comprennent en particulier des dizaines de statues en marbre de Naxos et de Paros consacrées au VIe et même au VIIe siècle avant notre ère, une période alors très peu connue. Après la fouille du sanctuaire d’Apollon et de son environnement immédiat, les travaux s’étendent à différents secteurs de la ville, d’abord sous forme de dégagements ponctuels. Il faut attendre 1903 pour que puisse être entreprise, sous la direction de l’historien et directeur de l’EFA Maurice Holleaux et grâce à une donation du duc de Loubat, une fouille systématique visant à mettre au jour de vastes surfaces. Les déblais peuvent dorénavant être évacués grâce à des wagonnets de la marque Decauville, ceux-là même qui ont été employés pour la fouille de Delphes entre 1894 et 1902. Avant qu’éclate la Première Guerre mondiale, le sanctuaire d’Apollon, les sanctuaires au flanc ouest du Cynthe et plusieurs grands édifices commerciaux bordant le port sont complètement dégagés ainsi qu’une bonne partie des quartiers dits du théâtre, de l’Inopos (cours d’eau de Délos), du lac et du stade.
De la Première Guerre mondiale à nos jours
Après le temps des grandes fouilles vient celui des grandes études dont beaucoup sont publiées à partir de 1909 dans la collection de l’Exploration archéologique de Délos. Sans jamais s’arrêter, la fouille progresse dorénavant plus lentement, s’adaptant à de nouvelles techniques et à de nouveaux objectifs. Les sanctuaires du Cynthe, l’Archégèsion et la Maison de Fourni sont explorés dans l’entre-deux-guerres. En 1946, un dépôt de fondation contenant d’extraordinaires objets d’époque mycénienne (vers 1400-1200 avant notre ère) est mis au jour dans le temple d’Artémis. Par la suite, ce sont surtout des maisons qui sont fouillées dans des quartiers jusqu’alors peu explorés : à la fin des années 1940, la Maison de l’Hermès au flanc de la colline du théâtre ; puis à partir des années 1960, plusieurs îlots d’habitations au nord-ouest du lac, ainsi qu’une ferme et deux enclos funéraires de la nécropole située sur l’île voisine de Rhénée. Actuellement, Délos est devenue un lieu d’étude plus qu’un chantier de fouille. Aux travaux centrés sur l’architecture d’un monument ou sur un type de matériel ont succédé des études plus globales qui se développent à l’échelle de la ville antique, voire de l’île, ou qui prennent en compte des ensembles archéologiques dans leur contexte. Beaucoup ont recours à des analyses archéométriques réalisées sur place ou en laboratoire à partir de prélèvements. Des découvertes spectaculaires ont ainsi pu être faites ces dernières décennies sur la peinture et la dorure des statues en marbre, sur la provenance et le contenu de certains vases et sur l’origine des roches utilisées dans l’architecture délienne. On connaît mieux l’environnement naturel de l’île, ce que ses habitants mangeaient, sacrifiaient aux dieux et de quelles maladies ils souffraient. Alors qu’auparavant les découvertes de Délos servaient de référence pour mieux comprendre celles d’autres sites, les chercheurs tentent désormais d’évaluer la place que Délos a tenu au cours de son histoire dans le monde antique et de discerner en quoi sa population, son architecture, son mobilier et les activités qui y étaient pratiquées sont originaux ou, au contraire, représentatifs d’une époque. Lieu de recherche, Délos doit aussi s’adapter à l’évolution rapide du tourisme en Grèce et à la montée relative du niveau marin, qui a dépassé les 2,50 m depuis l’Antiquité, détruisant les vestiges situés en bord de mer. Sous l’égide du service archéologique grec, un comité international pour la conservation et la mise en valeur du site s’efforce de répondre aux enjeux actuels que posent la conservation et le partage des connaissances. Comme l’a été son histoire antique, l’avenir scientifique et patrimonial de Délos est aujourd’hui méditerranéen.
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