Délos : la « visible invisible » à la lumière de l’archéologie (4/7). Cuisiner, manger et boire dans l’îlot des Comédiens

Andrônes lors de leur découverte dans la Maison des Comédiens.

Andrônes lors de leur découverte dans la Maison des Comédiens. © EFA

Connue d’Ulysse dans l’Odyssée, célébrée dans les hymnes des poètes classiques, convoitée par tous les conquérants de la Méditerranée, Délos n’a cessé d’être au cœur des préoccupations des grandes puissances antiques, avant de devenir, selon un jeu de mots fameux dans l’Antiquité, Dèlos adèlos, « la visible invisible ». 150 ans de fouilles françaises majeures révèlent son riche passé : lieu d’abord sacré célébre pour son sanctuaire dédié à Apollon, dominé ensuite par Athènes puis Rome, puis port franc cosmopolite et florissant attirant une élite méditerranéenne, ce minuscule îlot de 3,4 km2, aride et battu par les vents, offre à ses visiteurs un étonnant voyage, dans le temps comme dans l’espace.

Les auteurs de ce dossier sont : Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes (EFA) et professeure d’histoire grecque à l’université Lyon 2 ; Hélène Brun Kyriakidis, maître de conférence en archéologie grecque, Sorbonne Université ; Sandrine Elaigne, chercheure au CNRS, Maison de l’Orient, Lyon, UMR5138-Archéologie et Archéométrie ; Claire Hasenohr, professeure d’histoire grecque à l’université de Bordeaux, directrice d’Ausonius Éditions ; Pavlos Karvonis, maître de conférence en archéologie, université Aristote de Thessalonique ; Jean-Jacques Malmary, architecte, chercheur au CNRS, IRAA ; Jean-Charles Moretti, chercheur au CNRS, IRAA, directeur de la mission archéologique française de Délos

Réchaud de type Bakalakis et vases culinaires, musée de Délos.

Réchaud de type Bakalakis et vases culinaires, musée de Délos. © EFA

Dans le quartier résidentiel de Skardhana, l’îlot des Comédiens naît d’une expansion urbaine rapide, due au nouveau statut fiscal de la cité devenue port franc en 167 avant notre ère. Cet îlot, parmi les plus richement décorés de l’île, accueille une population cosmopolite venue du pourtour de l’Orient méditerranéen, particulièrement active économiquement. Le point sur les habitudes alimentaires de ces résidents.

Les demeures souvent sophistiquées de ces nouveaux habitants regroupent logement et activités artisanales, commerciales ou administratives. L’archéologie a montré que chaque maison de l’îlot possède une pièce réservée aux préparatifs culinaires, avec des installations pour stocker les denrées en amphores ou pithoi (grandes jarres à fond plat), et située à proximité d’un dispositif d’alimentation en eau (puits, citerne) et d’évacuation (égout). Dans ces pièces, des broyeurs à trémie produisent la mouture d’orge grillé et de blé, céréales qui constituent l’aliment fondamental. L’orge vert ou en gruau est mondé et concassé cru, puis bouilli (maza) ; la farine est préparée sous forme de galettes (artos), cuites par rayonnement sur les parois du klibanos, un four de terre conique fixe ouvert à son sommet. Une maison en abrite deux dans une petite pièce, contiguë aux latrines, comme une véritable cuisine à la romaine, équipée d’une probable table à feu. Les réchauds mobiles sont répandus en plusieurs exemplaires dans différents espaces de l’îlot.

Ustensiles et batterie de cuisine

Les esclaves cuisiniers utilisent des mortiers et pilons en pierre pour moudre, concasser et mélanger ou en céramique à bec verseur pour faire tremper et ramollir céréales et légumineuses. La bouilloire, pourvue d’un filtre sur le bec pincé, est dédiée à la ptisane (décoction de grains d’orge mondés), parfois aromatisée de vin, d’huile d’olive ou de lait. D’autres vases à filtre, à col en entonnoir et bec tubulaire, conditionnent divers liquides (vinaigre, vin, huile, lait, miel, oxymel – vinaigre et miel – ou melicraton – lait et miel) et facilitent leur transvasement. Ils permettent aussi d’égoutter des denrées en saumure ou en sirop et d’en récupérer le bain. D’autres ustensiles, kyathos pour mesurer et puiser, passoire, entonnoir et vases culinaires, destinés à chauffer les aliments, sont cantonnés à la cuisine. La prépondérance de la chytra pour les soupes, purées et bouillies (céréales, pois chiches, fèves, lentilles) et de la caccabè (marmite) pour mijoter des ragoûts, s’estompe au cours du IIe siècle avant notre ère. Elles sont concurrencées par la lopas (casserole), qui braise ou cuit à l’étouffée poissons et légumes, le tagenon (poêle) pour frire ou griller, et la patina, plat importé d’Italie. Posée sur une sole chaude et fermée par un couvercle recouvert de braises (pnigeus ou testum), cette dernière contient une recette romaine, à base de poisson, légumes ou fruits, assaisonnés avec des épices, du miel, du garum (sauce fermentée typiquement romaine à base de poisson) ou du vin, et noyés dans des œufs battus.

Ce quartier montre une mutation des coutumes alimentaires et des pratiques de commensalité.

Menus des jours et des fêtes

 La présence d’une cuisine dans chaque maison indique une distinction sociale et des pratiques de commensalité élitiste. Les convives sont accueillis dans les andrônes mosaïqués et dégustent des propoma (fèves grillées, olives, lupins, oignons) lors d’une libation offerte aux dieux, faisant circuler une coupe de vin pur parmi eux. La viande d’animaux domestiqués, dédiée aux sacrifices, reste exceptionnelle dans la sphère privée. À défaut, on mange des abats cuisinés sous forme de charcuterie (saucisses, boudins, tripes, crépinettes) ou accommodés en ragoût. L’élevage de volaille fournit des chapons réputés. La consommation de gibier (lièvres, grives, pigeons), d’escargots et de produits marins est fréquente. Les reliefs de coquillages (huîtres, palourdes, murex), dont la chair décoquillée est parfois conservée en saumure dans des pots poissés, sont présents partout dans les dépotoirs domestiques de l’îlot. Les poissons marins (thons, maquereaux, sardines) comme ceux du lac sacré (carpes, silures, sandres) sont servis dans de grands plats avec des légumes (choux, poireaux, bettes). Les petits plats à paroi oblique ou les bols à pied annulaire sont destinés aux bouillies, purées, patinae ou ragoûts. Ces vases contiennent aussi les fruits frais (raisins, grenades, figues, poires) ou secs (noix, noisettes, amandes, pistaches), les condiments ou aromates (sel, sésame, silphium, ail). Les galettes de pain permettent de piocher dans ces différents plats. Au deipnon succède la cérémonie du symposion (ou banquet). Le vin aromatisé, dilué à l’eau, est distribué dans des récipients individuels. Sont alors présentées les tragêmata : friandises de fruits secs et miel (melipecton, melicaris) ou gâteaux (plakous, pemma) à base de farine, huile ou vin, fromage, miel ou sésame. La production de miel est coutumière en milieu domestique, en témoignent les fragments de ruche présents dans cet îlot. Le nombre de gobelets et la profusion de bols à reliefs révèlent de nouvelles manières de table. Ces bols moulés dérivés de modèles achéménides, conçus pour être tenus en mains, tels les phiales et bols perses en métal, interviennent dans le rituel symposiaque. Le cratère proprement grec a disparu, alors que l’usage du lagynos s’étend, présumant du mélange individuel servi dans des gobelets. Ces exemples montrent ainsi une mutation des coutumes alimentaires et des pratiques de commensalité particulièrement tangible dans ce quartier de Délos, où cultures romaine et orientale côtoient les habitudes locales.

 Vaisselier de céramiques fines, musée de Délos.

Vaisselier de céramiques fines, musée de Délos. © EFA

Lexique

Le kyathos est un vase avec une anse débordante plus haute que le bord.

La chytra est un vase à cuire de forme fermée avec un col et au moins une anse.

L’andrôn (au pl. andrônes) est une pièce de réception traditionnellement réservée aux hommes où se déroulent les repas et les banquets.

Le deipnon est le repas principal de la journée, pris le soir. Le lagynos est une bouteille à anse, au long col étroit et à large panse.