Délos : la « visible invisible » à la lumière de l’archéologie (5/7). Chez Sarapis, Isis et Anubis : les sanctuaires égyptiens de Délos
Connue d’Ulysse dans l’Odyssée, célébrée dans les hymnes des poètes classiques, convoitée par tous les conquérants de la Méditerranée, Délos n’a cessé d’être au cœur des préoccupations des grandes puissances antiques, avant de devenir, selon un jeu de mots fameux dans l’Antiquité, Dèlos adèlos, « la visible invisible ». 150 ans de fouilles françaises majeures révèlent son riche passé : lieu d’abord sacré célèbre pour son sanctuaire dédié à Apollon, dominé ensuite par Athènes puis Rome, puis port franc cosmopolite et florissant attirant une élite méditerranéenne, ce minuscule îlot de 3,4 km2, aride et battu par les vents, offre à ses visiteurs un étonnant voyage, dans le temps comme dans l’espace.
Les auteurs de ce dossier sont : Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes (EFA) et professeure d’histoire grecque à l’université Lyon 2 ; Hélène Brun Kyriakidis, maître de conférence en archéologie grecque, Sorbonne Université ; Sandrine Elaigne, chercheure au CNRS, Maison de l’Orient, Lyon, UMR5138-Archéologie et Archéométrie ; Claire Hasenohr, professeure d’histoire grecque à l’université de Bordeaux, directrice d’Ausonius Éditions ; Pavlos Karvonis, maître de conférence en archéologie, université Aristote de Thessalonique ; Jean-Jacques Malmary, architecte, chercheur au CNRS, IRAA ; Jean-Charles Moretti, chercheur au CNRS, IRAA, directeur de la mission archéologique française de Délos
La Délos cosmopolite de l’époque hellénistique (IVe-Ier siècles avant notre ère) accueillait de nombreuses divinités « étrangères ». Parmi elles, les dieux égyptiens Sarapis, Isis et Anubis jouissaient d’une faveur toute particulière : pas moins de trois sanctuaires ont ainsi été découverts lors des fouilles de la ville. Ils sont parmi les mieux conservés et les plus anciensSarapieia(c’est le nom qu’ils portent à Délos) de Grèce.
Dès les premières explorations de Délos, des voyageurs notent la présence, sur la pente occidentale du mont Cynthe, d’inscriptions consacrées aux dieux égyptiens Sarapis, Isis et Anubis. En 1881, sous l’égide de l’École française d’Athènes, une première campagne de fouilles est menée dans ce secteur, mettant au jour de nombreuses inscriptions, des statues et plusieurs constructions implantées sur une longue esplanade que l’on surnomme alors « la terrasse des dieux étrangers ».
Trois Sarapieia connus par les fouilles
En 1909 et 1910, dans le contexte de la Grande Fouille de Délos, le dégagement de cette terrasse est achevé et révèle le sanctuaire que l’on désigne aujourd’hui comme le Sarapieion C. Deux autres Sarapieia sont mis au jour dans les années qui suivent : le Sarapieion B en 1910 puis le Sarapieion A en 1911-1912, tous situés dans le même quartier de la ville antique. De nombreuses inscriptions et du mobilier (sculptures, offrandes, bancs, autels, etc.) issus de ces établissements renseignent sur les dieux qui y étaient vénérés et sur l’organisation du culte. Les trois Sarapieia déliens ont des statuts différents : le Sarapieion A, peut-être le plus ancien des trois, est un établissement privé fondé vers la fin du IIIe ou au début du IIe siècle avant notre ère, dont la gestion se transmet de père en fils au sein d’une même famille sacerdotale originaire de Memphis en Égypte. Le plus vaste, le Sarapieion C, abrite le culte public de Sarapis : le dieu a en effet été intégré au panthéon de la cité délienne aux environs de 180 avant notre ère et l’on peut supposer que le sanctuaire a été fondé peu avant cette date. Le statut du troisième, appelé le Sarapieion B, est plus difficile à préciser ; il est assurément le plus récemment construit et les inscriptions que l’on y a découvertes mentionnent plusieurs associations de fidèles. Peut-être s’agissait-il d’un local destiné à leurs réunions régulières ? Les rituels célébrés dans ces sanctuaires ne sont pas bien documentés par les textes, mais les fouilles et l’étude architecturale ont apporté leur lot d’informations en révélant notamment des dispositifs hydrauliques singuliers. Ainsi, dans le Sarapieion A, un puits est aménagé sous le temple et accessible par quelques marches donnant accès à une pièce demi-souterraine ; une crypte analogue, mais sans réservoir d’eau pérenne, a été découverte dans le Sarapieion B ; enfin, dans le Sarapieion C, c’est un grand puits carré qui était précédé d’un vestibule lui donnant l’apparence d’un temple qui a été découvert en 2004 à l’extrémité sud du sanctuaire. Assurément l’eau jouait un grand rôle dans les rituels célébrés dans ces sanctuaires, même si l’on ne peut en donner une explication assurée, faute de texte. D’autres sanctuaires isiaques du monde gréco-romain étaient pareillement pourvus de dispositifs hydrauliques installés au cœur même des lieux de culte. Dans le Sarapieion C, les fouilles récentes ont permis de collecter des témoignages associés à deux autels : nous avons pu alors mettre en œuvre une « archéologie des rituels » pour accéder aux cérémonies sur lesquelles les inscriptions déliennes sont muettes. Des vestiges osseux (surtout des restes de coqs), des graines et des fruits, des restes de préparations culinaires (pains ou gâteaux) ont montré que se pratiquaient sur ces autels des sacrifices holocaustiques (où l’animal est consumé par le feu), comparables à ce que l’on trouve notamment dans le cadre des cultes médicaux. Cette fois les fouilles sont venues combler le silence des textes sur ces actes rituels.
L’exploration des sanctuaires « égyptiens » nous apporte des connaissances nouvelles sur les pratiques et sur la sociologie de la vie religieuse dans cette île cosmopolite.
Des dieux égypto-grecs qui « écoutent les prières »
Les offrandes des Sarapieia sont très souvent consacrées aux trois divinités, Sarapis, Isis et Anubis. Sarapis est une divinité mixte égypto-grecque dont le culte s’est développé au début de l’époque hellénistique (fin du IVe siècle avant notre ère), sous l’impulsion des souverains lagides à Alexandrie. Isis et Anubis sont des divinités traditionnelles de la vallée du Nil et leur culte a été adopté par les occupants grecs de l’Égypte à partir du IVe siècle avant notre ère. Sous une forme hellénisée, le culte de ces dieux se répand en Méditerranée, d’abord dans le bassin oriental à l’époque hellénistique, puis dans le monde occidental. Dans les dédicaces déliennes, d’autres dieux d’origine égyptienne sont parfois associés à cette triade principale – ainsi, Harpocrate, représenté sous la forme d’un petit garçon portant un doigt à sa bouche, est très régulièrement associé à la triade : il est la figure hellénisée de l’Horus enfant égyptien. Des fidèles de toute origine, des Grecs et des étrangers (Italiens notamment), qu’ils résident à Délos ou y soient de passage pour leurs affaires, fréquentent ces sanctuaires. Ils invoquent Sarapis et les dieux de son cercle comme des dieux sauveurs et protecteurs : Isis est euploia, protectrice de la navigation, par exemple. Des cures médicales sont effectuées dans les sanctuaires. Sarapis, Isis et Anubis sont souvent qualifiés de « dieux qui écoutent les prières » et ce qualificatif résume les aspirations de ceux qui les vénèrent ! Les sacrifices mentionnés plus haut pouvaient être adressés à ces dieux protecteurs et salvateurs. L’exploration archéologique des sanctuaires « égyptiens » de Délos nous apporte ainsi des connaissances nouvelles sur les pratiques, mais aussi sur la sociologie de la vie religieuse dans une île cosmopolite de Méditerranée orientale, au carrefour des civilisations grecque et égyptienne, à l’époque où triomphe la puissance romaine.
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